La politique de la Chine envers l’Amérique Latine et les Caraïbes

Par Monica Bruckmann

, par ALAI

Cet article a initialement été publié en espagnol, et il fait partie d’un dossier intitulé Ressources naturelles et géopolitique de l’intégration sudaméricaine. Il a été traduit par Estelle Laurito, traductrice bénévole pour rinoceros .

En novembre 2008, le gouvernement chinois adopte, pour la première fois, un document qui résume sa politique envers l’Amérique Latine et les Caraïbes. Ce document, sans précédent dans la politique étrangère chinoise, est le résultat d’un rapprochement croissant que la Chine a développé avec l’Amérique Latine tout au long de ces dix dernières années, et dans le même temps, il cherche à établir les objectifs stratégiques pour les prochaines décennies, comme nous pouvons le constater dans ci-dessous :

Poursuivant invariablement sa voie de développement pacifique et de stratégie d’ouverture basée sur le bénéfice mutuel et les bénéfices partagés, la Chine, le plus grand pays en voie de développement du monde, est disposée à développer des relations d’amitié et de coopération avec tous les pays fondées sur les Cinq Principes de la Coexistence Pacifique afin de promouvoir à la construction d’un monde harmonieux de paix durable et de prospérité commune [1] . (Les passages soulignés sont notre choix )

Les Cinq Principes de la Coexistence Pacifique auxquels fait référence ce document sont considérés comme la base de la coopération chinoise avec tous les pays du monde. Ils furent établis lors de la Conférence de Bandung en 1955, à partir de la formulation du Premier Ministre chinois Zhou En-lai. En 1982, ces cinq principes furent incorporés dans la Constitution de la République Populaire de Chine comme les éléments essentiels orientant les affaires étrangères de ce pays. Ce sont les suivants : 1. Respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté ; 2. Non-agression mutuelle ; 3. Non-ingérence d’autres Etats dans les affaires intérieures ; 4. Égalité et bénéfices réciproques et 5. Coexistence pacifique.

Une analyse plus détaillée de cette politique est nécessaire dans la mesure où la Chine est devenue le plus grand allié commercial d’un grand nombre de pays d’Amérique Latine. Cette étude permettra d’avoir une idée plus claire de la marge de négociation de l’Amérique Latine et des objectifs stratégiques communs entre cette région et la Chine. Les objectifs généraux de la politique établissent ce qui suit :

 Accroître le consensus basé sur le respect et la confiance mutuels, sur le même pied d’égalité, entre la Chine et les pays latino-américains ainsi que les pays caribéens. Intensifiant ainsi le dialogue, la confiance politique mutuelle et le consensus stratégique ;

 Approfondir la coopération basée sur le bénéfice réciproque et le profit partagé dans le but d’inciter le développement commun entre les deux régions ;

 Resserrer l’échange culturel et humain au nom de l’apprentissage mutuel et de la promotion conjointe du développement et du progrès de la civilisation humaine.

D’après ces informations, on peut observer que l’intérêt de la Chine envers l’Amérique Latine et les Caraïbes est surtout, à caractère stratégique et est fondé sur une relation de coopération, de bénéfice réciproque et d’égalité des conditions. De plus, se pose clairement la nécessité que les pays en voie de développement élargissent leur capacité d’intervention sur la scène internationale et dans les organismes multilatéraux, comme le montre le paragraphe suivant :

La Chine est prête, avec les pays latino-américains et caribéens, à se consacrer à la promotion du développement de l’ordre politique et économique international vers une orientation plus juste et raisonnable, de la démocratisation des relations internationales et de la défense des droits et intérêts légitimes des pays en voie de développement. La Chine est pour que les pays latino-américains et caribéens jouent un rôle plus important sur la scène internationale [2].

Ce document reflète une décision d’élargissement des relations et de l’échange Sud-Sud dans les domaines scientifico-technologique, économico-commercial etculturo-éducatif, comme nous pouvons le voir à partir des objectifs spécifiques établis suivants :

 Echange et collaboration dans les domaines économico-commercial, scientifico-technologique et culturel

 Élargir et optimiser le commerce bilatéral et optimiser la structure commerciale. Signature d’accords de libre-échange avec les pays ou organisations d’intégration régionale ;

 Coopération et investissement dans l’industrie, l’agriculture, la sylviculture, la pêche, l’énergie, l’exploitation des ressources minières, la construction d’infrastructures et dans les services ;

 Échange et coopération dans la technologie agricole et le développement industriel ;

 Construction d’infrastructures de transport, d’information, de communication, d’oeuvres hydrauliques et hydroélectriques, contribuant à améliorer activement les conditions d’infrastructures de la région ;

 Coopération mutuellement profitable en matière de ressources et d’énergies ;

