La demande mondiale pour le papier toilette augmente la déforestation du Cerrado brésilien

, par Reporter Brasil , GROSS Anne Sophie

Les producteurs d’eucalyptus se sont déplacés de la Forêt Atlantique au Cerrado, ce qui a intensifié l’appropriation des terres des communautés autochtones et des quilombolas, et incite à la déforestation. Le bois produit est acheté par l’entreprise Suzano, qui fabrique de la cellulose et la vend à de grandes marques internationales.

Monoculture de l’eucalyptus entre Grajaú et Barão de Grajaú au Brésil @Otavia Nogueira (CC BY 2.0)

FORQUILHA, Maranhão – Pendant des décennies, des dizaines de familles vivaient pacifiquement dans la petite communauté de Forquilha, dans la région du Maranhão. Là-bas, dans la brousse brésilienne, les habitant·es avaient l’habitude de cultiver leur nourriture et d’élever leurs animaux. Pourtant, il y a près de sept ans, un homme d’affaire fortuné s’est installé dans la région et a commencé à remplacer la végétation native par des plantations d’eucalyptus. Si tout se passait comme prévu, il pourrait vendre les arbres à Suzano, la multinationale productrice de cellulose et de papier. C’est le géant du cellulose qui alimente les grandes marques internationales, comme Kleenex, connue pour ses mouchoirs en papier.

Malheureusement, en 2014, Forquilha est devenue une ville violente. Des hommes armés patrouillaient la ville et entraient illégalement chez les gens, détruisant les biens et menaçant de tuer les villageois·es. Les malfrats venaient avec un message clair : Renato Miranda, l’homme d’affaire producteur d’eucalyptus, avait toujours été le propriétaire des terres et la communauté aurait envahi illégalement sa propriété. Les villageois·es furent informé·es qu’ils avaient huit jours pour faire leurs valises et partir.

« Personne ne savait où aller, tout le monde était terrifié, desespéré », se souvient Antônia Luís Ramalho Lima, épouse et mère de 54 ans qui vit encore à Forquilha.

La violence s’est amplifiée. Les hommes armés ont séquestré père et fils, les ont emmenés près d’une rivière voisine et les ont menacés de les assassiner – à moins que la famille abandonne leur maison. Trois personnes âgées de la communauté sont mortes cette année-là ; elles avaient reçu des menaces quelques jours avant leur mort. En l’absence d’alternative de lieu de vie, les habitant·es restèrent dans leurs maisons. Encore aujourd’hui, beaucoup vivent déprimé·es et terrorisé·es.

Les citoyen·es de Forquilha ont fait appel à la police, mais en vain. Les plaintes déposées auprès des autorités locales n’ont pas été prises en compte. « On a pas pu aller à la police parce qu’ils étaient de son côté [de Miranda] », explique Marcione Martins Ramalho, mère de deux enfants. La police, ajoute Ramalho, a accompagné les malfrats armés lors d’une de leurs visites.

Finalement, en 2015, la communauté a reçu le soutien de Diego Cabral, un avocat choqué d’apprendre qu’une procédure de justice demandait l’expulsion des familles de leur maison. Cabral a déposé un recours. A ce jour, l’affaire est restée sans suites. L’incertitude règne et les habitant·es craignent que les menaces physiques et psychologiques recommencent.

Se moucher le nez avec de l’eucalyptus

La terreur vécue par les citoyen·es de Forquilha nous paraît lointaine et déconnectée de nos vies quotidiennes. Cependant, les consommateur·rices de mouchoirs et de papier toilette brésilien·nes, nord-américain·es et européen·nes en fin de chaîne de distribution de l’eucalyptus peuvent alimenter, sans le savoir, des conflits fonciers, l’appropriation de terre, le déplacement violent de communautés traditionnelles et la déforestation illégale de grandes surfaces de végétation native au Brésil.

