La fièvre du lithium déshydrate les zones humides des Andes

, par Revista Contexto , MARTÍNEZ VEGA Aimée, ROSSI Leonardo, ZINK Florence (trad.)

Mines de lithium dans le Salar d’Uyuni (Bolivie) vue du ciel
Mines de lithium dans le Salar d’Uyuni (Bolivie) vues du ciel.

Le récent verdict de la Cour Suprême de Justice de Catamarca concernant l’extraction minière de lithium dans le Salar del Hombre Muerto (Désert de sel de l’Homme Mort) en Argentine, déclare recevables les plaintes déposées et maintes fois renouvelées par diverses communautés ainsi que par différents secteurs de recherche : la nouvelle avancée de l’industrie extractive repose sur l’effondrement de la quantité des masses d’eau, ce qui constitue une menace pour des territoires hydrosociaux entiers. Le jugement émis depuis les hautes sphères de l’État est tout juste une forme de reconnaissance très élémentaire de la catastrophe en cours dans les déserts de sel et les lagunes des hautes Andes d’Argentine et d’Amérique du Sud au nom d’une fausse transition énergétique. Alors que dans le secteur des entreprises et dans les instances gouvernementales, on s’inquiète de l’impact potentiel des investissements réalisés ou en cours de négociation, les questions de fond – la crise écologique et les alternatives en termes de mode de vie réellement durables comme le sont, en définitive, celles qu’incarnent les communautés plaignantes – sont exclues des débats principaux.

Le recours déposé par la communauté Atacameños de l’Altiplano est passé par diverses instances depuis l’année 2020, et il repose sur le constat que la plaine du fleuve Trapiche a été asséchée par l’activité minière de la société Levent (à présent fusionnée avec Allkem) dans la région. Face au projet de construction d’un nouvel aqueduc sur le fleuve Los Platos et à l’avancée croissante de divers projets (on estime à 7 le nombre d’entreprises ayant actuellement de forts intérêts dans cette même zone), les membres de la communauté représentés par leur autorité légale, Román Guitián ainsi que l’Assemblée PUCARÁ qui réunit des collectifs opposés à l’extractivisme dans la province, ont déposé un recours d’amparo. Après avoir parcouru les couloirs de la justice fédérale et de la justice provinciale, le 13 mars dernier, enfin, l’instance suprême du Pouvoir Judiciaire de Catamarca a déclaré ce recours partiellement recevable, et a exigé la réalisation d’une enquête complète ainsi que l’évaluation des effets cumulatifs des divers projets dans la région. Même si le verdict ne s’appuie pas sur une argumentation scientifique actualisée dans ce domaine d’activité, pas plus que sur un regard post-anthropocentrique, il constitue toutefois un précédent majeur, puisque le boom du lithium avance à grands pas dans le pays sans que les différents pouvoirs de l’État n’opposent presqu’aucun frein dans leurs instances nationales, provinciales et locales.

Ajouter du lithium aux fours capitalistes 

Ces dernières années, sans relâche, des gouvernements nationaux et provinciaux de partis politique différents, des personnes travaillant dans la communication, des sociétés et des centres scientifiques ont défendu les opportunités économiques de l’Argentine en tant que pays exportateur de lithium face à la demande globale de ce minerai. L’argument invoqué est la prétendue contribution substantielle à une transition énergétique en marche qui lutterait contre l’accélération du changement climatique et pour laquelle cet intrant serait un élément clef. Dans les faits, le lithium a connu une hausse abrupte de la demande pour l’élaboration de batteries de véhicules électriques (VE) provenant à 90% des marchés de la République Populaire de Chine, des États-Unis et de l’Europe. [1] Loin de faire partie de processus planifiés pour améliorer la justice écologique planétaire et diminuer la surconsommation, le marché de ces véhicules est en grande partie tiré par des propriétaires possédant plusieurs unités de différents types d’automobiles. [2] Les modèles les plus côtés sont en général les plus vendus, comme par exemple pour la Tesla Y dont le prix s’élevait à 52 000 euros en Chine comme en Europe, pendant la première moitié de l’année 2023. Il s’agit donc d’une nouvelle niche de biens de luxe, alors que la majorité de la population mondiale ne possède pas même une voiture conventionnelle.

Dans ce contexte, le cas de la Chine est emblématique : leader mondial en véhicules électriques, avec 60 % de la flotte électrique actuelle et une infrastructure pour la recharge des véhicules électriques la plus étendue au monde, construite avec le soutien du gouvernement à coups de généreuses subventions. Cependant, pour atteindre ce leadership, il lui en aura coûté le déclin économique de grandes zones dans plus de six agglomérations, ainsi que la faillite de nombreuses compagnies créées au début de l’essor de la voiture électrique pour promouvoir le transport partagé, projet obsolète dans un monde qui continue à parier sur les individualités. « Un petit temple en ruines domine une sorte de cimetière : une succession de champs dans lesquels des centaines de voitures électriques ont été abandonnées au milieu des broussailles et des poubelles. Des amas similaires de véhicules électriques indésirables ont surgi dans au moins une demi-douzaine de villes de Chine, bien que certaines aient été nettoyées » décrit une chronique journalistique. En définitive, « il s’agit là d’une représentation surprenante de l’excès et du gaspillage qui peut se produire lorsque le capital inonde une industrie florissante, et c’est aussi peut-être un monument étrange au progrès sismique dans le transport électrique de ces dernières années ».

