Dossier Luttes populaires autour des problématiques énergétiques et urbaines en Inde

La monopolisation des ressources urbaines : le cas du Club de golf d’Hyderabad

, par Intercultural Resources , JAIRATH Vasundhara

Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Pierre Bourgeois, traducteur bénévole pour Ritimo. L’article original est en ligne sur ce site The Monopolisation of Urban Resources : the case of the Hyderabad Golf Club

 

Mettre sur pied un terrain de golf « d’utilité publique »

 
Le plus récent terrain de golf à Hyderabad — la capitale du Andhra Pradesh, un état du sud de l’Inde — est établi dans le décor historique du fort de Golconde et des tombes des Qutb Shâhi. Il s’agit d’un partenariat entre l’Association de golf d’Hyderabad (HGA – Hyderabad Golf Association) et la Corporation de développement touristique d’Andrha Pradesh (APTDCL – Andhra Pradesh Tourism Development Corporation Ltd), cette dernière affirmant la vocation publique de ce terrain. Cependant, les frais d’adhésion sont présentement de 150 000 roupies pour trois ans (ce qui vise surtout les riches Indiens non résidents) ou 750 000 roupies pour devenir un membre associé.

Cet article relate comment le gouvernement d’Andhra Pradesh a délibérément mal interprété l’expression « utilité publique » en faveur d’intérêts privés : la HGA. Le gouvernement a agi de manière arbitraire depuis le début. En octobre 1998, un ordre gouvernemental a décrété l’acquisition, pour usage public, de 52 acres de terrain dans le but de « développer un site touristique avec un sanctuaire d’oiseaux ». Ce terrain faisait partie de Naya Qika, une partie du fort Golconde. Un processus d’appropriation de terrain a été enclenché l’année suivante et le terrain a été acheté en vertu de la Loi d’achat de terrains (LAA – Land Acquisition Act) de 1884, qui a été mise en place par le gouvernement colonial britannique et qui est encore abondamment utilisée. De plus, « étant donné l’urgence du dossier », l’état a invoqué une clause de la LAA qui permet au gouvernement d’ignorer les oppositions au processus d’appropriation. On doit noter ici que la clause d’urgence a été inclue par les Britanniques pour, par exemple, « des modifications soudaines de... voie(s) navigable(s) », « d’imprévu(s) urgent(s) » ou de cas importants relatifs à « l’alimentation en eau pour l’irrigation, le drainage, la communication par route ou l’électricité ». On laisse au citoyen le soin d’imaginer comment un sanctuaire d’oiseaux peut correspondre à cette définition.
 
Le 6 juin 1999, des avis furent envoyés aux cultivateurs les exigeant de remettre leurs terres au responsable du développement du revenu (RDO – Revenue Development Officer) avant le 17 juin 1999. Cependant, alors que le gouvernement avait d’abord insisté sur l’urgent besoin d’un sanctuaire d’oiseaux, une réunion subséquente entre des responsables du gouvernement et des représentants des cultivateurs nous présente une image complètement différente. Selon le compte-rendu de cette réunion, « Le directeur général, AP [Andhra Pradesh] du Tourisme a a réalisé une demande, le 18 décembre 1998, en vue de l’acquisition de 52 acres de terrain dans le village de Qila Mohammad Nagar [...] pour le développement d’un site touristique et d’un sanctuaire d’oiseaux. Le département du Tourisme a pris la décision par la suite, de construire un terrain de golf. Les démarches d’appropriation du terrain ont été entreprises et la propriété a été transmise au département du Tourisme d’AP le 17 juin 1999 ». Aucune explication supplémentaire n’a été fournie pour ce changement d’affectation.
 
