La Méditerranée poussée à se mettre au vert, pollutions et solutions

Lanceurs d’alerte et mobilisations citoyennes pour sensibiliser à la protection de l’environnement

, par 15-38 Méditerranée , BERATTO Leïla, VINCHON Thimothée

Malgré des opérations de nettoyage annuelles organisées par des acteurs associatifs et étatiques, ce sont des lanceurs d’alerte ont réussi à faire de la pollution un débat public en Algérie comme en Tunisie. Médiatisation via les réseaux sociaux, manifestations, des hommes et des femmes se mobilisent pour pousser les citoyens à s’emparer de la question.

C’est un vendredi après-midi habituel. Sur une plage de Mostaganem en Algérie, un groupe de jeunes s’installe sur le sable, glacières, thermos de café, parasols, et ballons de foot sous le bras. Au bout de quelques heures, alors que le soleil est au zénith, plusieurs d’entre eux se lèvent et ramassent des bouteilles en plastique qui jonchent le sol par endroits. Couches, sac plastiques, boîtes de conserves ; en une heure, ils ont rempli quatre gros sacs. Une jeune femme en maillot de bain noir s’emporte : « Mais c’est pas possible tout ce plastique ! ». Une autre la rassure : « En nous voyant nettoyer, au moins, les autres familles ne jetteront pas leurs déchets ». Un de leur ami interrompt sa partie de football en riant : « Parce que vous croyez ça ? Ça fait des années qu’il y a des campagnes de nettoyage des plages, et rien ne change ! »

Pourtant ce jour-là, si ces étudiants et leurs amis ont ramassé des ordures qui n’étaient pas les leurs, c’est grâce au travail d’un homme : Amar Adjili. Ce quarantenaire franco-algérien n’était pas sur la plage de Mostaganem, mais depuis plus d’un an, c’est un héros des réseaux sociaux. En avril 2015, Amar, barbe et grands yeux noirs, sourire timide, se rend sur la plage de Tipaza, célèbre ville à l’ouest d’Alger, où résistent au temps les ruines romaines que l’écrivain français Albert Camus a décrit dans ses oeuvres les plus célèbres. La plage est recouverte d’ordures. « Un an plus tard, j’ai acheté des sacs poubelles et des gants, et j’ai commencé à ramasser », raconte-t-il. Amar poste des vidéos des ordures ramassées sur Facebook.

Amar Adjili s’est fait connaître en Algérie sur les réseaux sociaux à l’été 2016 lorsqu’il a nettoyé seul une plage de Tipaza. @Abdo Shanan

Une petite poignée de volontaires vient lui prêter main forte pendant l’été 2016. Un an plus tard, après avoir nettoyé toute la plage, il s’attaque à la forêt de Yakouren, près de Tizi Ouzou. Là aussi, il publie photos et vidéos sur les réseaux sociaux, et lance des appels à la mobilisation citoyenne pour nettoyer. « Aujourd’hui, il y a de plus en plus de mobilisation, plus de groupes sur Facebook, plus d’associations qui me contactent. La sensibilisation commence à se faire, mais il y a encore du travail », estime-t-il. « Nettoyer est devenu à la mode. Il y a de nombreuses associations de nettoyage qui font un événement chaque année, mais il faut attaquer la cause : nous salissons l’environnement », nuance Farid Adjoud, de l’association d’éducation à l’environnement Axxam N’dda Ali, qui est à l’origine de la campagne de nettoyage de la forêt de Yakouren avec Amar Adjili.

« Nettoyer n’est pas votre travail »

Car l’Algérie est un pays où la préservation de l’environnement semble, en apparence, être une préoccupation associative et étatique. L’opération « Les éboueurs des plages » est très médiatisée chaque été, et depuis deux ans, un nombre important de plages des grandes villes ont été équipées de poubelles. Enfin, depuis le remaniement ministériel avant l’été 2017, l’environnement devient un portefeuille ministériel à part entière.