Sans même aller chercher bien loin, on observe la façon dont cette prétendue transition énergétique impliquant l’extraction du lithium des salars (déserts de sel) sud-américains est en fait un véritable accélérateur de la catastrophe écologique. Ce qu’exige ce temps à présent compté en matière environnementale, c’est une réduction radicale de la mobilité humaine et des transports de substances et de produits, en particulier ces formes de mobilité qui ne prennent part en aucune manière aux grands projets collectifs, lesquels mettent en place des activités essentielles en vue d’une transition socio-écologique sensée.

De la même façon, toute la chaîne énergétique basée sur la combustion fossile pour alimenter ces sociétés dont les niveaux de consommation sont très élevés – et qui à présent introduisent en plus ces nouveaux véhicules – est loin d’être une transition réaliste et équitable. Bien au contraire, la Chine ne cesse d’augmenter sa consommation de charbon – le combustible le plus polluant – atteignant année après année des niveaux records ; quant aux États-Unis, ils réalisent une énorme avancée avec le fracking (fracturation hydraulique) et organisent le déploiement de nouvelles frontières d’extraction de pétrole brut comme le projet controversé Willow.

Protéger les zones humides face à l’effondrement

Sur les cartes des zones humides des hautes Andes et des sites Ramsar – zones humides désignées d’importance internationale – on voit s’accumuler les points indiquant des projets d’extraction de lithium (à Catamarca, on dénombre au moins 25 des 50 propositions faites par l’Argentine avec accès direct à 600 000 hectares). Dans le même temps, sur les territoires, des communautés ayant mis en place des aménagements hydroagricoles se retrouvent menacées dans leur pratique d’autosuffisance, alors que par un juste retour des choses, elles devraient être considérées comme des modèles de ce développement durable dont parlent tant les entreprises et les gouvernements. C’est ainsi qu’une multitude de villages, de zones d’habitations et de petites localités se voient assiégées par les investissements lithinifères tout en étant assaillis de promesses de développement, de progrès et de travail. Comme nous avons pu l’observer au cours de nos enquêtes, ces projets non seulement altèrent les cycles écologiques et hydrologiques des régions, mais là où ils surgissent, ils créent également un véritable bouleversement socio-culturel en érodant des économies préexistantes, en dévitalisant le tissu communautaire et en introduisant ou en amplifiant des problématiques inconnues jusque-là dans ces endroits (cela va des accidents de voitures aux consommations à risque).

Au cœur de cette grave crise climatique, en investissant dans l’extraction de tonnes considérables de lithium, ce qui n’est pas pris en compte c’est la protection des eaux, la préservation de la biodiversité du lieu, et les relations métaboliques nécessaires [3] pour que ces espaces de vie conservent quelques-unes de leurs propriétés basiques pour l’équilibre de l’humidité environnementale planétaire. Autant d’interrogations dont avaient fait part les groupes de recherche et les organisations qui ont su écouter les préoccupations des communautés vivant sur ces terres depuis la nuit des temps. Toutefois, pendant des décennies, les autorités compétentes n’ont pas tenu compte des nombreuses alertes lancées. « Oui à l’eau, non au lithium » « L’eau vaut plus que le lithium », clament avec désespoir et à l’unisson ces populations.

Ce recours, fruit de la lutte de la communauté Atacameños de l’Altiplano soutenue par l’assemblée PUCARÁ, devrait nourrir toute affaire cessante le débat général sur cette fameuse fièvre du lithium. Le principal antécédent de ce type d’exploitation minière dans le pays a montré qu’il suffit d’un seul projet pour assécher un fleuve et mettre en danger une partie significative d’une région protégée depuis des millénaires par ses habitant·es. Au Chili, pays avec le plus d’antécédents dans l’activité extractive, des cas similaires ont déjà été signalés. La seule fièvre qui devrait mériter toute notre attention est celle de la température de la planète et en aucun cas, elle ne pourra baisser en produisant des voitures électriques et en sacrifiant les zones humides et leurs habitants (humains et non humains), tissus de vie essentiels pour la régulation écologique et climatique.

Voir l’article original en espagnol sur le site de Ctxt

Notes

[1Cochilco (2023). El mercado de litio Desarrollo reciente y proyecciones al 2035.

[2Davis, L. (2022). “Electric Vehicles in Multi-Vehicle Households”. Energy Institute.

[3Casagranda, E. (2022). Vulnerabilidad de humedales de la Puna argentina a la interacción entre minería de litio y cambio climático. Universidad Nacional de Tucumán

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Cet article est initialement paru en espagnol le 1e avril sur le site de Ctxt. Contexto y acción, et a été traduit vers le français par notre équipe de traducteur·rices bénévoles.