La difficile bataille contre la fracturation hydraulique en Colombie

, par ALAI , BERNARDO ORTEGA Rodrigo

Depuis l’époque de sa candidature à la magistrature suprême, l’actuel président de Colombie, Iván Duque, n’a jamais adopté d’attitude critique face à l’utilisation de la fracturation hydraulique dans le pays, supposée alternative pour étendre les réserves en hydrocarbures. Bien au contraire. Duque s’est montré prêt à considérer cette technique comme partie intégrante du développement de ce qu’il a appelé « l’économie orange ». Cet euphémisme s’est avéré utile pour camoufler le vrai projet de son gouvernement : la production et l’exploitation des ressources naturelles et la réduction des impôts pour les classes privilégiées au détriment des classes moyennes.

Site d’exploitation des ressources par fracturation hydrolique au Utah, Etats Unis @WildEarth Guardians (CC BY-NC-ND 2.0)

En effet, la nouvelle ministre des Mines, María Fernanda Suárez, a affirmé que l’un de ses principaux objectifs sera de « convaincre le président Duque que la fracturation hydraulique peut être réalisée de manière responsable et sécurisée » (https://www.elespectador.com/noticias/nacional/es-posible-hacer-fracking-de-manera-responsable-ministra-de-minas-articulo-805901). Selon la ministre, grâce à cette technique, la Colombie pourrait augmenter ses réserves en gaz et en pétrole en respectivement 19 et 8 ans. La question centrale est celle des conséquences de l’extension des réserves de ces ressources. Le gouvernement actuel souhaite vendre la fracturation hydraulique comme la nouvelle solution miracle pour réactiver l’économie des hydrocarbures mais fait parallèlement l’impasse sur les conséquences néfastes de cette technique, qui ont été détaillées dans d’autres articles du site La Otra Opinión (http://laotraopinion.net/recursos-naturales/petroleoygas/el-gran-dano-del-fracking-a-colombia/). Les coûts naturels et humains de cette forme d’exploitation ne sont pas justifiés pour qu’une poignée d’entrepreneurs étrangers en tirent des profits et que le gouvernement puisse se remplir les poches en disant qu’il a « stimulé les investissements étrangers ». Une administration ne peut pas dire qu’elle agit en faveur de ses habitant·e·s lorsqu’elle favorise des projets qui laisseront clairement d’importants dégâts environnementaux. 

Le débat le plus récent en la matière est celui de l’installation d’équipement lourd dans trois provinces de Boyacá, orchestré par l’Agence Nationale des Hydrocarbures en juin 2018. Les rumeurs concernant l’arrivée de la fracturation hydraulique dans le département ont alerté les habitant·e·s et déclenché rapidement des protestations pour empêcher toute action n’ayant pas fait l’objet d’une consultation. Le gouvernement, en conséquence, a demandé la suspension des activités de l’agence pétrolière. (https://www.dinero.com/pais/articulo/boyaca-debate-la-llegada-del-fracking-a-su-territorio/259594).

Bien que l’entreprise ait nié le développement de la fracturation hydraulique dans la région, affirmant que l’utilisation de machinerie lourde servirait uniquement à« obtenir des informations du sous-sol », les doutes sont fondés, car sont en jeu les intérêts de l’entreprise polonaise Geofizyka Torún. Selon les informations recueillies, l’entreprise étrangère a été engagée par l’Agence Nationale des Hydrocarbures pour réaliser des études sismiques dans la région, et non pour l’exploitation du pétrole. Cependant, à la question de savoir pourquoi réaliser des études sismiques, la réponse saute aux yeux : il s’agit de déterminer la viabilité et le potentiel que possède un territoire en matière d’hydrocarbures. En d’autres termes, c’est une phase exploratoire dont l’objectif final - si toutes les conditions techniques le permettent - sera d’exploiter le pétrole et le gaz par le biais de la fracturation hydraulique.