Les plantations d’eucalyptus se développent, encouragées par la possibilité de vente à Suzano, la cinquième plus grande entreprise du Brésil, qui en avril a lancé l’achat de 12 milliards de dollars de Fibria, autre grande entreprise brésilienne productrice de cellulose. Une fois conclue, cette fusion fera de Suzano la plus grande entreprise de papier et cellulose du monde.

L’entreprise contrôle aujourd’hui plus de 1,2 millions d’hectares au Brésil, et a même acquis la propriété de Fibria, ce qui lui permet de contrôler une zone presque deux fois plus grande encore.

Un des principaux acheteurs de la cellulose brésilienne est la multinationale nord-américaine Kimberly-Clark, productrice de marques célèbres de papier toilette et de mouchoirs. Kimberly-Clark a confirmé obtenir une quantité importante de cellulose d’eucalyptus du Brésil de Fibria et Suzano, utilisées pour fabriquer « des produits de serviettes et mouchoirs en papier, comme Scott, Cottonelle, Kleenex et Andrex ».

Selon les défenseur·es des droits humains et ONG, les producteurs d’eucalyptus exploitent régulièrement les faiblesses des réglementations sur les droits à la terre, alors même que les conflits sont aggravés par les incitations et subventions du gouvernement pour la production d’eucalyptus.

Les activistes du Maranhão affirment que Suzano elle-même a agi de la même manière que des fazendeiros (propriétaires terriens) comme Renato Miranda : elles ont volé les terres de communautés traditionnelles, déplacé des familles et rendu les moyens de subsistance insoutenables. Suzano nie ces allégations. Dans une note, l’entreprise informe que « dans le processus d’expansion de sa base forestière, que ce soit par l’acquisition de nouvelles propriétés rurales ou via le bail rural, l’entreprise réalise des études minutieuses sur l’origine documentaire des biens immobiliers ». Vous trouverez ici la note en intégralité.

Mobilisation contre la monoculture de l’eucaplyptus au Brésil. Sur la banderole, on lit : "La terre brésilienne pour produire les aliments. Non au désert vert". @Robeto Vinicus (CC BY-NC-ND 2.0)

L’eucalyptus colonise le nord

Renato Miranda n’est pas le seul homme d’affaire qui a décidé de commencer à planter de l’eucalyptus dans le Maranhão. Il y a près d’une décennie, la monoculture est devenue un investissement lucratif dans la région. Auparavant, la plupart des eucalyptus brésiliens étaient cultivés dans la Forêt Atlantique. Cependant, l’entreprise a ouvert sa première usine de cellulose dans le Cerrado en 2015, aux alentours de la ville d’Imperatriz, dans le Maranhão.

Les attentes des hommes d’affaires en agrobusiness étaient hautes, estimant que l’eucalyptus deviendrait la prochaine grande récolte du Cerrado. Les fazendeiros ont accouru pour revendiquer la propriété de grandes extensions de terre dans des lieux comme Forquilha, parfois légalement, parfois non.

Suzano elle-même a aussi revendiqué des terres dans la région – près de 300.000 hectares, selon le Forum Carajás – bien que l’entreprise ait refusé de fournir un chiffre précis.

Toutefois, l’expansion de l’entreprise a généré des polémiques. Selon les activistes et universitaires, Suzano a revendiqué des terres qui étaient déjà utilisées par des communautés traditionnelles pour une agriculture familiale et la cueillette de fruits – leurs principaux moyens de subsistance. L’entreprise a conclu des accords avec des leaders communautaires pour éviter les conflits, malgré le fait que beaucoup d’entre eux disent que la terre, leur principal moyen de subsistance, a été affectée par la monoculture.

Francisco das Chagas, qui administre le Centre des Droits Humains de la municipalité de Santa Quitéria, dans le nord du Maranhão, a décrit l’arrivée de Suzano en 2002 comme une catastrophe pour les communautés locales. Comme beaucoup de communautés et de villageois·es n’avaient pas d’acte de propriété, « Suzano a agit immédiatement et s’est auto-proclamée propriétaire de ces terres, apportant des documents que nous considérons faux » a-t-il commenté. « Pendant tout ce temps, ils avaient des agents de sécurité et des policiers à leurs côtés ».

