Médias libres : enjeux, défis et propositions

La nécessité d’un réseau international de médias indépendants

, par Indymedia Montreal

« En août 1996, nous avons revendiqué la création d’un réseau de médias indépendants, un réseau d’information. Nous voulons dire par là un réseau qui résiste au pouvoir du mensonge vendu par cette guerre, que nous appelons la Quatrième Guerre mondiale. Nous avons besoin de ce réseau non seulement en tant qu’outil pour nos mouvements sociaux, mais aussi pour nos vies : c’est un projet de vie, un projet de l’humanité, une humanité qui a le droit à de l’information critique et véridique. »

Voilà les paroles prononcées en 1997 par le Sous-commandant Marcos dans l’État du Chiapas au milieu de la guérilla d’information menée par l’armée zapatiste contre l’État mexicain et le néocolonialisme reflété dans l’ALÉNA. La déclaration saisissante de Marcos et les récits de luttes menées par les zapatistes ont été transmis depuis les jungles du Chiapas par courriel, par des listes de diffusion et par des sites Internet ; ils ont captivé l’imagination de militants partout dans le monde et ont provoqué une vague des nouveaux projets médiatiques de base.

Au cours des années qui ont suivi, l’organisation des ressources électroniques est passée des babillards électroniques et des listes de diffusion à des sites Internet plus connus et plus accessibles et, tout récemment, aux réseaux sociaux. Ce changement, impensable il y a à peine quelques décennies, a amplifié considérablement les messages émis par la gauche. Or, il s’est effectué grâce à des plateformes contrôlées par des entreprises privées et capitalistes, qui implique la surveillance omniprésente de l’État et des entreprises privées et nous transforme en travailleurs qui œuvrent gratuitement pour l’industrie de la publicité. Cette emprise sur la communication par le complexe surveillance-industriel à but lucratif est le contexte dans lequel nous abordons la nécessité d’un réseau international de médias indépendants.

Au cours de l’été 2016, un groupe d’organisateurs des médias et de la technologie de plusieurs continents s’est rassemblé au Forum mondial des médias libres (FMML) à Montréal pour chercher des solutions à ce défi. Bon nombre des participants avaient été impliqués dans le réseau d’Indymedia, à la fois dans ses débuts et dans ses continuations moins visibles, notamment l’Indymedia Africa Working Group. Nous avons diffusé un appel avant la réunion en demandant : « Que serait un réseau mondial de médias et de technologies indépendants à l’ère de réseaux sociaux corporatifs ?  [1] »

Nos échanges portaient sur le lien complexe entre la nécessité d’un réseau de médias indépendants et celle d’un positionnement politique explicite à l’égard des fondements sur lesquels sera bâti un tel réseau — y compris des réseaux technologiques et relationnels — dans ce paysage numérique et interconnecté d’aujourd’hui. Afin de prendre au sérieux l’appel de Marcos, nous devons nous engager activement dans le travail de décolonisation de ces réseaux.

Leçons à tirer de l’histoire

L’histoire du réseau Indymedia fournit quelques leçons importantes sur l’approche à adopter de nos jours. Il se peut qu’aucun autre projet n’ait répondu aussi concrètement à l’appel de Marcos que le réseau Indymedia. Celui-ci a vu le jour à la fin novembre 1999 en tant que vaste regroupement d’environnementalistes, de syndicalistes et de groupes de solidarité internationale. Le réseau s’est mobilisé pour organiser des manifestations contre l’Organisation mondiale du commerce. Au milieu de cette mobilisation sans précédent, les producteurs de médias qui y participaient ont compris que nous ne pouvions pas nous fier aux médias capitalistes pour réaliser des reportages sur nos préoccupations. Pour contrer ses reportages déformés, nous avons créé notre propre plateforme médiatique qui a permis aux organisateurs et aux militants de diffuser leurs propres messages.

Un centre physique de production de médias s’est associé avec une agence de transmission qui affiche des postes libres afin d’offrir aux producteurs de médias débutants et expérimentés les outils nécessaires pour raconter leur histoire sans filtre ni censure face à la désinformation des médias et de la répression policière. Bien avant que ces récits déformés ne soient diffusés par la presse traditionnelle, l’Independent Media Center (IMC) avait déjà diffusé en ligne des reportages réalisés sur le terrain. Des médias traditionnels, y compris la presse écrite et la radio, étaient utilisés conjointement avec l’interface numérique.