On ne peut surestimer l’attitude arbitraire et despotique des responsables du gouvernement qui ont invoqué la clause d’urgence pour un sanctuaire d’oiseaux pour ensuite modifier le but pour lequel le terrain a en fait été acquis. Mais ce qui est encore plus choquant est l’arrogance avec laquelle le gouvernement de l’état a considéré le terrain de golf comme étant un projet d’utilité publique, même s’il n’avait pas été annoncé comme tel. L’étiquette « sanctuaire d’oiseaux » a été utilisée dans l’unique but de s’approprier du terrain en vertu de la LAA, ce qui représente une acceptation tacite qu’un terrain de golf est tout sauf un projet d’utilité publique. Mais après que le terrain ait été « acquis » officiellement, les représentants de l’état ont tout simplement décidé de modifier l’utilisation qui en serait faite.
 
Ce cas est pertinent dans le cadre du présent débat autour du projet de loi de 2011 sur l’appropriation, la réhabilitation et la relocalisation des terrains, qui a été présenté pour répondre aux critiques de la LAA datant de l’époque coloniale. Le projet de loi fournit cependant au gouvernement une plus grande latitude pour l’interprétation qu’il fait de l’expression « usage publique » ; le cas du terrain de golf montre d’ailleurs jusqu’à quel point l’état a abusé de ce pouvoir d’interprétation. Le seul fait que ce terrain soit une joint-venture entre une entité gouvernementale — l’APTDCL — et un partenaire privé — la HGA — n’en fait pas un bien ou un service public. Il s’agit en fait d’un précédent : un organisme gouvernemental est impliqué dans une entreprise privée dans le cadre de ses fonctions officielles !
 

Un bref historique du terrain

 
Les 52 acres dont il est question dans le dossier du terrain de golf, sont des terres agricoles qui ont été allouées à des familles il y a 250 ans environ. En 1951, suite à une intervention de la police et l’annexion d’Hyderabad par l’état indien, les descendants de ces familles ont reçu des titres de propriété pour leurs parcelles de terrain. La plupart de ces agriculteurs font partie des castes Scheduled (une catégorie administrative pour les castes traditionnellement basses et connues auparavant sous le nom « d’intouchables ») et des tribus Scheduled (une catégorie administrative pour les groupes autochtones), avec trois ou quatre ménages musulmans. Jusqu’au début des années 90, les fermiers cultivaient deux récoltes de riz avec de l’eau provenant du Jamalikunta, un bassin d’eau historique. Ils cultivaient le riz, même si le Jamalikunta était aussi devenu un des plus grands dépotoirs d’Hyderabad, recevant les déchets d’Hyderabad et de Secunderaba qui est située non loin de là.
 
Tout ceci a changé en 1992 lorsque le gouvernement a décidé de nettoyer ce dépotoir. Cependant, le moyen utilisé a été de convertir le site en terrain de golf privé — la première phase du terrain dont il est question — et de réduire le plan d’eau historique à un peu plus qu’une flaque. Ainsi les agriculteurs furent heureux de vivre sans l’odeur du site de remplissage. Cependant l’alimentation en eau pour leur double récolte de riz a été interrompue et depuis, ils cultivent de l’herbe pour nourrir le bétail. Les lourdes pertes et l’impact sur le revenu des agriculteurs, pour une simple recherche esthétique, n’ont absolument pas été reconnus par la HGA ni par les autorités de l’État. Qui plus est, il semblerait que « l’embellissement » du bassin d’eau passe étrangement par son remplissage avec de la boue et le recouvrement du terrain ainsi obtenu avec de la pelouse. Hélas, on a gagné en beauté, mais on a perdu le bassin.
 

L’acquisition des terrains des cultivateurs

 
En 2000, lors du processus d’acquisition en vue de la nouvelle phase du parcours de golf, des prix furent accordés dans 54 dossiers et le montant de la compensation pour les terrains ainsi obtenus a été fixé à 80 000 roupies par acre. À ce moment-là les empreintes des pouces des agriculteurs ont été prises, la plupart d’entre eux étant illettrés, et les documents relatifs à leurs terres leur ont été enlevés. Ainsi, non seulement la compensation leur a-t-elle été attribuée avec une année de retard, mais le montant exact en a été fixé un an après « l’acquisition » des terrains. Cependant, les agriculteurs ne pouvaient accepter cette minuscule compensation en échange de fertiles terres urbaines ; ils en sont d’ailleurs encore les propriétaires et ils continuent,, à y faire pousser de l’herbe aujourd’hui .
 
