
Les manifestations qui ont eu lieu cette semaine au Népal étaient sans précédent. En seulement 48 heures, un mouvement disparate, composé principalement de jeunes dans les grandes villes, a renversé l’ensemble de l’establishment politique qui dominait la scène politique népalaise depuis la révolution de 2006. Le mouvement de la Gen Z a été confronté à une répression policière brutale, et le bilan de la contestation s’élève désormais à plus de 70 mort·es.
Alors que le Premier ministre KP Oli démissionnait, le deuxième jour a été marqué par des émeutes généralisées et des incendies criminels perpétrés par des infiltré·es. Des bâtiments gouvernementaux ont été attaqués dans tout le pays, notamment la Cour suprême et le Singha Durbar qui abrite le parlement et la plupart des principaux ministères. Les domiciles de dirigeants politiques et d’hommes d’affaires ont également été incendiés.
Toutefois, les troubles politiques de ce type ne sont pas nouveaux au Népal. Le Parti communiste népalais (maoïste) a mené une guerre civile qui a duré dix ans, recueillant le soutien populaire de la classe ouvrière urbaine et de la paysannerie, qui sortaient de deux siècles de féodalisme, de régimes commerciaux inégaux et de la stagnation économique qui en découlait. La guerre s’est terminée en 2006, renversant la monarchie vieille de 240 ans. Les maoïstes ont alors fait leurs premiers pas dans la politique traditionnelle en promettant une nouvelle constitution. Mais à la suite d’une série d’erreurs politiques et de la désillusion populaire face aux promesses non tenues, la vieille garde népalaise – les partis politiques traditionnels qui dominaient la scène politique avant la guerre civile – a rapidement regagné sa base de soutien, renforcée par les puissantes relations de patronage qu’elle avait développées au fil des décennies au niveau local.
Le Congrès népalais centriste et le Parti marxiste-léniniste unifié (UML), prétendument « communiste », qui avait déjà perdu la plupart de ses références gauchistes, sont sortis vainqueurs des élections de 2013 et ont dirigé la rédaction de la nouvelle constitution, édulcorant bon nombre des éléments les plus progressistes du document provisoire. Les maoïstes ont été relégués au rang de troisième parti.
Une nouvelle vague de troubles populaires a éclaté en 2015, dans les semaines qui ont précédé la promulgation de la nouvelle constitution. La désillusion était grande au sein des groupes autochtones du Népal, qui représentent plus d’un tiers de la population, et plus particulièrement parmi la communauté Madhesi, qui est le groupe dominant dans les plaines du sud du Népal. Ils réclamaient une plus grande autonomie régionale et une meilleure représentation dans la constitution. Ce mouvement a également été réprimé brutalement par la police, ce qui fait écho de manière inquiétante aux événements de cette semaine à Katmandou.
C’est KP Oli, du parti UML, qui a accédé au pouvoir pendant cette période de troubles. Il a profité de l’instabilité dans les plaines et de l’intervention indienne qui a suivi, en se présentant comme un homme fort nationaliste, déterminé à faire adopter la nouvelle constitution à tout prix, principalement au détriment des minorités népalaises. Alors que les plaines étaient en proie aux troubles, certains segments de la population de Katmandou célébraient la nouvelle constitution.
Les événements de 2015 ont non seulement entraîné la dissolution effective des mouvements autochtones et Madhesi au Népal, mais ont également marqué la fin de toute véritable alternative de gauche. Les derniers sympathisants du parti maoïste, après avoir subi plusieurs scissions, se sont ralliés à une série de gouvernements de coalition avec le Congrès népalais ou l’UML, et sont devenus partie intégrante de l’establishment. Ces trois partis ont continué à dominer la scène politique pendant la décennie suivante.
Tout cela a changé cette semaine. Si certains médias ont affirmé que des jeunes étaient descendu·es dans la rue pour protester contre un projet d’interdiction des réseaux sociaux tels que X, Facebook et WhatsApp, ce n’était là qu’un des nombreux éléments déclencheurs. Ce que les manifestations ont exprimé de manière la plus palpable, c’est la colère et le dégoût face à la corruption, à l’impunité et à la richesse accumulée par cette élite politique.
Si le Népal présente de nombreuses caractéristiques uniques, notamment son isolement historique par rapport à l’économie mondiale, les troubles politiques de cette semaine s’inscrivent dans un phénomène mondial beaucoup plus large qui touche les économies à faible et moyen revenu en Asie, en Amérique latine, en Afrique et en Europe de l’Est. En effet, le Népal, comme de nombreux pays de la région, a connu des changements politiques et économiques rapides. Trois décennies de néolibéralisme durant lesquelles les pauvres et les classes populaires ont été laissés pour compte : l’intégration croissante dans les marchés internationaux a entraîné une augmentation des inégalités, une flambée du coût de la vie, la monétisation des zones rurales et, par conséquent, une demande croissante d’argent liquide.
