La nature dans l’idéologie latino-américaine

Par Joel Sangronis Padrón

, par EcoPortal

Ce texte a initialement été publié en espagnol sur EcoPortal, et il a été traduit par Justine Visconti, stagiaire pour rinoceros.


Nous, les Latino-américains en général, et les Vénézuéliens en particulier, essayons de construire un modèle d’organisation économique et sociale distinct de celui qui prédomine sur le monde depuis les trois derniers siècles. Un modèle dont les structures ainsi que les principes sont différents, qui dépasse le modèle historique capitaliste et ses aberrations implicites, ses injustices chroniques ainsi que la destruction irrépressible et croissante de l’environnement qu’il entraîne inévitablement. La nature dans l’idéologie latino-américaine. Construire un socialisme afin de lutter contre la nature et faire en sorte qu’elle nous obéisse ?

"Les Hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas selon leur libre arbitre, dans des circonstances librement choisies par eux-mêmes, mais dans des circonstances directement données, existantes et héritées du passé".- Karl Marx.

"Toute théorie est grise mon ami, mais vert et florissant l’arbre de la vie".-Goethe.

Sous l’impulsion de la crise systémique que la société contemporaine mondiale traverse et qui se manifeste dans les domaines de l’écologie, de l’économie, de l’axiologie et de l’existentialisme, nous, les Latino-américains en général, et les Vénézuéliens en particulier, essayons de construire un modèle d’organisation économique et sociale distinct de celui qui prédomine sur le monde depuis les trois derniers siècles. Un modèle dont les structures ainsi que les principes sont différents, et qui dépasse le modèle historique capitaliste et ses aberrations implicites, ses injustices chroniques et la destruction irrépressible et croissante de l’environnement qu’il entraîne inévitablement. Il est également différent du socialisme bureaucratique qui s’instaura en URSS et d’autres pays, comme le signale assez justement Karl Marx dans la citation qui introduit ce document, ce nouveau modèle que nous tentons de construire ne peut naître du néant, nous ne pourrons pas le construire en tournant le dos à ce que nous sommes, à notre histoire ainsi qu’aux circonstances qui ont modelé notre culture et notre conscience collective.

Nous, les Latino-américains, existons en tant que société métisse depuis environ 500 ans. Nous sommes le résultat des violents processus d’invasion coloniale et de génocide opérés par les Européens sur les peuples autochtones établis sur ce continent ainsi que de la séquestration et de l’esclavagisme auxquels a été soumis la majorité des peuples d’Afrique subsaharienne. Notre développement en tant que peuple a été très traumatique. Le feu ardent de la violence coloniale et esclavagiste a éclairé notre naissance et a laissé de profondes cicatrices, encore présentes, dans notre identité collective. Les premiers Européens sont arrivés en Amérique avec une vision à court terme d’exploitation et de vol des richesses qui pouvaient exister sur ces terres. Ils ont commencé à chercher des pierres et des métaux précieux, mais dans les cas où ils n’en ont pas trouvés ou dans ceux où ils les ont rapidement épuisés, ils se sont mis à piller toutes les formes de produits naturels, dont le travail humain. Il est bon de rappeler que durant le premier siècle de conquête, les sources officielles espagnoles avaient désigné les autochtones du nouveau continent par le terme espagnol naturales (en français « natifs »), c’est-à-dire, comme une extension de type hominidé de la nature, de sorte que si cette dernière était susceptible d’être possédée à titre privé, les autochtones l’étaient tout autant puisqu’ils en faisaient partie.

La société latino-américaine est née profondément divisée en classes. Les Européens et leurs descendants ont, depuis le début, créé des relations matérielles de domination et se sont assuré que leurs idées étaient celles dominantes dans les sociétés qui naissaient, à travers la religion ainsi que la soumission des cultures autochtones et africaines, qui, malgré tout, ont résisté et survécu.

L’Européen qui vient en Amérique lors des premiers temps de l’invasion de notre continent est un homme de la Renaissance qui se considère comme le centre de la création et qui voit tout élément naturel comme possible bien privé. Il porte déjà en lui, de manière embryonnaire, les idées qui construiront le modèle capitaliste. Il vient en Amérique afin d’amasser une fortune qui lui permettra d’atteindre un statut social privilégié, jusqu’alors refusé par la hiérarchisée et rigide société féodale européenne. Il tentera par tous les moyens de transformer la nature et le travail humain en capital qui lui-même se transformera en pouvoir, en honneurs et en privilèges. En d’autres termes, le capital pour lequel il lutte, tue, vole et réduit en esclavage commence déjà à être une fin en soi avant d’être un instrument monétaire d’échange.