L’énergie dégagée par cette expérience était évidente. Soudainement, les organisateurs ne se contentaient plus d’organiser des manifestations de résistance ; ils les diffusaient aussi dans des forums médiatiques accessibles. Ainsi nous nous nous sommes affranchis de l’aliénation provoquée par le fait de voir nos efforts présentés par la distorsion des médias corporatifs. Dès que les reportages d’Indymedia les ont contrés directement, les médias corporatifs ont dû cesser de reproduire le discours des forces policières. L’IMC est devenu l’épicentre du discours alternatif sur les manifestations de Seattle.

La réussite d’Indymedia reposait sur une longue histoire. Des décennies de travaux médiatiques avaient précédé sa création... Les participants avaient un bagage d’expérience provenant de la presse parallèle pacifiste, des organes de presse des travailleurs, du mouvement féministe et des presses gérées par les femmes, du mouvement de radio pirate et de nombreux autres milieux de la contestation culturelle.

Mais la collaboration qui a porté fruit à Seattle a été possible grâce à une rencontre entre « d’anciens » producteurs de médias traditionnels et une bande de jeunes travailleurs possédant un haut niveau de compétences et de ressources dans le domaine de la technologie. Ces organisateurs et technologues ont travaillé hors du système à but lucratif pour coordonner l’accès à la technologie de pointe. L’IMC à Seattle et d’autres centres de convergence d’Indymedia, encore à leurs débuts, offraient la possibilité aux gens ordinaires vivant hors du milieu universitaire et de l’élite de la technologie, de connaitre l’Internet à haute vitesse, la photographie numérique et les conceptions des sites Web. Ils ont aussi coordonné l’utilisation de technologie cellulaire.

Plus important encore, ils ont œuvré à la conception d’une interface Web qui permettrait aux gens ordinaires de partager instantanément leurs histoires en ligne. Ce concept est désormais répandu mais, à l’époque, les sites Web étaient surtout gérés par un seul webmestre qui programmait les sites manuellement. Une décennie avant l’apparition de Facebook, de YouTube, de Twitter et d’Instagram, les programmeurs d’Indymedia ont créé l’une des premières interfaces interactives, permettant ainsi à des utilisateurs ayant des compétences techniques minimales de contribuer automatiquement au contenu intégré du site Web local d’Indymedia. Nous l’avons baptisée « publication ouverte » et elle est devenue la marque d’Indymedia. D’abord conçue à l’aide d’une base de code nommée Active, la publication ouverte a été créée à Sydney, en Australie, par la coopérative de technologie radicale, Catalyst. Active a été lancée pour les manifestations mondiales contre le capitalisme en juin 1999, dont le slogan était : « Notre résistance est aussi transnationale que le capital. » De nouvelles versions du code ont été développées en prévision des manifestations de Seattle. Elles ont mené à la création d’autres bases de code et concepts qui sont le fondement de la toile sociale moderne : les systèmes de gestion de contenu, les blogues et les contenus générés par les utilisateurs.

Un an plus tard, les IMC existaient sur six continents, s’unissant souvent aux manifestations contre la mondialisation du capitalisme néolibéral. En 2000 Indymedia et le Mouvement de la justice mondiale (Global Justice Movement) étaient à leur apogée. Lorsque les forces du capital transnational organisaient un sommet, les activistes organisaient la dissidence communautaire et Indymedia en reportait les points saillants.

Avec un tel élan, la demande de nouveaux IMC dépassait la capacité des techniciens. Il est vite devenu évident que les organismes qui ne partageaient pas les idéaux de la gauche autonome désiraient eux aussi produire leur propre média, y compris des organismes de la droite, des partis politiques et des ONG. Beaucoup d’IMCistes craignaient que le réseau ne prenne son envol sans politiques claires. C’est ainsi qu’en avril 200, environ 150 organisateurs d’Indymedia du monde entier se sont réunis à San Francisco pour établir nos Principes d’unité et de nos critères d’adhésion. Ces documents présentaient les fondements des politiques du réseau et le processus d’adhésion. Les principes de base : des publications ouvertes, un réseau décentralisé de coopératives autonomes à but non lucratif, des processus décisionnels participatifs au niveau local, des relations non hiérarchiques et anti-autoritaires, l’utilisation de logiciels ouverts gratuits dans la mesure du possible, et le droit à la non-discrimination fondée sur la race, le genre, l’âge ou l’orientation sexuelle. Pour nous qui avons travaillé à ce projet, la consolidation de la structure du réseau et de ses principes a officialisé le rôle d’Indymedia en tant que mouvement en communications en faveur d’un changement révolutionnaire. Nous avons rejeté le mythe de l’objectivité du journalisme corporatif et avons affirmé notre partialité clairement et sans ambages.