Le 18 décembre 2001, le Gouvernement a ordonné que soient remis à l’APTDCL, 212 acres de terrain, incluant les 52 acres mentionnés précédemment, dans le but d’y installer un terrain de golf, et le 6 février 2002 un transfert de licence a été fait de l’APTDCL à la HGA. Il ne fait aucun doute que l’installation du premier parcours de neuf trous (érigé sur le dépotoir) ne nécessitait pas une telle entente avec l’État, puisqu’elle n’impliquait ni l’acquisition de terres agricoles privées ni l’accès au monument patrimonial. Le transfert de licence a ainsi été nécessaire afin que la HGA puisse obtenir un accès libre et sans restriction à ces espaces. Pour cela, le gouvernement a fait l’acquisition de terrains, soi-disant pour en faire un usage public, et en a changé la vocation après les avoir « acquis ».
 

Les protestations

 
En 2004 et 2005, l’organisation des agriculteurs de la région — le Comité de coordination des agriculteurs — a fait appel à diverses autorités incluant le ministre en chef d’Andrha Pradesh et le président de la Cours Suprême indienne pour qu’ils interviennent dans ce dossier. Ils ont exigé de recevoir une compensation au prix du marché (qui était beaucoup plus élevé que les maigre 80 000 roupies paracre qui avait été offert) ou de récupérer leurs terrains avec tous les documents. Enfin en mars 2006, une réunion s’est tenue entre des représentants de l’état sous la direction d’Arvind Kumar, le gouverneur du district, et le Comité de coordination des agriculteurs. Ces derniers se souviennent d’Arvind Kumar comme d’un sympathique représentant qui tenait à régler la question de façon à les satisfaire . Au cours de la réunion, il a été décidé de mettre en place un comité composé de représentants de l’État, de la population et des agriculteurs, dans le but de trouver d’ autres terrains, de valeur équivalente, pour remplacer les terrains acquis. Ce processus devait être complété dans les six mois suivant la réunion.
 
Par la suite, Arvind Kumar a été muté. En 2008, le nouveau gouverneur du district, Naveen Mittal, a convoqué les agriculteurs à une réunion, affirmant que d’autres terrains avaient été trouvés. Les terrains offerts étaient évalués à 50 000 roupies par acre, selon le gouvernement. L’offre a été refusée puisque les agriculteurs trouvaient inacceptables les conditions de l’échange. Environ 10 d’entre eux ont accepté un montant supérieur et ne se sont pas joint au mouvement de résistance.
 
La plupart des agriculteurs qui cultivent cette terre sont des marginaux qui se partagent deux acres de terre ou moins entre leurs grandes familles. Avec le passage des générations, la même superficie de terre est divisée parmi de plus grandes familles. Cette augmentation de demande envers la terre combinée au passage de la culture du riz à celle de la pelouse, a précarisé la vie des cultivateurs. Fakim Khan de Qila Mohammad Nagar est l’aîné de trois frères, dont deux sont mariés, avec un enfant chacun. Ils ont perdu leur père lorsqu’ils étaient jeunes, ils n’ont pas reçu d’éducation et ils travaillent sur la terre depuis leur enfance. Ces frères cultivent de l’herbe et peuvent gagner de 400 à 500 roupies à eux trois. Cet argent sert non seulement à supporter leur mère et leurs familles, mais également la famille de deux sœurs dont une est veuve. Certaines personnes trouvent surprenant de voir ces agriculteurs continuer à se battre pour une terre qui offre si peu de rendement, mais leur contestation montre jusqu’à quel point l’offre du gouvernement est injuste. Cette terre a fait vivre plusieurs générations et constitue leur principale source de revenu.
 
