Les Brésiliens sont encore descendus par milliers dans les rues du pays pour protester contre la corruption et les dernières mesures d’austérité proposées par le gouvernement de la présidente Dilma Roussef. Les manifestations du 13 et 15 mars sont cependant très différentes de celles qui ont ébranlées le pays en 2013. A la différence des mouvements d’il y a deux ans, la société brésilienne apparaît de plus en plus divisée.
D’un côté, la manifestation du vendredi 13 mars à l’appel des syndicats, des mouvements sociaux et des forces progressistes qui ont participé à la réélection de la présidente de centre-gauche. Ils ont manifesté pour que le géant pétrolier brésilien, Petrobras, au cœur d’un scandale de corruption, demeure dans le giron public. Et contre la demande de destitution – impeachment – de la présidente. Une revendication formulée par les secteurs de la société les plus réactionnaires. Selon les organisateurs, 175 000 personnes ont manifesté à travers le pays.
Deux jours plus tard, une manifestation dominicale, principalement à São Paulo, a réuni, selon les sources, entre 300 000 et 1,5 million de personnes. Elles défilaient aux couleurs du drapeau brésilien, vert et jaune, aux cris de Fora Dilma (« Dilma dehors ») et avec des slogans très hostiles au Parti des travailleurs (PT), au pouvoir. Sur certaines banderoles, des appels à un putsch militaire sont même explicites. Une référence à la dictature militaire que le pays a connu entre 1964 et 1985. Les partis de droite brésiliens se sont bien gardés de soutenir ouvertement ce mouvement.
Un mouvement financé par des milliardaires états-uniens ?
Qui sont ces manifestants ? Le mouvement de dimanche a été organisé via les réseaux sociaux par divers collectifs s’affichant indépendants des partis, dont le mouvement Brésil Livre (« Brésil libre »). Selon la presse brésilienne, les principaux animateurs de ce mouvement font partie de l’organisation sans but lucratif « Étudiants pour la liberté ». C’est la filiale brésilienne de Students for Liberty, association nord-américaine financée par deux multi-milliardaires, les frères Charles et David Koch. Selon la revue Forbes, ils figurent à la 6ème place des plus grosses fortunes mondiales. En plus de financer des fondations, des cercles de réflexion et des organisations étudiantes, ils sont à la tête d’un empire – pétrole, gaz naturel, chimie, finance, courtage de matières premières, élevage... Et sont très impliqués dans le soutien au lobby climato-sceptique, qui nie la réalité du réchauffement climatique (lire ici).
L’impopularité de Dilma et de son gouvernement s’explique par la crise qui commence à frapper l’économie brésilienne, par un scandale de corruption qui secoue actuellement le pays, lié à Petrobras, et par la récente augmentation des impôts. Selon le journaliste Antonio Martins, du site Outras Palavras, le nouveau plan d’austérité annoncé par Joaquim Levy, l’orthodoxe ministre des Finances, « épargne fortement l’oligarchie financière », et l’augmentation des impôts « atteint principalement les classes populaires et moyennes ». Avec ces mesures, Dilma Roussef réussit à désenchanter une bonne partie de son électorat. De quoi faire écho à ce qui se passe en France... Austérité et hausse des prix ne font que commencer au Brésil : les tarifs du secteur de l’énergie pourraient monter de 20%. D’importantes coupes budgétaires dans les programmes sociaux, qui ont tant marqué la différence entre le gouvernement de Lula et ses prédécesseurs néo-libéraux, sont à l’étude.
Vers la privatisation de la principale entreprise publique ?
Pour une bonne partie des syndicats, de la gauche et des mouvements sociaux, le scandale de corruption qui touche Petrobras, appelé Lava Jato (blanchiment rapide) est instrumentalisé pour fragiliser davantage l’entreprise et l’ouvrir à la privatisation. « L’attaque subie par Petrobras n’a pas comme objectif de corriger ce qui n’y fonctionne pas. Il existe un mouvement orchestrée par les intérêts privés et internationaux contre l’entreprise », dénonce João Antonio de Moraes, directeur de la Fédération unique des pétroliers, principal syndicat du secteur. Petrobras est déjà une société anonyme partiellement privatisée. Ses principaux actionnaires sont, selon le quotidien Folha de São Paulo, l’Etat fédéral avec 28,5% des actions, plusieurs branches de la banque publique de développement (BNDES) avec 17%, et le fond des pensions des fonctionnaires de la banque du Brésil (Previ), à moins de 3%. Le reste (51%) appartient à des actionnaires privés ou institutionnels. A la fin de l’année 2014, son cours en Bourse s’écroule à cause du scandale de corruption.