IMC Afrique du Sud couvre le sommet de Durban COP 17. Photo IMC

Les politiques de la technologie

Des producteurs de médias à but lucratif ont vite fait de s’approprier la technologie de la publication ouverte. Peu après son déploiement par des militants, le code du site a été intégré aux projets de la presse dominante suite à des ajustements pour assurer aux propriétaires un contrôle éditorial. Le concept de base de la participation des utilisateurs à la création du contenu est rapidement devenu la nouvelle norme de la conception de sites Web. Par ailleurs, des entreprises et des ONG ayant les ressources financières nécessaires ont commencé à payer des techniciens pour affiner ces outils. Prétextant cyniquement la liberté d’expression, le secteur privé s’est approprié les logiciels et les idées du mouvement à des fins commerciales et de surveillance. C’est ainsi que nous avons désormais des « réseaux sociaux ».
Aujourd’hui, grâce à la grande popularité des réseaux sociaux, les données des utilisateurs sont le principal outil pour transférer des fonds des pauvres et de la classe moyenne à l’élite. Cette activité est appelée « extraction de données » : les utilisateurs accèdent des services gratuitement et, en échange, ils donnent le droit aux entreprises de surveiller leur comportement et d’utiliser ces données dans des études de marché, lesquelles servent ensuite à orienter des stratégies publicitaires. Ce mécanisme capitaliste et d’État, qui siphonne les connaissances des gens, transforme les utilisateurs de réseaux sociaux en travailleurs non rémunérés pour les entreprises privées.

Ironiquement, cette tendance s’est produite alors que les activistes devenaient extrêmement habiles à utiliser ces interfaces de réseaux sociaux pour diffuser au grand public des messages de contestation et de libération. De nombreux organisateurs dirigent désormais leurs partisans vers ces plateformes.

Les principes politico-économiques qui ont orienté le développement de ces forums centrés sur l’utilisateur sont souvent méconnus dans le « Nord global minoritaire », qui fait l’expérience libératrice de la connexion dès le déploiement de l’Internet. Mais les bailleurs de fonds de la classe dirigeante savent ce qu’ils font. En 2008, le Guardian a rapporté que Greylock Venture Capital, dont l’associé principal siège au CA du capital de risques de la CIA, In-Q Tel, et a investi 27,5 millions de dollars américains dans Facebook. De nos jours, toutes les publications, tous les messages textes et courriels électroniques de Facebook sont stockés dans les bases de données de l’Agence nationale de la sécurité. Quant aux téléphones cellulaires, ils agissent comme dispositifs de localisation et de surveillance que les utilisateurs payent de bon cœur [2]. Dans le « Sud global majoritaire », là où le déploiement de cette technologie est toujours en cours, la motivation par le profit est présentement à l’avant-plan. En effet, tout récemment, un investisseur a qualifié ces données d’utilisateurs de « nouveau pétrole [3]. »

Suite aux révélations sur le ciblage des organisateurs de Black Lives Matter et des défenseurs de l’eau à Standing Rock, dont les données ont été vendues à la police par des entreprises comme Geofeedia, la répression s’appuyant sur la surveillance par l’État et les entreprises, est mieux connue du grand public. Un fait moins connu : Facebook et l’État d’Israël ont conclu un accord pour « travailler ensemble » et épier les publications palestiniennes. Des douzaines de journalistes et blogueurs palestiniens ont été arrêtés et détenus, accusés d’incitation en raison de publications sur leur page Facebook. Des centaines d’autres ont fait l’objet d’arrestations et de poursuites. The Intercept a rapporté que Facebook accepte 95 pour cent des demandes de censure d’Israël [4].

Dès le début, au sein du réseau Indymedia, les techniciens ont, par principe, revendiqué et appliqué à nos plateformes techniques des stratégies conçues pour résister la cooptation par les États et les entreprises. Ils soutenaient que tous les IMC devraient privilégier l’utilisation de logiciels ouverts gratuits au lieu d’outils à but lucratif. Ils ont d’ailleurs réussi à intégrer cette norme dans les Principes d’unité du réseau. C’est aussi grâce à eux qu’il est impossible de recueillir et de stocker des données des sites Web d’Indymedia — ce qui les met hors de la portée des États et des entreprises. Ils ont même défendu cette pratique devant les tribunaux. Cette tâche n’était pas facile, car les entreprises proposaient sans cesse de nouvelles technologies et des formats plus conviviaux, tous basés sur la logique inverse du développement de l’Internet d’une manière cohérente et ayant pour objectifs le profit et la surveillance de l’État.