Sauf que les choses ne sont pas si roses. Depuis plus d’un an, Amar Adjili a vu de nombreux acteurs officiels avoir des comportements incompatibles avec la protection de l’environnement. « Sur les plages, j’ai vu des camions d’APC (autorités communales), faire des trous dans le sol et enfouir les ordures, des agents brûler des tas de déchets », raconte-t-il. Un jour, alors qu’il attend un ami devant le plus grand hôpital d’Alger, il constate que des poubelles de l’hôpital sont jetées autour du bâtiment, sans aucune précaution. « Je voyais des bistouris et des seringues voler par la fenêtre ». Alors qu’il veut filmer la scène, il est arrêté par un agent de sécurité et finit au poste de police. Le commissaire lui lancera : « Nettoyer n’est pas votre travail, il y a une entreprise de nettoyage ». Au 1er étage de la maison qui fait office de siège à Axxam n’dda Ali, Amar et Farid sont assis autour d’un mobilier recyclé d’école primaire. Un rideau aux rayures bleues protège un peu du soleil. Ils font le pari de ramasser un million de bouteilles en verre pendant l’opération de nettoyage de la forêt de Yakouren. « Tant qu’il y aura des ordures, je continuerai à ramasser, assure Amar. Ce qui me révolte, c’est qu’on s’est habitué à vivre au milieu des poubelles ».

Réseau de petites associations locales

Sur les réseaux sociaux algériens, un deuxième homme fait figure de lanceur d’alerte. Karim Tedjani n’aime pas être qualifié de militant écologiste, mais il veut « faire un lien pertinent entre l’écologie scientifique, qui aspire à être la plus objective possible, et le discours de l’écologisme, plus émotionnel voir propagandiste ». Investi dans les questions environnementales depuis plus de dix ans, il anime un blog connu dans le milieu des protecteurs de l’environnement, « Nouara Algérie ». Pas d’association, ni d’entreprise, mais un travail assez solitaire : « Mon réseau s’étend dans plus de trente wilayas (régions administratives), en partenariat avec des associations locales. J’estime que ma principale action en Algérie est justement de créer des ponts entre tous ces gens, mais aussi de témoigner de manière plus globale à propos de cette somme d’actions sur le terrain local », résume-t-il.

Depuis un an, Karim est l’un des initiateurs d’un programme de plantation pédagogique d’arbres. À l’aide d’un livre, il a poussé des centaines d’enfants à planter un millier d’arbres. « La prise de conscience des Algériens à propos de leur environnement ne cesse de progresser. Depuis 2009, je voyage d’un bout à l’autre du littoral, mais aussi des Haut Plateaux. Les choses ont beaucoup évolué, tant sur le terrain que dans les mentalités », atteste-t-il. Pourtant, les initiatives semblent rester l’œuvre de petits collectifs peu connus. « Le dialogue médiatique ou politique entre la société civile et les gouvernants se résume à « cause toujours ! » », constate Karim Tedjani amèrement.

Face au silence du gouvernement, en Tunisie c’est aussi la société civile qui s’est mobilisée, face à la pollution industrielle cette fois.

Le Groupe Chimique Tunisien (GCT), implanté sur la côte, à quelques kilomètres de Gabès. La plage porte les marques noires des rejets de phosphogypse ©Timothee Vinchon

A Gabès, les habitants se mobilisent face au phosphate qui détruit terres et mer

« Nous sommes l’un des rares endroits au monde où la mer recule plutôt que d’avancer, la plage a gagné 100 mètres », annonce d’emblée Nader Chkiwa, activiste de l’association de protection de l’oasis de Chott Essalam, à la périphérie de Gabès, dans le sud de la Tunisie. Nader n’est pas en train de faire la promotion de la plage de Chott Essalam, mais bien de s’alarmer du niveau de pollution engendré par l’usine du Groupe Chimique Tunisien (GCT). « On estime qu’il y a une couche de 6 mètres de phosphogypse dans la baie », ajoute-t-il calmement.

Installée en 1972, l’usine du GCT, propriété de l’État tunisien, est spécialisée dans l’enrichissement et la transformation du phosphate, venu de la région de Gafsa, en acide phosphorique et en engrais chimiques destinés principalement à l’agriculture et très largement exportés. En plus de rejets aériens extrêmement nocifs, les résidus de cette activité sont très encombrants. En effet, la production d’une tonne d’acide phosphorique génère cinq tonnes de résidus, appelés « phosphogypse ». Cette boue noirâtre, chargée en métaux lourds et légèrement radioactive est directement rejetée dans la mer. Depuis plus de 45 ans, près de 12 000 tonnes se déversent quotidiennement dans la baie de Gabès.

