La ré-émergence de la Chine : réorientation de l’économie mondiale

Par Monica Bruckmann

, par ALAI

Cet article a initialement été publié en espagnol, et il fait partie d’un dossier intitulé Ressources naturelles et géopolitique de l’intégration sudaméricaine. Il a été traduit par Paloma Pérez, traductrice bénévole pour rinoceros .

Quiconque essaie de réduire le développement de l’Asie aux régularités et processus casuels enregistrés dans d’autres lieux omet l’élément novateur… parallèle aux processus connus du passé. Seul un concept sociologique capable de voir l’humanité comme une entité dynamique… peut nous aider à une meilleure compréhension des événements actuels en Asie. (Traduction initiale de l’anglais par ALAI), (Win Wertheim, 1956).

C’est par cette citation de Win Wertheim qu’André Gunder Frank démarre sa conférence intitulée Asian age : Reoriente historigraphy and social theory [1].au Centre d’Etudes Asiatiques d’Amsterdam, en 1998,. A cette occasion Frank expose les idées centrales d’une vision historique radicalement nouvelle du développement asiatique et de sa centralité dans le système mondial, lié à un processus de civilisation de longue durée [2].

La thèse centrale de Frank peut se résumer de la façon suivante : à travers un cycle historique de très longue durée, le déclin des économies et des hégémonies régionales asiatiques ont facilité l’émergence européenne, de la même façon que le déclin de l’Occident facilite la réémergence actuelle de l’Asie. Ainsi, le système mondial constitué à partir du XIXe siècle trouve ses origines indissolubles dans l’ancien système mondial du XIIIe siècle, dont le centre le plus dynamique était en Asie orientale. L’auteur parie sur une vision holistique de la constitution du système mondial, qui dépasse les limites de l’historiographie européenne.

Pour Frank, les évidences montrent qu’un système mondial de commerce et une division internationale du travail existaient bien avant que les Européens construisent le monde autour d’eux-mêmes. Le système mondial du XIIIe siècle incluait trois grandes aires et autant de plus petites zones qui couvraient l’Afro-Eurasie : l’Europe, la Méditerranée, la Mer Rouge, le Golfe Persique, la Mer Arabique, la Baie du Bengale, la mer du sud de la Chine et l’Asie continentale. De plus, des relations bilatérales de long cours se sont développées entre la Chine et l’Asie continentale, ainsi que des relations trilatérales incluant la Corée et le Japon, outre le rôle significatif qu’ont joué les régions côtières de la Chine, les ports de la mer de Chine méridionale et du sud-est asiatique et les diasporas commerciales, notamment dans la périphérie de la Chine. Ce n’est pas par hasard que toutes ces régions continuent à jouer un rôle important dans l’économie mondiale et dans le système commercial international.

Cette économie mondiale et ce commerce multilatéral se développèrent grâce à l’injection d’argent du continent américain à travers les Européens, permettant à ces derniers d’augmenter leur participation dans l’économie mondiale, qui, jusqu’au XVIIIe siècle, fut dominée par la production, la compétitive et le commerce asiatiques, spécialement chinois et hindou.

Les deux régions les plus « centrales » de cette économie globale, qui générèrent et exportèrent de l’excédent, furent l’Inde et la Chine. Cette centralité, selon Frank, s’appuya fondamentalement sur la forte productivité absolue et relative de leur manufacture. Dans le cas de l’Inde, la manufacture de textiles en coton et, en moindre proportion, de textiles en soie, dominèrent le marché mondial. La « centralité » chinoise dans l’économie mondiale fut basée sur la très forte productivité de son industrie, son agriculture, son transport et son commerce, ce qui fut certainement favorable à sa balance commerciale. Le leadership mondial dans les exportations de soie, de porcelaine, d’or, de monnaies en cuivre et, plus tard, de thé, transforma la Chine en destin final pour l’argent du monde, ce qui assurait un excédent quasi perpétuel de sa balance commerciale.