Selon Chagas, la communauté Cabeceiro do Rio a disparu car les plantations d’eucalyptus de Suzano ont usurpé les plaines arables qui, auparavant, étaient utilisées par la communauté traditionnelle pour planter leur nourriture. Sans avoir de terre pour produire, les habitant·es se sont vu·es obligé·es de migrer vers les villes et villages voisins.

Dans certains cas, les communautés traditionnelles ont fait appel, avec succès, aux autorités locales pour réaffirmer la possession de la propriété qu’ils occupaient historiquement. Dans d’autre cas, les juges sympathisant aux appels directs de Suzano ont statué que les communautés avaient envahi la propriété de l’entreprise, et ce faisant, ont confirmé le droit de Suzano à la terre. Selon Chagas, actuellement, il existe 23 communautés en conflit avec Suzano, rien qu’à Santa Quitéria.

Suzano indique qu’elle n’a pas connaissance de la communauté de Cabeceiro do Rio et qu’elle poursuit les processus de consultation et de liaison avec les personnes et groupes directement impactés par les zones de gestion. « Suzano, comme les autres entreprises forestières brésiliennes, respecte rigoureusement toutes les lois et règlements qui concernent ses activités commerciales, y compris pour ce qui est de l’achat des terres pour la plantation de nouvelles cultures ». Vous trouverez ici la note des entreprises.

Gel de la production dans le nord

Malgré la course aux terres dans le Maranhão et les conflits générés, les rêves d’eucalyptus de Suzano dans le nord ne se sont toujours pas complètement réalisés. De nombreuses plantations qui s’étendent dans cet Etat – plantées par l’entreprise et ses promoteurs – ne sont pas récoltées.

José Antônio Gorgen, surnommé Zézão, un des producteurs de soja du Maranhão les plus connus, l’explique ainsi : si une plantation d’eucalyptus se situe au-delà d’un rayon de 300 km de l’usine de traitement de Suzano, le transport des arbres est trop cher pour être lucratif.

Renato Miranda, propriétaire d’une de ses plantations, n’a pas vendu un seul arbre à ce jour.

Suzano n’est pas la seule à faire l’objet d’allégations de spoliations de terres. Des accusations similaires ont été faites contre leur principal concurrent, Fibria. L’entreprise est arrivé dans l’Etat d’Espirito Santo dans les années 1960, pendant la dictature militaire, déplaçant des dizaines de quilombos [1] à une époque où il n’y avait pas de législation pour protéger les droits à la terre.

Une fois déplacé·es, les membres de la communauté ont été obligé·es de se disperser ; certain·es se sont établi·es dans la périphérie de villes où ils vivent aujourd’hui presque tou·tes dans la pauvreté, pendant que d’autres ont rejoint le Mouvement des Sans-Terres, errant entre bidonvilles et luttant pour un bout de terre. Des 12.000 familles quilombolas qui vivaient dans la région dans les années 1960, seules 1200 résident toujours dans de petites îles entourées d’un désert vert d’arbres d’eucalyptus en pleine croissance.

L’activiste Marcelo Calazans, qui travaille pour Fase, une coalition socio-environnementale de l’Etat d’Espirito Santo, a déclaré que l’entreprise a aussi déforesté des zones le long de la forêt en bordure de rivière. Le code forestier brésilien interdit l’élimination de la végétation native le long des rivières, cours d’eau, lacs et barrages, puisqu’elle sert d’habitat pour les plantes et animaux natifs, et prévient les crues et l’érosion des sols.

Fibria a répondu qu’elle « n’adopte ni ne tolère les pratiques illégales lors de ses opérations ».