Ces idées des classes dominantes vont influer, d’une manière ou d’une autre, sur la pensée des autres classes qui composaient notre société coloniale. La nature va alors être perçue, par toute la population, comme une source potentielle de capital susceptible d’être possédée de façon privée afin de représenter un certain pouvoir. Durant les siècles suivants, les idées qui proviendront de nouveau d’Europe iront toujours dans ce sens.

Francis Bacon et René Descartes vont devenir deux fondateurs philosophiques de la modernité européenne et leurs idées vont avoir une influence certaine la formation de la pensée occidentale et, par dérivation, également sur celle latino-américaine. Dans son œuvre la plus connue Novum organum, Bacon annonce et présente un projet de recherche philosophico-naturaliste visant à restaurer le savoir et, par conséquent, le pouvoir, qu’avait Adam sur la nature lorsqu’il était au paradis et que l’humanité avait perdu suite au péché originel. Il faut rappeler ici que le Nouveau Monde représentait pour de nombreux Européens le jardin d’Éden. Christophe Colomb lui-même avait cru voir en l’est du Vénézuela le paradis terrestre et a pris le fleuve Orénoque pour l’Euphrate, puisqu’il n’y avait rien d’étrange à affirmer ou à croire qu’en Amérique, l’Européen se retrouvait au paradis avec les pleins pouvoirs originels. Bacon a renforcé les idées de domination sur l’environnement lorsqu’il a affirmé que « les égarements de la nature doivent être dominés, elle doit être réduite au service et à l’esclavage. Le but d’un scientifique est de la torturer jusqu’à ce qu’elle révèle ses secrets ». Les conquistadors et les colonisateurs (et par la suite, leurs descendants) ont compris qu’il fallait la torturer pour qu’elle révèle ses secrets mais également pour qu’elle livre ses richesses.

Descartes, quant à lui, a été le pionnier du rationalisme moderne avec lequel a débuté le processus de démythification et de désacralisation de la nature (« la vocation de l’être humain réside dans le fait d’être maîtres et propriétaires de la nature », a-t-il écrit) ouvrant le chemin à sa conversion en une simple marchandise susceptible d’être possédée à titre privé.

Les XVIIe et XVIIIe siècles vont être ceux des Lumières en Europe. Cet influent mouvement philosophique et humaniste va toucher de manière profonde la pensée d’une bonne partie des élites latino-américaines dont les idées vont, à leur tour, influencer le reste de la population de notre continent. Les Lumières (à l’exception de J. J. Rousseau) ont promu et défendu la culture, la raison, la société et la science (européennes) en tant qu’instruments pour dépasser le « naturel », dans le sens de sauvage et arriéré. Ainsi a commencé à se créer le courant (dogme) de pensée qui défendait le progrès infini éclairé ou guidé par les lumières de la science et de la raison. Emmanuel Kant, l’un des philosophes les plus représentatifs de la modernité occidentale, signalait que « la nature est un état primitif que l’être humain doit dépasser par l’être humain » (Européen, blanc et chrétien).

Ce dépassement ne pourrait être atteint qu’en s’éloignant le plus possible du reste de la nature, en commençant par sa propre domestication grâce à l’adoption de rituels sociaux, de bonnes manières et de règles de conduites « civilisées », qui ne sont pas naturels. Ce même projet s’est ensuite étendu à la domestication et à la transformation du reste de la nature (les cirques qui proposaient des spectacles d’animaux sauvages domptés proviennent de cette époque).

Le modèle culturel européen de la modernité, un miroir dans lequel nos élites essayaient de refléter la nature et le naturel, était quelque chose de lointain, d’étranger, quelque chose contre lequel il fallait lutter, qu’il fallait contrôler et finalement vaincre. Nous pouvons trouver ici l’explication ou la justification de la phrase historique prononcée par Simón Bolivar après le tremblement de terre qui a détruit la ville de Caracas en 1812 et qui a été perçu par certains prêtres catholiques comme un châtiment divin du soulèvement contre l’ordre colonial existant, les Vénézuéliens avaient déclaré : « Si la nature s’y oppose, nous lutterons contre elle et ferons en sorte qu’elle nous obéisse. » Cette phrase du Libertador a représenté depuis lors un dogme de foi pour des générations de Vénézuéliens et de Latino-américains dans leur vision et leur relation avec la nature.