Frank propose une analyse de l’économie mondiale au travers de cercles concentriques. Le cercle le plus fermé, ou central, est formé par la Chine, entre la Vallée du Yang Tse et le sud du pays. Le cercle suivant, formé par « le système tributaire d’Asie orientale », inclut, en plus de la Chine, quelques régions de l’Asie orientale, la Corée, le Japon et le Sud-est Asiatique. Le troisième cercle régional « Afro-asiatique » incluait l’Asie occidentale et l’Afrique de l’Est, tout comme l’Asie centrale, orientées vers la Russie. L’Europe et, à travers elle, les Amériques, formait la partie la plus externe du cercle. Cette carte de cercles concentriques place la Chine, l’Aise orientale et l’Asie respectivement au centre de l’économie mondiale, tandis que l’Europe et l’économie de l’Atlantique occupent une zone périphérique.

Cette analyse remet fortement en cause l’idée selon laquelle la révolution industrielle européenne du XVIIIe siècle aurait été basée sur la « révolution scientifique du XVIIe », également européenne. L’auteur fait remarquer qu’avant le XVIIIe siècle, il n’existait pas de technologie européenne et que celle-ci se développa postérieurement, à partir des avancées technologiques et de la sophistication institutionnelle de plusieurs régions de l’Asie, qui se diffusèrent amplement dans toutes les directions, en réponse à la compétitivité de l’économie mondiale et à la recherche de rentabilité. Cela montre que le développement technologique européen, comme tout développement économique, fut un processus mondial, qui eut lieu au sein du système mondial considéré comme un tout.

Comment s’explique, alors, l’émergence de l’Europe comme nouveau centre du système mondial ? Frank propose trois arguments : 1. L’analyse démographique et micro-macro économique montrent une inflexion de population, de productivité et des taux de croissance économique qui ont permis à l’Europe d’échanger sa place avec l’Asie au sein du système économique mondial entre 1750 et 1850 ; 2. L’analyse microéconomique des relations mondiales de l’offre et de la demande et les prix relatifs des facteurs économiques et écologiques incitèrent à l’expansion de la main d’œuvre et à l’accumulation de capital, ainsi qu’à l’investissement dans des innovations dans la production énergétique européenne ; 3. La distribution cyclique des recettes et les effets dérivés de l’offre et de la demande en Asie accrurent l’opportunité d’une activité économique extrêmement lucrative en termes d’économie mondiale. En résumé, l’explication au relatif déclin de l’Orient et au développement de l’Occident se trouve dans l’argumentaire suivant : les innovations technologiques furent en fonction de l’offre et de la demande et des prix relatifs des apports comme la main d’œuvre, le capital et la terre. Par conséquent, ce sont principalement les salaires élevés (plus élevés qu’en Chine ou en Inde) et la relative abondance de capitaux en Europe qui ont généré une économie de travail et de technologie dans la production énergétique.

Au début du XIXe siècle, les changements et les transformations générés par la nouvelle donne économique mondiale donnèrent lieu aux résultats suivants : l’Inde persista, malgré une menace sur sa dominance compétitive, dans le marché du textile mondial, sur la base d’une main d’œuvre qualifiée bon marché et de conditions de servitude. L’approvisionnement interne en coton, aliments et autres biens salariaux se poursuivit de façon courante et à bas prix ; la productivité, l’organisation financière et commerciale se maintinrent de façon relativement efficiente malgré de croissantes difficultés économiques et politiques. Cependant, l’approvisionnement en énergie et en matériaux alternatifs était relativement rare et cher. Par conséquent, les hindous eurent, à ce moment, peu d’incitation économique à l’investissement dans l’innovation, étant donné le début du déclin économique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et la conséquente diminution de la croissance économique, ainsi que la colonisation britannique dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle. De fait, la combinaison des deux facteurs : déclin économique et colonisation, ont drainé les capitaux de l’Inde vers la Grande-Bretagne. Ainsi, l’Inde est passée d’exportatrice nette à importatrice de textiles en coton à partir de 1816. Pourtant, elle continua à disputer le marché du textile et recommença à accroître la production et l’exportation de textiles à partir des trois dernières décennies du XIXe siècle.