À cela s’ajoute qu’en Colombie il existe 48 zones de gisements non conventionnels, dont 9 sont situés dans le département de Boyacá (https://www.elespectador.com/noticias/medio-ambiente/hay-o-no-hay-fracking-en-boyaca-crece-la polemica-articulo-795479). Pour cette raison, la présence des compagnies pétrolières a éveillé les soupçons des habitants de 14 communes du département qui, par la voix du gouverneur Carlos Amaya, ont exprimé qu’ « ils ne permettront jamais la fracturation hydraulique dans le département car la colonne vertébrale de sa politique est en partie fondée sur la protection de l’environnement et des ressources naturelles ». La polémique tient au fait que les explorations ont été réalisées à proximité de la lagune de Tota, si bien que les répercussions socio-environnementales et archéologiques pourraient être considérables. Outre la considération des entreprises pour « la connaissance du sous-sol », il est clair que l’objectif principal est d’analyser sa viabilité pour mettre en place dès que possible la fracturation hydraulique. Autrement dit, les études sismiques ne conduisent qu’à créer les conditions nécessaires au lancement de la fracturation hydraulique, qui a déjà reçu l’approbation de la part du gouvernement, d’où l’importance de la résistance citoyenne.

Le conflit social à Boyacá dû à l’exploitation du pétrole pourrait prendre une nouvelle dimension puisque le cas de la province de Sugamuxi, à l’est du département, a pris de l’importance dans les médias. Depuis 2012, des explorations pétrolières sont réalisées dans cette région par l’entreprise Maurel & Prom. Deux puits, dans les communes de Tota et Pesca, font déjà partie d’un projet appelé « zone d’intérêt d’exploration Muisca » (https://sostenibilidad.semana.com/medio-ambiente/articulo/sogamoso-y-el-proyecto-petrolero-que-incendiaria-a-boyaca/36724). Malgré l’opposition catégorique des habitant·e·s, l’entreprise française continue les explorations et a demandé au gouvernement la modification de sa licence environnementale pour augmenter son influence dans la région. Le problème majeur est que dans cette zone se trouvent 410 sources desquelles est extraite l’eau potable pour les presque 7 000 habitant·e·s de la province. Si la licence était accordée, les conséquences seraient catastrophiques pour une population qui a déjà commencé à constater les effets des études sismiques et de la déforestation.

Prenant le contre-pied des manifestations populaires, Ecopetrol a l’intention de négocier avec les paysan·ne·s et les habitant·e·s de Boyacá des mécanismes conjoints permettant l’exploration de ressources sans provoquer d’impact socio-environnemental. Cependant, cette proposition est, dans les termes, une contradiction car toute forme d’exploitation d’hydrocarbures génère des conséquences environnementales qui finissent par devenir des problèmes de santé publique. La seule alternative viable pour les paysan·ne·s serait que les entreprises abandonnent ces territoires pour pouvoir commencer un processus de récupération. Évidemment, du fait d’intérêts économiques mesquins, les entreprises étrangères, avec le consentement et l’appui d’Ecopetrol, n’abandonneront pas une activité rentable qui, grâce à la nouvelle administration en place, trouvera du soutien. Il existe cependant une forte opposition à ces projets, très peu souvent mentionnée par les médias officiels, et certaines plaintes des habitant·e·s de la région doivent donc être présentées. 