La séparation entre Homme et nature a été totale. La nature n’était pas seulement quelque chose contre laquelle il était possible de lutter ou qui pouvait être dominée mais cette lutte et cette domination représentaient un impératif de civilisation et une condition nécessaire au progrès. Notre patrie est née avec la fausse conscience de voir la nature comme un ennemi qu’il faut dominer et même redessiner. Nous changeons notre compréhension de la nature et les relations que nous avons avec elle. Au lieu de la contempler comme une œuvre divine et magique, nous la voyons comme une chose imparfaite et limitée en raison (le désenchantement du monde dans l’étymologie de Weber). Au lieu d’avoir une attitude contemplative nous adoptons une attitude pragmatique et instrumentale qui cherche (et arrive même) à exploiter la nature, réduite à n’être qu’une matière première. Nous avons ainsi perdu le lien naturel nécessaire avec le monde qui nous entoure.

La science positiviste, ordonnée, mécanique et rationnelle a légitimé pendant la majeure partie du XIXe siècle, le contrôle intellectuel et physique de la nature, d’abord par l’homme scientifique puis par l’homme capitaliste, qui rémunérait le premier. Le XIXe siècle est témoin de l’apothéose de l’idée de progrès, associée sans hasard à l’apogée de l’impérialisme européen ainsi qu’au commencement de l’expansion mondiale du modèle capitaliste.

Dans l’Amérique Latine indépendante des XIXe et XXe siècles, l’idéologie libérale a fait office de plate-forme politique pour les nouveaux besoins des oligarchies républicaines émergentes et leur principale devise ou slogan était : « civilisation ou barbarie ». La barbarie, la sauvagerie et la société arriérée devaient, au nom de la civilisation, se combattre avec le progrès, la discipline et l’ordre. Nos pays ont été victimes de dictatures strictes qui ont imposé l’ordre et le progrès que l’idéologie positiviste, les oligarchies créoles et les nouvelles entrées de capitaux avaient posé comme condition nécessaire à toute forme de progrès, et ce, même au Brésil où le slogan « Ordre et progrès » a été inscrit sur le drapeau national.

Dans nos pays, la dichotomie civilisation ou barbarie a pris des caractéristiques géographiques : la ville et le citadin représentaient la civilisation alors que la campagne et le paysan, l’autochtone, l’agriculteur, en un mot, la nature, ont incarné le barbare et le sauvage, l’arriéré et l’idiot. Une discrimination qui continue de nos jours. Notre production littéraire n’a fait qu’alimenter cette vision. Des auteurs comme l’Argentin Domingo Faustino Sarmiento avec son roman Facundo, le Colombien José Eustacio Rivera avec La Vorágine ou le Vénézuélien Rómulo Gallegos avec son classique Doña Bárbara, pour ne citer que les plus célèbres, ont popularisé la vision de la nature comme d’un élément hostile, barbare et arriéré qu’il fallait soumettre, domestiquer et civiliser pour pouvoir avancer vers le progrès et le bonheur social.

À partir des trois dernières décennies du XIXe siècle, l’Amérique Latine intègre définitivement le système capitaliste mondial. D’énormes quantités de capital et de technologies provenant du monde Nord Atlantique sont arrivées dans nos pays. Les exploitations minières et les monocultures se sont étendues et intensifiées, faisant dépendre nos économies de la production de valeurs d’échange. Les besoins et exigences du marché capitaliste mondial ont poussé nos pays sur la scène de la modernité occidentale. Les pratiques sociales, économiques et environnementales agressives des représentants des consortiums internationaux qui, en quelques dizaines d’années, ont colonisé à nouveau l’Amérique Latine, ont formé les nouvelles idées dominantes dans nos sociétés car, en fin de compte, ces dernières ne sont que l’expression idéale des relations matérielles dominantes. Les nouvelles formes de division du travail, d’organisation sociale et jusqu’au langage que le capitalisme a introduit dans nos sociétés ont entraîné d’énormes changements dans les relations entre les Hommeset leur environnement ainsi qu’entre eux-mêmes. L’individualisme égoïste dans le domaine social et l’éloignement de l’environnement dans celui de l’écologie ont été les conséquences les plus graves de ces changements.