L’affaire éclate en mars 2014. Une opération de la police fédérale révèle l’existence d’une vaste opération de blanchiment d’argent dont les bénéficiaires sont des grands groupes du BTP et des hommes politiques de la coalition au pouvoir : le puissant PMDB (centre-droit) et le PT (gauche), le parti de la présidente. Les entreprises du BTP impliquées auraient obtenu des contrats avec Petrobras grâce au reversement de pots-de-vin à des dirigeants de l’entreprise ou des hommes politiques. Des contrats qui auraient été systématiquement surfacturés. 27 personnes sont mises en examen par le ministère public fédéral, dont le trésorier du Parti des travailleurs (PT), João Vaccari Neto, et l’ancien ministre libéral Antonio Palocci. Dans l’enquête en cours, d’autres hommes politiques sont déjà cités par la justice : le président du Sénat, Renan Calheiros, et de la Chambre des députés, Eduardo Cunha. Tous les deux sont membres du PMDB, le principal allié politique du gouvernement de Dilma Roussef.
Comme lors des vagues de manifestations d’il y a deux ans, avant la Coupe du monde, le rôle partial des principaux médias brésiliens est pointé du doigt. Le monopole des groupes de presse y reste l’un des plus concentrés au monde, aux mains d’une poignée de puissantes familles. « Ces médias sont trop proches des intérêts politiques et économiques. Ils interfèrent trop souvent dans l’agenda politique. La question essentielle que nous devons nous poser est la suivante : quel est le rôle des médias dans la démocratie brésilienne ? », interroge Helena Martins, doctorante en communication sociale.
Journalistes indépendants contre grands groupes de presse
C’est pourquoi plusieurs collectifs de journalistes indépendants se sont créés ces dernières années. Plusieurs se sont mobilisés pour proposer un autre regard sur les manifestations qui se sont déroulées les 13 et 15 mars : « Midia Ninja », « Journalistes libres et en défense de la démocratie » ou les « Communicateurs pour le Brésil ». Ces collectifs partagent des contenus réalisés par des journalistes indépendants de différentes régions du pays. Ils produisent également des analyses critiques sur les médias « mainstream », décryptant la couverture que font de l’actualité les grands groupes de presse. La majeure partie de leur production est diffusée sur les réseaux sociaux. Elle présente notamment les deux visages des deux manifestations : classe aisée blanche d’un côté (le 15 mars), classes populaires et moyennes métissés de l’autre (le 13 mars).
« La presse traditionnelle n’a pas pu occulter les manifestations du 13 mars. Elles ont eu lieu dans tout le pays. Mais elle a essayé de diminuer leur impact par rapport au nombre de manifestants. Pour les manifestations du 15 mars, la couverture a été complètement différente. GloboNews – chaîne info de Globo, le premier groupe de presse – proposait des flashs télévisés en direct toute la journée et de différentes villes du pays. Cela a motivé les gens à sortir dans les rues pour participer à la "fête" », analyse la journaliste Beatriz Barbosa, membre du collectif Intervozes. Les médias traditionnels et les médias libres se sont livrés à la bataille des chiffres. Le journaliste Renato Rovai dénonce leur manipulation par la chaîne privée Globo et la Police militaire (la police de chaque État) : « L’institut de sondage Data Folha a évalué la participation à São Paulo autour de 210 000 manifestants, le 15 mars. La police et Globo parlent de un million. » Comme l’explique le professeur Gilberto Maringoni, « la manifestation principal du dimanche 15 mars s’est déroulée plutôt sur l’écran de télévision, que dans les rues ».
Toujours la question d’une réforme politique
En réponse à ces manifestations, le gouvernement de Dilma Roussef promet d’ « intensifier des mesures pour combattre la corruption et l’impunité ». Dans un discours télévisé, le ministre de la Justice, José Eduardo Cardozo réaffirme l’importance de la reforme politique chère à la candidate Dilma Roussef, lors de la dernière campagne électorale. La candidate assurait alors être favorable aux élections proportionnelles à deux tours, à la parité homme-femme, et à la fin du financement des campagnes politiques par les entreprises privées.
Problème : pour faire approuver cette réforme politique, le gouvernement a besoin d’une majorité à la Chambre des députés et au Sénat. Cela n’est pas le cas. En plein scandale Petrobras et confronté à une crise économique, le gouvernement de Dilma Roussef est fragilisé. « Les partis politiques n’ont pas intérêt à changer le système actuel. Pour que la réforme ait lieu, il faudrait la mobilisation de la société civile », explique le professeur de science politique Valeriano Costa. La plus importante mobilisation des dernières jours n’augure rien de bon en la matière : elle est porté par les secteurs les plus conservateurs de la société qui demandent bien la fin de la corruption mais s’opposent à une réforme du système électoral. Si l’on en croit leurs slogans, mieux vaut un régime militaire qu’une véritable démocratie en partie débarrassée de ses dérives clientélistes.