Comme dans la plupart des pays dépendants des importations, les plus pauvres ont été particulièrement touchés. Dans certaines régions du pays, ce changement a été rapide, lorsque les routes ont été prolongées jusque dans les collines après la fin de la guerre en 2006. Dans les zones rurales d’Asie du Sud et du Sud-Est, l’agriculture devient de moins en moins viable pour subvenir aux besoins d’une famille, et la jeune génération, intégrée dans les flux culturels mondialisés et consciente des difficultés de la génération précédente, s’intéresse de moins en moins à la vie rurale.
Lorsque la plupart des pays d’Europe occidentale ont connu cette transition vers l’abandon de l’agriculture de subsistance, un processus marqué par la violence et la dépossession exercées par l’État et les propriétaires terriens à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, les paysan·nes ont été rapidement intégré·es dans une classe ouvrière urbaine en expansion et, au fil du temps, une petite partie d’entre elleux ont accédé à des métiers qualifiés ou professionnels. Cette même transition se produit dans une certaine mesure en Chine, bien qu’elle soit plus longue. Cependant, dans les économies à faible et moyen revenu d’Asie, notamment au Népal, au Bangladesh, au Sri Lanka, aux Philippines et en Indonésie, le contexte macroéconomique est très différent.
Bon nombre de ces économies ont été faussées par l’impérialisme et des régimes commerciaux inéquitables. Il n’existe aucun secteur industriel capable d’absorber la main-d’œuvre nombreuse dont les perspectives sont limitées dans l’agriculture, et les industries existantes ont été vendues et privatisées. Néanmoins, avec une économie mondiale de plus en plus multipolaire, les opportunités d’emploi augmentent, non pas dans le pays d’origine, mais à l’étranger.
Dans ce contexte, un équilibre politico-économique unique a été atteint au cours des deux dernières décennies. Contrairement à l’Europe, l’agriculture capitaliste n’a pas pris son essor et la paysannerie reste plus ou moins intacte, malgré des perspectives limitées. De nombreuses familles continuent de pratiquer l’agriculture tout en participant à la main-d’œuvre migrante, avec les jeunes hommes (et certaines femmes) qui partent travailler dans des économies à revenu plus élevé. Que le circuit migratoire soit le Népal, le Bangladesh ou les Philippines vers les États du Golfe, le Cambodge vers la Thaïlande ou le Kirghizistan vers la Russie, les processus économiques sous-jacents sont similaires. Ils représentent une double stratégie de subsistance : les envois de fonds fournissent l’argent dont les ménages ont besoin, tandis que l’agriculture fournit de la nourriture à ceux qui restent et offre une certaine sécurité en cas de problème.
Dans toute la région, l’abandon partiel de l’agriculture s’est accompagné d’une expansion spectaculaire de l’enseignement supérieur et d’une jeunesse de plus en plus qualifiée. Dans les zones rurales, la génération plus âgée, désireuse de voir ses enfants échapper au cycle sans fin de l’agriculture de subsistance et du travail difficile à l’étranger, a investi massivement dans l’éducation des jeunes. En effet, au Népal, les familles investissent les transferts de fonds dans l’éducation, non seulement dans les écoles privées plus coûteuses, particulièrement répandues en Asie du Sud, mais aussi et surtout dans la formation continue. L’éducation offre la perspective d’un emploi dans le secteur des services en plein essor – le seul a avoir connu une croissance importante au Népal après les années 1990 – ou la perspective d’émigrer vers des destinations plus « lucratives » telles que l’Europe, l’Australie, la Corée du Sud ou le Japon.
Les établissements d’enseignement de qualité étant limités dans les zones rurales, les deux dernières décennies ont été marquées par une nouvelle vague de migration des campagnes vers les villes, fortement motivée par l’économie de l’éducation. Une migration massive vers les centres urbains du Népal a eu lieu, non seulement vers Katmandou, mais aussi vers des villes de second rang telles que Pokhara, Biratnagar, Itahari et même des chefs-lieux de district plus petits mais en pleine expansion.
Cette migration concerne principalement les paysan·ness de la classe moyenne et moyenne supérieure, c’est-à-dire celle et ceux qui possèdent des terres et des biens, et qui ont la possibilité de contracter des emprunts avec des garanties ou d’acheter un petit terrain pour construire une maison en ville. Dans de nombreux cas, ces migrant·es conservent des liens avec leur région d’origine (par exemple, des grands-parents qui gèrent la ferme) et ont souvent des membres de leur famille déjà installés à l’étranger, dont les envois de fonds financent les frais de scolarité ou universitaires. Ils et elles rejoignent des jeunes urbains mieux établis dont les parents ont quitté l’agriculture il y a une ou deux générations, et ensemble partagent les aspirations de la classe moyenne.