Durant la première moitié du XXe siècle, la majorité des gouvernements latino-américains a adhéré aux thèses modernisatrices du capitalisme mondial en essayant d’« européaniser » leurs sociétés à travers l’adoption de modèles économiques développementalistes ainsi qu’en encouragement l’immigration depuis ces pays afin d’accélérer cette modernisation. À partir des années 50, des thèses se sont popularisées, comme celle de la Commission Économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC) qui proposait une industrialisation accélérée et d’importants investissements en matière d’infrastructures afin d’« intégrer » le développement à la majeure partie des territoires et des populations de ses États respectifs, ayant des conséquences environnementales presque toujours désastreuses. À gauche, la théorie de la dépendance a été entachée par cette même solution (le péché) développementaliste pour régler notre problème de retard et n’offrait rien de nouveau quant à la façon dont nous pourrions rompre avec notre dépendance culturelle (toujours actuelle) dans nos relations avec la nature afin d’en obtenir le nécessaire pour vivre.

Le socialisme scientifique en Amérique Latine

Les idées révolutionnaires du socialisme scientifique européen sont arrivées assez tard sur nos terres américaines et ce, pour de multiples raisons (dogmatisme, manque d’originalité dans son interprétation et son application dans nos réalités socioculturelles, offensive dévastatrice et soutenue de l’industrie culturelle des centres capitalistes en faveur de l’individualisme et du consumérisme). Son impact sur la conscience collective de nos sociétés a depuis été limitée. Parmi les possibles causes du manque de présence de ces idées chez la majorité de nos populations pourrait être noté l’absence d’efforts réalisés afin d’établir de solides liens entre les travaux de Marx et d’Engels sur les formes de socialisme communautaire qu’utilisent depuis des millénaires nos peuples autochtones dans leurs méthodes de production et d’organisation sociale. Des efforts qui ont été faits par José Carlos Mariátegui dans son journal l’Amauta et qui doivent être étudiés plus en profondeur afin de construire un nouveau modèle de socialisme.

Les traditions communautaires et collectives de nos sociétés ont été attaquées depuis le début du processus d’invasion et de génocide accompli par les Européens et, ensuite, par leurs descendants transformés en une classe oligarchique, sous prétexte qu’elles représentes des pratiques et des idées arriérées, archaïques ainsi que contraires au progrès social et individuel. Sauver, revendiquer et revaloriser ces idées et ces pratiques est un impératif contre-culturel face au modèle capitaliste.

Les idées se rapprochant du socialisme scientifique ont commencées à être diffusées sur nos terres de manière plus ou moins massive à partir de la célébration du 15e Congrès du parti communiste de l’URSS en 1929. Cette diffusion se caractérisa par un dogmatisme stricte et souvent par la vulgarisation de la pensée marxiste dans les manuels et bréviaires du matérialisme dialectique. Le marxisme dogmatique et canonique qui venait de l’URSS a été incapable de s’adapter à nos réalités et ses diffuseurs n’ont pas pu, dans la majorité des cas, comprendre nos particularités historiques et sociales. Les importantes productions intellectuelles comme celle du Cubain José Martí, du Péruvien mentionné plus haut José Carlos Mariátegui ou des Vénézuéliens Simón Rodríguez et Pío Tamayo, pour ne citer qu’eux, ainsi que les luttes de résistance des indigènes, des esclaves, des pauvres et des paysans n’ont pas été considérés par le marxisme orthodoxe soviétique scolastique et ses créoles non arriérés, en tant qu’apports potentiellement précieux pour les processus de transformation révolutionnaire de nos sociétés. La popularisation de ces idées au sein de notre population en a pâtit encore plus.

En ce qui concerne les relations entre l’Homme et la nature, Karl Marx, dans son extraordinaire œuvre intellectuelle, a toujours considéré la société humaine comme faisant partie de la nature (corps inorganique de l’Homme), de sorte que la thèse qui soutien que la lutte des Hommes pour la justice est, à son tour, la lutte pour la défense de la nature, reste implicite dans son œuvre. Cependant, ce que la scolastique soviétique et ses représentants sur nos terres ont défendu était une interprétation erronée, marquée par le développement et l’eurocentrisme, de la thèse qui se rapprochait du fait qu’à travers le travail, les Hommes ont la pleine capacité de transformer la nature et qu’en le faisant ils se transforment eux-mêmes ainsi que leur société. L’Homme est ainsi une nature transformée par les pratiques sociales.