Au sein d’Indymedia et dans le mouvement dans son ensemble, la logique politico-économique de ces pratiques technologiques était souvent mal interprétée. Pour les utilisateurs qui n’ont aucune formation technique — et même pour ceux qui en ont une — ces pratiques semblaient ancrées dans une façon de penser désuète qui envisageait la technologie correcte comme « but. » Beaucoup n’ont vu qu’un désir élitiste de créer une « culture alternative » et ont rejeté parce qu’elle provenait d’une élite privilégiée. Cette perception n’est pas étonnante étant donné que la main-d’œuvre dans le secteur de la technologie était principalement masculine et blanche, et provenait du « Nord global ». Ces réalités démographiques ont souvent révélées des tendances de comportement oppressif et dominant. Ce préjudice a été aggravé par les réelles différences d’accès créées par les connaissances techniques spécialisées.

Aller de l’avant

Néanmoins, ce malentendu regrettable et complexe a des conséquences politiques sérieuses. Alors que nous cherchons des solutions, les réseaux sociaux corporatifs propulsent le moteur du capitalisme mondial dans les mines de coltan du Congo, les ateliers clandestins de la Chine, et plus loin encore. Les divulgations d’exploitation de données par la campagne électorale de Trump pour influencer l’élection présidentielle aux États-Unis en 2016 [5] devraient éliminer tout doute sur l’importance de créer un espace sain pour ces discussions.

La création de cet espace exige que nous nous penchions sur le rôle qu’ont tenu le privilège et l’oppression à Indymedia et dans les autres espaces médiatiques et technologiques, notamment le fait que la marginalisation des femmes et des gens de couleur ait divisé les techniciens du mouvement. À Montréal, nous avons discuté des différents types de décolonisation nécessaires pour qu’un réseau international de médias puisse consolider ses bases et aller de l’avant. Bien que nous n’ayons pas tiré de conclusions formelles, nous avons identifié certaines activités essentielles :
créer des outils numériques autonomes, ainsi que des réseaux en ligne en dehors du système corporatif,
critiquer les façons dont les plateformes des réseaux sociaux dirigées par les entreprises sont utilisées pour manipuler les communautés pauvres et faire taire les mouvements,
établir des pratiques médiatiques qui intègrent des réunions en face-à-face et des formats « hors ligne » traditionnels,
adopter des stratégies qui envoient des ressources aux communautés affectées, surtout dans le « Sud global majoritaire,
travailler sans relâche pour dépister et contrer toutes formes de privilège et d’oppression au sein de nos mouvements, surtout le racisme et le colonialisme.

Nos discussions étaient marquées par une triste réalité : les personnes qui étaient rassemblées à Montréal représentaient un groupe relativement privilégié. La décision de tenir le FMML et le Forum social mondial dans un pays du Nord a reproduit la domination des pays du “Nord global minoritaire” car la plupart des participants des pays du Sud se sont vus refuser un visa. De nombreux participants n’ont pas pu assister à la Convergence d’Indymedia à Montréal en personne en raison de cet obstacle. Notre Groupe de travail a protesté contre le refus injuste des visas, collaborant avec May First/People Link, the Indymedia Africa Working Group, Sahara Reporters et autres [6]. C’était peine perdue.

Protestation contre les refus de visas de la part des autorités canadiennes, Montreal, août 2016

Pour créer un réseau international de médias indépendants, nous devons privilégier les réunions en face-à-face qui auront lieu dans les pays du Sud. De plus, nous devons privilégier le transfert des ressources technologiques et de la formation pour appuyer l’organisation en cours dans ces communautés. À Montréal, nous avons pris comme modèle l’Indymedia Africa Working Group pour ce type d’engagement. Les éléments fondamentaux d’un réseau international de médias indépendants doivent être cultivés dans de tels contextes.

Une version anglaise antérieure de cet article a été publiée dans le Briarpatch Magazine, le 1er janvier 2017 : “Holding Out for Un-alienated Communication”
https://briarpatchmagazine.com/articles/view/holding-out-for-un-alienated-communication