La Chine maintint sa domination du marché mondial dans la céramique, partiellement dans la soie et de plus en plus dans le thé, tout en maintenant son autosuffisance concernant les textiles. L’excédent de sa balance commerciale se poursuivit jusqu’au début du XIXe siècle, ce qui permit à la Chine de bénéficier de disponibilités et de concentration de capitaux à partir des deux sources, locale et étrangère. L’efficience et la compétitivité économique de la Chine au sein du marché mondial et local s’appuyèrent sur le bas coût absolu et relatif de la main d’œuvre. Alors que le revenu par tête était plus élevé que partout ailleurs et la distribution de celui-ci n’était pas plus inégale qu’ailleurs, le coût de production des biens salaires était bas, en termes absolus et relatifs, ceci étant dû à la production agricole bon marché et efficiente grâce à la main d’œuvre féminine.

Malgré toutes les innovations produites en Europe, la compétitivité de l’Europe Occidentale, et spécialement de la Grande-Bretagne, ne fut pas atteinte facilement. Celle-ci dépendait encore de l’Inde pour les textiles en coton et de la Chine pour la porcelaine et la soie, que l’Europe réexportait vers ses colonies d’Afrique et d’Amérique, activité dont elle obtenait un gain important. En même temps, l’Europe dépendait toujours de l’argent de ses colonies pour payer ces importations destinées à sa propre consommation, à la réexportation ou utilisées comme matière première pour sa propre production. Vers la fin du XVIIIe siècle et début du XIXè, on observe une chute des recettes marginales et absolues en provenance des métaux précieux et autres bénéfices générés par le commerce d’esclaves et les plantations dans les colonies européennes d’Afrique et des Amériques. Pour récupérer et maintenir leur participation dans le marché mondial, les Européens devaient accroître leur taux de pénétration dans au moins certains marchés, ce pour quoi ils ont dû éliminer, politiquement et militairement, la concurrence et/ou baisser ou sous-évaluer leurs coûts de production.

Frank nous propose une conclusion clé pour comprendre l’émergence de la Chine et de l’Asie au sein de l’économie mondiale contemporaine :

Ces changements dans l’économie mondiale ont créé des conditions pour l’émergence de l’Occident, ce qui doit être réexaminé plutôt en termes de continuités historiques importantes qu’en n’importe quelle autre discontinuité totale. L’idée du grand décollage du XVIe siècle implique une rupture et une discontinuité de l’histoire mondiale dont la désinformation s’appuie sur une vision eurocentrique. Lorsque seront abandonné l’eurocentrisme et adoptée une perspective globale plus holistique du monde, la discontinuité sera largement remplacée par la continuité. Ou, à l’inverse, uniquement lorsque l’on insistera sur la continuité dans l’histoire mondiale on pourra mieux comprendre la place de l’Asie dans le monde comme un tout. De fait, l’émergence de l’Occident est une conséquence de cette continuité historique globale… Ainsi, l’expansion économique contemporaine de l’Asie orientale peut signifier le début du retour de l’Asie à une position de leadership au sein de l’économie mondiale, comme cela a été le cas dans un passé pas très lointain. (FRANK, 1998)

Reprenant les paroles de Werthein, quiconque prétendrait voir dans l’émergence de la Chine au sein de l’économie mondiale un simple phénomène économique récent passerait à côté de la possibilité de comprendre un phénomène socioculturel beaucoup plus complexe, lié à la réélaboration d’un processus civilisateur asiatique, qui trouve dans la Chine contemporaine son centre le plus dynamique de développement économique, scientifique et technologique, financier et culturel, capable de mettre en tension d’énormes forces créatrices. La route de la soie s’articule nouvellement pour dynamiser le système mondial du XXIème siècle et réorienter à nouveau l’économie mondiale vers le continent asiatique.

Le cycle océanique de l’économie mondiale amorcé avec l’expansion ibérique, poursuivi par l’hégémonie hollandaise et anglaise et, plus tard, nord-américaine, semble ouvrir la voie à un retour du continent eurasiatique, en restructurant, dans le même temps, les stratégies militaires basées sur le pouvoir naval allant dans le sens d’une récupération du rôle des grandes surfaces continentales. Ceci explique le fait que les puissances hégémoniques de l’économie mondiale du XXIe siècle soient de plus en plus basées sur de grandes économies continentales, avec un rôle croissant des intégrations régionales. L’intégration latino-américaine suit cette tendance.