Depuis que l’espèce humaine a dépassé l’étape de la chasse et de la récolte en tant que mode de vie, l’Homme, pour pouvoir survivre, a toujours eu besoin de transformer son environnement. L’importance de l’impact que ces transformations ont eu sur les différents écosystèmes terrestres a varié selon les différents modes de production utilisés par les sociétés humaines à travers le temps. Jusqu’à l’apparition du capitalisme, l’Homme a transformé la nature afin d’en obtenir des biens auxquels il a fondamentalement attribué des valeurs d’usage. Le mode de production capitaliste est venu modifier considérablement cette situation. Dans ce système, les interventions des êtres humains sur leur environnement servent essentiellement à produire des valeurs d’échange, des objets transformables en capital, à savoir, des marchandises, et comme Marx l’a indiqué, l’unique limite du capital est le capital lui-même, c’est-à-dire, qu’au sein de ce système il n’existe pas de limites au pillage des biens naturels afin de produire des valeurs d’échange et de ce fait il n’existe pas de limite à la destruction de l’environnement naturel.

Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx explique ce que plus tard, au XXe siècle, la majorité de ses commentateurs va confondre : « Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme. »

Tout au long de son œuvre, il apparaît clairement que Marx a compris la contradiction essentielle existante entre le caractère potentiellement limité de l’accumulation de valeurs, d’une part, et le caractère limité des ressources naturelles, d’autre part. C’est pourquoi, s’impose aujourd’hui une révision de la thèse du déploiement et du développement illimité, constant et soutenu des forces productives de la société humaine comme condition nécessaire à la transformation révolutionnaire de cette même société, car ces 100 dernières années nous avons pu constaté comment le développement de ces forces productives a généré (pour le capitalisme, mais également pour les essais socialistes qui ont été faits jusqu’à aujourd’hui) une dynamique incontrôlable de destruction des écosystèmes terrestres. Personne n’a autant dénoncé que Marx la logique capitaliste de la production pour la production même (productivisme). L’idée réelle et correcte du socialisme de Marx (à l’inverse de l’interprétation idiote et caricaturale bureaucratique) est celle d’un système centré sur la production de valeurs d’usage, biens nécessaires à la satisfaction des besoins humains, sans contradiction avec la nature.

La manière que nous, les êtres humains, employons pour transformer les écosystèmes dans lesquels nous vivons, et dont nous sommes une partie indivisible, détermine le modèle social dans lequel nous évoluons, car le facteur essentiel de toute pratique sociale est la manière de produire les éléments nécessaires à notre vie. Une pratique sociale prédatrice envers l’environnement naturel produira nécessairement une société prédatrice et hostile pour quiconque l’intègre, puisqu’en fin de compte, l’Homme et sa société ne sont qu’une nature humanisée par cette même pratique sociale.

Sans comprendre entièrement ces idées dans toute leur dimension réelle et poussés par la féroce compétition mise en place par le système capitaliste mondial dans tous les domaines de la vie sociale, les dirigeants de la révolution soviétique ont lancé leur pays dans une course au suicide en ce qui concerne le productivisme à outrance qui a inexorablement conduit l’URSS au capitalisme d’État. Un chemin qu’a ensuite emprunté la révolution chinoise et que nous ne pouvons suivre car nous aspirons et croyons à la possibilité de construire une société viable et durable, autant au niveau social qu’écologique, qui, au bout du compte, sont les deux côtés d’une même pièce de monnaie. Les élites soviétiques d’hier, tout comme celles d’aujourd’hui en Chine, n’ont pas paru comprendre, ou les pression et menaces politiques les ont empêchées de comprendre et d’agir autrement, que le déploiement ainsi que le développement constant et durable des forces productives de la société humaine au sein du modèle capitaliste, sous tutelle ou non de l’État, génèrent des dynamiques qui, comme nous l’avons noté auparavant, se transforment tôt ou tard en forces destructives de la nature ainsi que de l’Homme et de sa société. Des forces qui détruisent le métabolisme social nécessaire à l’existence humaine. Cette incompréhension persiste au sein d’une grande partie de ceux qui aujourd’hui tiennent un rôle important dans la révolution bolivarienne, et dans bon nombre de leurs actes et opinions apparaît l’ombre de ces erreurs historiques.

La construction d’un nouveau modèle d’organisation économique et sociale qui élimine l’antagonisme Homme/nature, exacerbé durant ces 100 dernières années par le capitalisme jusqu’à des limites insoutenables, est l’un des plus grands défi, si non le plus grand, qui se présente à la révolution bolivarienne. Un défi qui, en outre, doit être confronté aux caractéristiques et particularités d’une société rentière, historiquement soumise à des valeurs du modèle capitaliste-consumériste-développementaliste que l’on prétend changer. Ces valeurs qui, par ailleurs, ont de nombreuses fois été, et sont encore aujourd’hui, encouragées par des personnes de ce même gouvernement qui proclame avoir comme objectif la construction du socialisme du XXIe siècle.