« Il n’y a plus rien à pêcher »

Au port de pêche de la ville, les coques colorées et les filets étalés sur les quais semblent figés sous le lourd soleil de juin. À une centaine de mètres, le chantier de prolongation de la digue qui sépare les bateaux de la plage contaminée, déjà longue de plus d’un kilomètre, suscite la curiosité. Un bateau accoste au port, qui se réveille timidement. Quelques personnes sont venues récupérer les fruits de la pêche. Ahmed, 53 ans, pêcheur et agriculteur de Chott El Salem, s’amuse à montrer le petit requin qu’il a pêché. Mais ce sourire cache une réalité beaucoup plus compliquée. « Maintenant on va pêcher au large de Zarzis et Djerba, en dépensant des tonnes de mazout », se désole-t-il, en lâchant le requin et en croisant les bras. « Avant, la mer était extrêmement riche en poissons côtiers. Poulpes, sardines, crevettes, tout ce que tu veux. » Le Golfe de Gabès est une région connue pour son exceptionnelle biodiversité marine, due notamment à des eaux peu profondes et une amplitude de marée des plus élevées en Méditerranée.

Au port de Gabès, les marins déchargent leur cargaison de poissons, pêchée au large de Zarzis et de Djerba, le 3 juin 2017 ©Timothee Vinchon

« Ce n’est plus notre mer, marmonne le pêcheur en pointant la mer marron chocolat de l’autre côté de la digue. Avant, c’était facile comme métier. On sortait le matin, on revenait avec des tonnes et des tonnes de poissons. On devait très souvent en jeter. Maintenant, il n’y a plus rien à pêcher, à cause du phosphogypse ». Son activité agricole fonctionne elle aussi au ralenti. « Les cultures sont abîmées. La zone industrielle utilise beaucoup d’eau douce pour le processus de filtrage du phosphogypse, mais aussi pour l’écoulement de celui-ci dans la mer. Du coup, les agriculteurs de l’oasis n’ont plus d’eau », explique Nader Chkiwa.

Son association a organisé beaucoup de manifestations, de marches, lancé des pétitions et de très nombreuses campagnes visant à la fois à sensibiliser la population et à mettre la pression sur l’État. « C’est un acte vital pour nous car on vit la catastrophe au quotidien », explique le jeune homme. Sujet tabou sous Ben Ali, la pollution est apparue sur toutes les langues après la révolution de 2011. De nombreuses associations se sont créées, à Gabès et aux alentours, pour que les choses bougent. Construction de terrils ou enfouissement du phosphogypse pour arrêter les rejets en mer, valorisation du phosphogypse, unité de lavage des gaz, unité de dessalement de l’eau de mer pour ne plus utiliser l’eau des nappes phréatiques… De nombreuses promesses ont été formulées par le GCT et les autorités, toujours pour l’année d’après. Mais rien n’a été entrepris pour stopper le fléau jusqu’à aujourd’hui. « Avant la révolution, si tu en parlais, tu mourrais. Maintenant, on va en parler jusqu’à notre mort », ironise Nader.

Appel à la grève générale

Plusieurs associations de la société civile de la bourgade, réunies sous le collectif Sakr El Masb [Ferme le tuyau], à l’initiative de Nader Chkiwa, ont lancé le 20 février un appel à la grève générale pour le 30 juin 2017, demandant l’arrêt du rejet du phosphogypse dans la mer, quitte à stopper eux-mêmes l’évacuation et à bloquer l’ensemble du complexe industriel. Khayreddine Debaya, l’un des coordinateurs du mouvement Stop Pollution, arpente les rues de Gabès à scooter pour parler de sa cause. Ce mouvement, affilié à la section de Gabès de la Ligue Tunisienne des droits de l’Homme est depuis 2012 en première ligne du combat contre la pollution. Organisateurs habituels de la marche du 5 juin, journée mondiale de l’environnement, depuis 2012, cette fois, ils s’en sont un peu détachés. Au lieu de cela, tout au long du mois de juin, l’objectif est d’organiser des forums et de collecter des signatures pour peser sur les autorités immobiles. « C’est un sujet clé ici et les différents courants politiques s’y intéressent. Avec les élections municipales en vue [prévues pour décembre 2017], c’est encore plus le cas. Nous, avec Stop Pollution, on essaye de faire sortir de ça, et de créer un mouvement populaire qui a le soutien de tout le monde », explique l’activiste aux faux airs de Che Guevara.