En premier lieu, selon Patricia Corredor, porte-parole du collectif de défense de la province de Sugamuxi, la prospection sismique engendre des conséquences irréversibles dans les territoires. Par exemple, avec l’utilisation de cette technique, plus de 210 sources d’eau ont été asséchées et 70 familles ont perdu leur maison à cause des fissures dans le sol. Les paysan·ne·s ont perdu leur moyen de subsistance, car sans point d’eau pour irriguer les champs, l’agriculture, un axe essentiel de l’économie de Boyacá, a peu à peu perdu de son élan (https://www.elcampesino.co/los-mas-afectados-con-la-sismica-y-el-fracking-son-los-campesinos/). La conséquence naturelle en a été une vive protestation sociale, réprimée par les forces de l’ordre. La problématique est encore plus complexe si l’on prend en compte la directive du nouveau ministre de la défense qui cherche à « réguler la contestation sociale » ce qui veut tout bonnement dire sanctionner toute sorte de manifestation qui serait contraire au gouvernement en place. Ce scénario s’avère préoccupant dans la mesure où les communautés ne disposent que des manifestations comme mécanisme efficace pour rendre visibles leurs difficultés.Si le gouvernement continue à réprimer les mouvements anti-fracturation hydraulique, les perspectives pour les défenseurs des droits humains sont peu réjouissantes.

Comme l’a exprimé l’organisation « No al fracking en Colombia » (Non à la fracturation hydraulique en Colombie), cette technique a affecté les écosystèmes. Cela s’est manifesté par la réduction des ressources hydriques et pourrait provoquer l’intensification des conflits socio-environnementaux sur la distribution juste dans le pays, certains secteurs réclamant l’accès équitable et durable à l’eau dans le pays (https://redjusticiaambientalcolombia.files.wordpress.com/2017/03/2017-03-14-carta-presidente santosfinalconlogos.pdf). Les points de vue qui s’opposent sont donc très clairs : l’un défend l’exploitation des ressources à tout prix au profit des entreprises privées, dont les rétributions en termes de redevances ne sont pas suffisantes pour couvrir les dommages causés ; l’autre soutient une utilisation responsable de l’eau et la place de l’environnement au centre d’une relation équilibrée avec la nature. Les contestations n’ont pas seulement lieu à Boyacá, elles se tiennent également dans plusieurs des 100 communes potentiellement affectées par la fracturation hydraulique. L’un des cas les plus emblématiques est celui de la lutte de la communauté autochtone U’wa qui veut voir partir Ecopetrol de ses territoires ancestraux. Cette réserve située dans le département de Norte de Santander ne souhaite pas que l’entreprise d’hydrocarbures intervienne dans ses projets en zones protégées (https://www.elespectador.com/noticias/economia/los-uwas-no-quieren-ecopetrol-sus-territorios-ancestral-articulo-644102). Des milliers d’exemples comme celui-ci, de collectifs citoyens mobilisés contre l’exploitation d’hydrocarbures et dont la médiatisation prend progressivement de l’ampleur, pourraient se reproduire.

La reconnaissance des opposant·e·s à la fracturation hydraulique est telle qu’un projet de loi est actuellement étudié au Congrès de la république de Colombie pour interdire cette technique dans le pays. Son objectif est d’empêcher l’exploration et l’exploitation de gisements non conventionnels et vise à ce que le pays engage un processus de transition pour abandonner l’utilisation de combustibles fossiles. Le projet bénéficie du soutien de la Liste de décence1, du Pôle démocratique et de l’Alliance verte, ainsi que de certains cadres du Parti de la U2, du Parti libéral et du Parti conservateur. La proposition espère lutter contre l’un des étendards du gouvernement Duque et deviendrait par conséquent un véritable conflit politique (https://www.elespectador.com/noticias/politica/radican-proyecto-de-ley-para-prohibir-fracking-en-colombia-articulo-803549). La situation est complexe du fait de la majorité détenue par le Centre démocratique, le parti pro-fracturation hydraulique, au Congrès : c’est pourquoi la lutte contre cette technique devra continuer par différents moyens et mécanismes. Malgré tout, le cas de Boyacá laisse espérer que l’attention soit portée sur les citoyen·ne·s et leurs exigences qui cherchent à en finir avec la fracturation hydraulique en Colombie.

La lutte continue !

Voir l’article original en espagnol sur le site de ALAI

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Cet article, publié le 4 novembre 2018 sur le site de ALAI, a été traduit de l’espagnol vers le français par Charlène Brault et Juliette Carré, traductrices bénévoles pour Ritimo.