Cependant, la croissance du secteur de l’enseignement supérieur et l’augmentation du niveau d’éducation ont largement dépassé l’expansion des emplois professionnels bien rémunérés. La capacité d’une économie néolibérale, axée sur les services et basée sur les importations comme celle du Népal, à absorber sa jeunesse instruite en pleine croissance est très limitée. Parallèlement, l’accès aux emplois les plus convoités dans le secteur des services est souvent hors de portée pour celles et ceux qui n’ont pas de relations politiques, de réseaux de caste ou les moyens de s’offrir une éducation privée plus exclusive.
Par conséquent, bon nombre des nouveaux jeunes urbains rejoignent la vaste armée des « chômeur·ses diplômé·es », dont la présence constitue l’un des plus grands dilemmes politiques et stratégiques du XXIe siècle, non seulement au Népal, mais dans le monde entier. Toutefois, cette population en pleine expansion représente une force politique puissante. En effet, l’accès instantané à Internet et aux réseaux sociaux a non seulement créé une communauté numérique pour les jeunes, riches comme pauvres, mais il a également renforcé leur conscience politique.
La culture des influenceur·ses, phénomène apparu avec l’ère des smartphones après 2010, a sensibilisé le public aux inégalités flagrantes, notamment au sein de l’élite capitaliste émergente de nombreux pays à faible revenu. Cette élite a amassé des richesses grâce à des investissements capitalistes, à la recherche de rentes et à la corruption, ce qui suscite un dégoût et un ressentiment croissants à l’égard des « nepo babies » [1]. En Asie, en particulier aux Philippines, ce terme a également été utilisé dans le domaine politique pour désigner les descendants de familles politiques ou d’affaires bien connectées, qui affichent la richesse mal acquise de leur famille sur les réseaux sociaux.
La critique des « nepo babies » Népalais·es a été un élément crucial du mouvement de la Gen Z, car les jeunes des milieux urbains se sont retrouvés dans les mêmes espaces numériques que les influenceurs politiquement connectés, qui affichent un style de vie en contraste flagrant avec le quotidien de la plupart des jeunes. C’est dans ce contexte que la colère a commencé à monter parmi une grande partie de la jeunesse urbaine à travers le monde. La colère contre la corruption, le manque d’opportunités et les investissements gaspillés dans l’éducation ont été des facteurs majeurs dans les soulèvements menés par les jeunes dans toute la région, notamment au Sri Lanka, au Bangladesh et, plus récemment, au Népal. Au Népal, l’un des pays les plus périphériques de la région sur le plan économique, la colère est particulièrement vive contre l’ampleur de la corruption et les promesses non tenues de l’accord politique d’après-guerre.
D’importantes questions politiques se posent pour le Népal. L’expérience d’autres régions qui ont connu des mouvements de jeunesse de masse montre que les classes dirigeantes sont souvent promptes à rétablir leur autorité. Et le Népal a déjà connu cette situation, en 2006 et en 2015. Aujourd’hui, une question très importante se pose également : qui décide de l’avenir politique du pays ? La plupart des mouvements menés par des jeunes ont eu lieu dans les villes plutôt que dans les campagnes, ce qui pose des dilemmes politiques compte tenu de la démographie de nombreux pays à faible et moyen revenu. Bien que le Népal connaisse une urbanisation rapide, environ trois quarts de sa population vivent encore dans des zones rurales, dont les deux tiers sont intégrés dans le cycle de subsistance agriculture-transferts de fonds.
La guerre civile s’est déroulée dans une économie rurale façonnée par une réalité politique différente de celle d’aujourd’hui. Les transferts de fonds ont relâché la pression qui poussait de nombreux jeunes à rejoindre le mouvement maoïste. Cependant, les causes structurelles profondes de l’insécurité des moyens de subsistance dans les zones rurales et urbaines restent sans réponse, deux décennies après la fin de la guerre. Il s’agit notamment des inégalités extrêmes dans la répartition des terres et des biens, souvent structurées par la caste et l’ethnicité, de la desctruction d’industries artisanales autrefois florissantes, d’une spirale d’endettement et d’une pénurie d’opportunités d’emploi. Les migrations ont également fragmenté l’organisation sociale rurale, sapant ainsi le potentiel de mobilisation des paysan·nes.
Parallèlement, les partis politiques établis ont réaffirmé leur autorité dans les zones rurales, jouant le rôle de médiateurs dans la distribution des ressources limitées de l’État et infiltrant les institutions étatiques et non étatiques. Aujourd’hui, les élections pourraient bien voir la réélection de dirigeants ou de partis discrédités du passé. Au Népal et dans toute la région, il est impératif que les nouvelles forces politiques progressistes n’hésitent pas à lutter pour le pouvoir, et surtout qu’elles restent en contact avec les mouvements qui expriment les préoccupations des pauvres et des classes ouvrières.