Stop Pollution démarre sa campagne de forums à Bouchemma. Autre bourgade voisine du complexe chimique, elle est surtout touchée par les rejets gazeux — ammoniac, dioxyde de soufre — de l’usine du GCT. En cette nuit du 4 juin 2017, alors que les cheminées fument au loin, Khayreddine Debaya et les activistes de Stop Pollution retrouvent des sit-inneurs devant le chantier d’une nouvelle unité de traitement de gaz en construction dans la zone industrielle. L’objectif est de mettre en lumière les problèmes que rencontrent les habitants, de recueillir des témoignages et d’essayer de les médiatiser.

Sit-in des habitants de Bouchemma, banlieue de Gabès, devant le site en construction d’une nouvelle unité de gaz dans la zone industrielle. Les sit-inneurs se préparent à accueillir le forum Stop Pollution [Banderole : “Bouchemma veut vivre. Où est l’hôpital universitaire ? Où est le développement ? Où est le droit du citoyen ?”] ©Timothee Vinchon

Tour à tour, les personnes présentes dénoncent la pollution tout en réclamant des embauches dans la zone industrielle pour les habitants de Bouchemma. Le GCT est la 5ᵉ entreprise de Tunisie, avec un chiffre d’affaires de 540 millions d’euros et emploie 3 700 personnes sur son site de Gabès. L’ambiance est électrique. Une petite fille, prend le micro. « Ce matin-là, nous étions dans la salle de classe en train d’étudier. Plusieurs de mes camarades ont commencé à se sentir mal ». Du haut de ses 9 ans, Chatha parle avec assurance et forces détails. Elle est venue témoigner, en compagnie d’autres enfants. Le 4 mai 2017, un dégagement d’ammoniac par le GCT en plein jour arrive sur l’école de la ville, causant des problèmes respiratoires à de nombreux élèves. Chatha a elle-même eu une crise d’asthme aiguë. « Le professeur est tombé à terre, le directeur a mis trop de trop de temps à réagir ». Les ambulances n’arrivent pas, ce sont donc les parents d’élèves qui se mobilisent en urgence pour emmener les élèves touchés à l’hôpital. L’hôpital offre le traitement habituel. Une heure sous oxygène pour les enfants. Pas de diagnostic, un simple justificatif d’absence pour les écoliers.

L’OpenData pour recenser les pathologies

Impossible de trouver une enquête épidémiologique sur la zone de Gabès. « La catastrophe du phosphogypse, c’est aussi sa radioactivité et ses effets sur la santé. On a constaté beaucoup de pathologies qui peuvent être liées à la radioactivité : malformations, cancers de plusieurs types, problèmes de fertilité. Et les rejets de gaz ajoutent les problèmes respiratoires », constate amèrement Nader Chkiwa. Jusqu’à récemment des enfants se baignaient dans la mer de Chott Essalam, se confrontant directement au phosphogypse. « Ce n’est qu’il y a trois ans que l’État a officiellement reconnu que la baignade était interdite. » L’association travaille également au recensement des pathologies, mais manque de moyens. Nader espère pouvoir le relancer avec l’aide d’outils collaboratifs découverts lors d’un atelier avec des activistes de l’OpenData.

Le 5 juin 2017, le collectif d’associations Sakr El Masb a organisé sa cinquième manifestation depuis l’appel. Quelques centaines de personnes ont arpenté les rues de Gabès, jusqu’au siège de la Compagnie Tunisienne des Phosphates. Khayreddine Debaya et Nader Chkiwa y participent malgré des positions plus radicales. « Il faut démanteler l’usine, et la mettre dans une zone où il n’y a pas la mer ou d’habitations à proximité, explique le coordinateur de Stop Pollution. On attend la prochaine annonce ». Si l’arrêt des rejets du phosphogypse dans la mer n’est qu’une étape pour eux, ils ont décidé d’être présents car la mobilisation de la population reste essentielle après avoir été largement découragée par les promesses non tenues. « Tout le monde à Gabès doit être solidaire, avec une vision commune qui est le démantèlement de la zone industrielle, et pas seulement de l’usine GCT. Il y a plus de vingt usines polluantes sur la zone », lance Nader Chkiwa, qui sait que le combat est de toute façon loin d’être fini. Il est sûr d’une seule chose : « Les habitants ont largement payé ».