 Réduction et remise de dettes avec la Chine. Le gouvernement chinois continue à exhorter la communauté internationale pour qu’elle prenne des mesures importantes en ce qui concerne la réduction et la remise de dettes des pays latino-américains et caribéens ;

 Coopération multilatérale : renforcer la consultation et la coordination avec les pays latino-américains et caribéens dans les organismes et systèmes économiques, commerciaux et financiers multilatéraux pour développer la coopération Sud-Sud, promouvoir le développement d’un système de commerce multilatéral plus juste et raisonnable, et élargir le droit à la parole et à la prise de décisions des pays en voie de développement sur des sujets commerciaux et financiers internationaux ;

 Échange scientifico-technologique par l’intermédiaire de Commissions Mixtes de Coopération Scientifico-Technologique, dans des domaines d’intérêt commun tels que : la technologie aéronautique et aérospatiale, les agrocarburants, la technologie des ressources et l’environnement, la technologie maritime, la technologie d’économie d’énergie, la médecine numérique et les micro-centrales hydroélectriques. Cela comprend la formation technique, la collaboration et les échanges éducatifs ;

 Coopération pour enrayer la pauvreté et diminuer le fossé entre riches et pauvres ;

 Échange et collaboration militaires : échange professionnel dans l’instruction militaire, la formation du personnel et les opérations de maintien de la paix, développer la collaboration pratique dans le domaine de la « sécurité non traditionnelle » et continuer à apporter de l’aide pour la construction des forces armées des pays de la région.

On peut remarquer que la politique chinoise vers l’Amérique Latine et les Caraïbes reprend l’esprit de Bandung, dans ses principes fondamentaux de coopération, de développement économique et social basé sur les bénéfices partagés et d’affirmation des pays du sud dans la sphère internationale. Bien sûr, ces principes sont radicalement différents de ceux énoncés dans les accords de libre-échange que les Etats-Unis tentent de mettre en pratique dans la région et qu’ils sont parvenu à établir avec certains pays de le région comme le Pérou, le Chili et la Colombie.

L’Amérique Latine possède, en ce qui concerne la Chine, une opportunité historique de développer une coopération stratégique à long terme destinée à briser la relation de dépendance qui a marqué son insertion dans le système mondial. C’est à l’Amérique Latine de profiter de cette opportunité ou de reproduire la logique de la dépendance dans la dynamique d’exportation de matières premières vers la Chine.

Ces dernières années, la Chine à développer de manière drastique ses relations commerciales avec l’Amérique Latine. Comme le montre le tableau 4, la Chine est devenue l’un des principaux pays destinataires des exportations de presque tous les pays de la région, dans le même temps où elle est devenue l’un des principaux pays source d’importations pour ces mêmes pays. Les cas les plus emblématiques sont le Chili et le Brésil, pour qui la Chine occupe le premier rang de leurs exportations. Puis, on trouve l’Argentine, le Costa Rica et le Pérou, pour lesquels la Chine occupe la deuxième place en ce qui concerne la destination de leurs exportations. Quant aux importations pour le Paraguay, la Chine est le premier pays source. Dans les cas du Pérou, de l’Equateur, de la Colombie, du Chili et du Brésil, la Chine occupe la deuxième place. Un autre cas qui attire notre attention est le Venezuela, pour lequel la Chine est passée du trente-septième au troisième pays destinataire d’exportations, et du dix-huitième au troisième pays source d’importations, en huit ans, de 20001 à 2008.

Tableau 4 : L’Amérique Latine : rang occupé par la Chine pour les exportations-importations réalisées avec les pays suivants en 2000 et 2008 - Voir document Pdf.

Cette conjoncture peut seulement être comprise à partir du constat que l’Amérique Latine joue un rôle de plus en plus important pour l’économie chinoise, en tant que marché et source de ressources naturelles. Pour arriver à une telle croissance dans une période relativement courte, il a été nécessaire une gestion articulée du gouvernement chinois, qui assume de nouvelles dimensions avec l’approbation de sa Politique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes en 2008.

L’annexe 2 donne des détails sur les investissements chinois en Amérique Latine. Les principaux secteurs dans lesquels la Chine a investi sont les secteurs miniers, pétroliers et du gaz, et en plus petite proportion, le secteur agricole. Entre 2005 et 2010, elle a signé plusieurs accords bilatéraux, sous la forme de joint venture, entre les entreprises publiques et les entreprises mixtes pour l’extraction et la production de cuivre avec les deux principaux producteurs de ce minerai en Amérique Latine (Chili et Pérou), avec des investissements qui atteignent 13 milliards de dollars. Au Brésil, les investissements chinois destinés au secteur minier et pétrolier s’élèvent à 12 milliards de dollars en 2009. Avec la Bolivie, la Chine a signé des accords bilatéraux pour l’exploitation de pétrole et de gaz avec un investissement d’environ 1,500 millions de dollars sur 40 ans. En Équateur, elle a investi plus de deux milliards de dollars entre 2005 et 2009, incluant des prêts qui seront payés avec le pétrole et l’huile combustible. Avec l’Argentine, il a été signé des accords qui comprennent l’exportation de produits agricoles en Chine ; l’Argentine est ainsi devenue le troisième pays exportateur d’aliments en Chine.

