La pandémie vue de l’Amérique Latine

Neuf thèses pour un bilan provisoire

, par SVAMPA Maristella

Ritimo vous propose une synthèse de l’article de Maristella Svampa paru en janvier-février 2021, qui propose une lecture de la crise sanitaire vue, perçue et racontée depuis l’Amérique latine. Cette version résumée en français ne comporte pas tout le développement de chaque thèse — nous invitons les lecteur·rices qui lisent l’espagnol à le faire directement dans l’article en ligne sur le site de Nueva Sociedad, La pandemia desde América Latina.

Maristella Svampa, sociologue et autrice argentine, est l’une des grand·es penseur·ses latino-américaines. Elle a beaucoup écrit sur l’extractivisme, la colonialité, les mouvements sociaux et politiques latino-américains.

Illustration de la pandémie de Covid-19 à Buenos Aires (Argentine) : les commerces fermés, les passant·es avec des masques, des personnes dormant dans la rue. Crédit : Santiago Sito (CC BY-NC-ND 2.0)

Le bilan, encore provisoire, de ce que le Covid-19 a impliqué pour l’Amérique Latine laisse un arrière-goût amer en bouche, et une sensation ambiguë. La pandémie a fait passer sur le devant de la scène des questions jusqu’à présent périphériques, mais les réactions sont encore trop faibles pour faire face à la nécessité de changements profonds qui émerge avec la crise socioécologique. Si elle ne veut pas que le Nord parle pour elle, l’Amérique Latine doit faire partie des grandes discussions mondiales.

On pourra difficilement oublier l’année 2020. Disruptive et dévastatrice comme jamais, elle laisse d’immenses plaies ouvertes dans nos corps, dans nos subjectivités et dans nos mémoires. Et si certain·es espèrent que 2021 soit plus tranquille, personne ne peut véritablement affirmer que ce qui s’est initié, en ce début de décennie, avec la pandémie de Covid-19, pourra se clore avec quelques vaccins magiques. La dynamique qui s’est déclenchée attire notre attention sur les contours d’une configuration civilisationnelle dont les caractéristiques mondiales, régionales et nationales ne sont pas encore complètement définies, mais dont on peut entrevoir les axes principaux et les points de références. Je voudrais revenir sur certains de ces axes dans cet article, que j’ai organisé en neuf « thèses ».

1. La pandémie a fait passer sur le devant de la scène ce qui était jusqu’à présent des questions périphériques : elle a rendu visible le lien entre les inégalités sociales et le fait de posséder [dueñidad], ainsi que la relation entre les zoonoses, la pandémie et la crise socioécologique.

2. Il faut comprendre les métaphores et les concepts qui ont été utilisés pour capter et analyser la pandémie dans une perspective dynamique. Nous sommes passé·es de la métaphore du « portail » à celle de « l’effondrement », tout en maintenant au cœur du langage politique la métaphore de la guerre.

3. La pandémie a remis en question le multilatéralisme et les leaderships mondiaux, à travers le repli sur des modes d’action nationaux, face aux insuffisances des stratégies de coopération internationalistes.

4. En Amérique latine, les États ont paris sur une intervention via des politiques publiques sanitaires, économiques et sociales, mais le futur de la pandémie a révélé au grand jour les limitations structurelles et conjoncturelles.

5.Malgré l’activation du frein d’urgence lié au Covid-19, le néoextractivisme ne s’est pas interrompu. Qui plus est, pour les pays latino-américains, l’accélération du néoextractivisme fait partie structurante du pari pour la réactivation économique et de la « nouvelle normalité ».

6. La pandémie a habilité des discussions sur la transition écosociale, sur la réforme fiscale et les différentes formulations de revenu universel de base.

7. En Amérique latine, la société civile – et exceptionnellement certains partis politiques – ont émis des propositions d’appel à la transition écosociale, sans que ces propositions soient nécessairement en lien avec des référents environnementaux.

8. La pandémie a mis à l’ordre du jour le paradigme des soins [cuidados en espagnol ; care en anglais] et l’a affirmé comme la clé de voûte pour la construction d’une société résiliente et démocratique.

9. La pandémie a provoqué d’importants changements dans la conscience collective en Amérique Latine, ainsi que l’expansion d’un environnementaliste populaire dans plusieurs pays de la région.

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Le bilan, encore provisoire, de ce que le Covid-19 a impliqué pour l’Amérique Latine laisse un arrière-goût amer en bouche, et une sensation ambiguë. D’un côté, les impacts économiques, sanitaires et sociaux sont tellement immenses qu’il est encore difficile d’esquisser un horizon de rétablissement. Mais il est clair que les gouvernements ne cherchent pas à avancer dans le sens de la transformation des modes de production et parient, à nouveau, sur la réactivation de l’économie par le biais de fausses solutions et l’approfondissement de l’extractivisme. Aucune avancée non plus sur les réformes fiscales d’ampleur qui soient à même de financer les politiques publiques de rétablissement économique. D’autre part, les rangs de ceux et celles qui rejoignent les mouvements sociaux et les collectifs de la société civile grossissent avec l’appel à une transition écosociale, démontrant que l’opposition entre économie et écologie n’est qu’une imposture.

Personne ne dit que la déconstruction dans une perspective écologique et que la transition écosociale soit chose facile ou même linéaire, et ce d’autant moins dans un contexte d’approfondissement de la logique de possession [dueñidad], de la destruction des écosystèmes et de la dangereuse expansion des extrêmes droites. Mais nous n’avons pas d’autre choix que de naviguer ces eaux turbulentes, car il est très probable que 2021 ne soit pas une année meilleure. Les gouvernements latino-américains doivent entamer, le plus tôt possible, une discussion sur ces sujets, car le risque en est que, dans ce contexte d’accélération de l’effondrement, en ce qui concerne la feuille de route de la transition écosociale, ce soit encore et toujours les gouvernements du Nord qui parlent en notre nom, depuis et pour une transition des multinationales, aux dépends de nos populations et de nos territoires.

Lire l’article complet en espagnol sur le site de Nueva Sociedad