En 2008, le gouvernement et la HGA ont continué à miner leur crédibilité lorsqu’ils ont « glorifié » le fort de Golconde, en violant plusieurs lois sur la protection des monuments historiques. Ce fort est un symbole et représente le deuxième plus important d’Hyberabad après celui de Charminar. L’APTDCL et la HGA soutiennent qu’ils protègent le monument des intrusions et qu’ils le transforment en site touristique. En fait, ils menacent le patrimoine de la ville en endommageant le monument historique et en violant plusieurs lois.
 
En juin 2012, en tentant de forcer la situation, les représentants du gouvernement ont fermé les entrées principales de Naya Qila après avoir fait venir de l’équipement lourd pour détruire la récolte des agriculteurs. Lorsque ces derniers se sont présentés aux entrées pour protester et exiger de voir les ordres commandant une telle action, le représentant du Développement du revenu a répondu qu’il n’était pas obligé de montrer de tels documents. Fahim Kahan, dont la seule source de revenu était cette terre sur le point de lui être enlevée, a tenté de s’immoler sur le site, dans un geste de colère et d’impuissance ; des compagnons ainsi que des membres de sa famille l’en ont empêché. Ce n’est qu’après ces incidents que les portes furent rouvertes et que les agriculteurs ont pu retourner sur leurs terres. Cependant, en juillet 2012, il y eut une autre offensive lorsque de l’équipement lourd a été ramené sans préavis, sur les terres des agriculteurs pour commencer l’excavation sous protection policière. Le gouvernement de l’état ne voit aucune raison de les prévenir car il soutient que les terres appartiennent à l’état.
 
Les raisons invoquées pour creuser ne sont pas du tout crédibles. La section d’Hyderabad du Sondage archéologique de l’Inde (ASI – Archaeological Survey of India) a commandé cette excavation à la Corporation municipale du grand Hyderabad (GHMC – Greater Hyderabad Municipal Corporation), à cause d’une possible « infiltration d’eau » qui selon eux se produirait à l’intérieur des murs du fort, ce qui représenterait un danger potentiel pour les monuments historiques. Une autre entorse à la logique : ici « l’infiltration d’eau » fait référence au talab Naya Qila (un étang), une étendue d’eau historique !
 
Un examen critique du Club de golf d’Hyderabad et du grand nombre de violations qui se sont produites tout au long de sa mise en place, montrent comment l’État et la HGA ont écrasé toutes les oppositions pour s’approprier des ressources autant privées que publiques pour les destiner à un usage réservé à une élite. Le terrain de golf n’est pas seulement une tentative de monopolisation des ressources de la ville — son eau et ses monuments patrimoniaux —, mais c’est aussi une tentative d’ appropriation des quelques ressources de pauvres agriculteurs. Et ceci, afin que les riches puissent jouer au golf dans le décor du fort de Golconde et des tombes des Qutb Shâhi. L’argument rhétorique de la protection est rempli de l’arrogance des personnes d’influence, selon lesquelles protéger quelque chose signifie la protéger des pauvres. Ils nous disent que seuls les riches peuvent protéger et que seuls les pauvres peuvent empiéter.
 
Les anciens canaux demeurent intacts et sont « protégés » depuis les 250 années durant lesquelles les agriculteurs ont mener à bien leur travail. Aujourd’hui, le monument est assiégé par le terrain de golf. Le terrain est modifié par le déversement massif de boue ; il y a des travaux de construction à l’intérieur et à l’extérieur des murs du fort ; le terrain a été creusé alors que cela est interdit et des artéfacts anciens y sont déterrés par des entrepreneurs plutôt que par l’ASI ; des barrières et des clôtures sont érigées à l’intérieur de Naya Qila, ce qui restreint l’accès aux structures patrimoniales ; tout ceci, nous disent-ils, pour le développement du monument patrimonial. Ils veulent nous faire croire que l’installation d’un terrain de golf est la seule façon de protéger Naya Qila. Un tel argument dispense les services concernés de leur obligation de protéger et de sauvegarder le monument et les bassins environnants, et en remet la responsabilité à une acteur privée, qui n’est intéressé à protéger ni le bassin d’eau ni le monument patrimonial, mais bien plutôt à pratiquer un golf de « classe internationale ».