Mais le plus grand investissement que la Chine a réalisé dans la région est peut-être au Venezuela, avec qui elle a signé un accord [3] de financement à long terme officialisé le 16 septembre 2010. Cet accord inclut un crédit de 20 milliards de dollars pour financer 19 projets de développement intégral dans huit secteurs : industrie minière, l’électricité, le transport, le logement, la finance, le pétrole, le gaz et la pétrochimie. Ce financement sera payé via une ligne de crédit pour la vente de pétrole brut en Chine en quantités échelonnées : pour 2010, la limite minimale est de 200 milles barils par jour ; pour 2011, 250 milles barils par jour ; et pour 2012, pas moins de 300 milles barils par jour. Si l’on ajoute à cela les 500 milles barils que le Venezuela envoie déjà quotidiennement à la Chine, plus les 400 milles barils que produira une entreprise mixte binationale dans la ceinture pétrolière de l’Orénoque (site pétrolier vénézuélien), en 2012, le Venezuela enverra en Chine plus d’un million de barils par jour, la même quantité qu’il exporte vers les Etats-Unis. D’autre part, la Chine a réalisé des investissements au Venezuela liés à 50 projets pour la production d’aluminium, de bauxite, de charbon, de fer et d’or, en plus d’un investissement de 16 milliards de dollars dans la ceinture de l’Orénoque, ce qui permettra à PDVSA d’augmenter sa production à presque un million de barils par jour [4].

L’intérêt croissant de la Chine pour l’Amérique Latine, ses investissements dans de multiples projets de développement, d’exploitation et de production de minerais, son alliance stratégique avec le Venezuela qui à ce jour s’élève à un investissement de 44 milliards de dollars, constituent les éléments importants pour les changements hégémoniques en cours et pour la nouvelle géopolitique mondiale.

Cependant, le déplacement de la Chine comme principal pays destinataire des exportations de l’Amérique Latine ne signifie aucun changement par rapport à la valeur ajoutée de ces exportations. Le graphique 17 montre une participation relativement croissante des matières premières dans la composition des exportations de la région. Dans le même temps, les industries basées sur les ressources naturelles ont diminué graduellement leur participation relative au sein de l’ensemble des exportations de la région, tandis que les produits de haute technologie apparaissent timidement à partir de 2000 avec une participation de moins de 10 % du total. Ceci peut s’expliquer par une augmentation drastique de la demande chinoise en matières premières et en commodities d’Amérique Latine, ce qui a fait accroître le poids relatif de ces ressources par rapport aux produits de plus grande valeur ajoutée, même lorsque ces derniers auraient aussi enregistré une augmentation des exportations. Mais cela peut aussi signifier la reproduction d’un modèle exportateur de matières premières avec une faible valeur ajoutée.

Graphique 17 : Amérique Latine et les Caraïbes : Exportations de la région vers la Chine à contenu technologique, 1995-2008 - Voir document Pdf.

Le graphique 18 compare les exportations du Chili, du Venezuela et du Brésil vers la Chine par rapport au contenu technologique de ces dernières. Il est intéressant de souligner que le Brésil, qui détient le plus grand parc industriel d’Amérique du Sud, exporte en plus grande quantité que les deux autres pays, des produits primaires. De 1995 à 2008, le poids relatif de produits primaires dans les exportations brésiliennes est passé de 20 % à plus de 80 % à la fin de cette période, avec un accent sur le minerai de fer et le soja. Ce processus de « re-primarisation » des exportations brésiliennes en Chine a une tendance plus drastique que la moyenne dans la région. Le Chili continue à maintenir un poids relatif important d’industries manufacturières basées sur les ressources naturelles dans la composition de ses exportations. En 2008, environ 60 % de ses exportations étaient issues des industries manufacturières et 40 % étaient des produits primaires. De 2000 à 2008, le Venezuela a réussi à maintenir une participation moyenne de 40% d’industries basées sur les ressources naturelles. Dans tous les cas, l’exportation manufacturière de haute technologie est quasi inexistante. Dans le cas du Brésil, elle ne dépasse pas les 3 ou 4% des exportations totales.

Graphique 18 : Chili, Venezuela et Brésil : Exportations vers la Chine, à contenu technologique, 1995-2008 (en pourcentages) - Voir document Pdf.