Le gouvernement stimule l’industrie de la cellulose et en tire profit

Les spécialistes disent que le gouvernement brésilien a échoué en grande partie à réglementer l’industrie de la cellulose et du papier et n’a pas veillé à la protection des terres des communautés traditionnelles, alors qu’il a fourni un soutien financier substantiel à l’industrie.

Les propriétaires des plantations reçoivent normalement des subventions importantes de la part du gouvernement, récupérant près de 75 % des coûts de production en trois ans. Dans le même temps, la BNDES (Banque Nationale pour le Développement Économique et Social) a généreusement investi dans les entreprises de papier et de la cellulose, et possèdent des parts significatives de Suzano et Fibria. L’achat de Fibria par Suzano fournira à la banque près de 8,5 milliards de reais (un peu moins de 2 milliards d’euros), la BNDES contrôlant 11 % de l’entreprise fusionnée.

« À vrai dire, il est choquant de voir à quel point le gouvernement brésilien stimule la concentration de richesse et le pouvoir corporatif », confie Simone Lovera, directrice exécutive de la Global Forest Coalition (GFC), une alliance internationale d’ONG qui défendent les droits des peuples des forêts.

« Il n’y a rien de pire pour la terre que de planter de l’eucalyptus. Et, malgré ça, jusqu’à aujourd’hui [les grandes plantations brésiliennes d’eucalyptus] sont financées par le financement climatique comme ’reforestation’ », a expliqué Lovera.

D’après les engagements climatiques du Brésil, établi selon les termes de l’Accord de Paris en 2015, le gouvernement fédéral compensera ses émissions de carbone en reboisant 12 millions d’hectares, desquels seuls 2 millions seront de forêt native, alors que 10 millions d’hectares seront des plantations de monoculture – incluant l’eucalyptus.

Les scientifiques insistent sur le fait que les plantations d’eucalyptus ne bénéficient que peu à la biodiversité, alors qu’elles absorbent de grandes quantités d’eau, ce qui peut affecter négativement le débit des cours d’eau et des nappes phréatiques vitales pour les agricultures de subsistance. Suzano et Fibria nient cette allégation, affirmant que : « une recherche réalisée par des spécialistes affirme que la consommation d’eau par la culture d’eucalyptus n’est pas différente des autres cultures ». Suzano a fait savoir également que « nos plantations se situent uniquement dans des zones utilisées auparavant par les hommes dans d’autres buts. Ainsi, aucune opération réalisée par Suzano n’a comme conséquence la disparition de forêt native »

Tout pour la satisfaction des consommateurs "non-locaux"

« Suzano n’a pas peur du gouvernement [brésilien], elle a peur des consommateur·rices européen·nes », signale Calazans. Plus de 70 % des recettes nettes de l’entreprise provient des exportations vers plus de 90 pays – et pour la cellulose, ce pourcentage monte à 91 %.

Kimberly-Clark admet ouvertement utiliser la cellulose de Fibria et Suzano pour produire les mouchoirs en papier Kleenex et le papier toilette Andrex, mais affirme qu’« étant l’un des plus grands acheteurs de cellulose de bois, nous savons que protéger nos forêts est fondamental pour lutter contre le changement climatique, la conservation de la biodiversité et garantir une chaîne d’approvisionnement prospère et résiliente ».

« Il est choquant de voir à quel point le gouvernement brésilien stimule la concentration de richesse et le pouvoir corporatif », analyse Simone Lovera, de la Global Forest Coalition

Ils rapportent qu’ils ont visité avec plusieurs actionnaires les plantations d’eucalyptus de Fibria et Suzano à Bahia et Espirito Santo en mars, et qu’ils ont constaté qu’un « progrès significatif est en train d’être fait par les entreprises, mais qu’il y a encore du travail à fournir ».

De toute évidence, avec la croissance de la population mondiale, la demande de papier toilette et de mouchoirs en papier va exploser, et avec elle, les entreprises de cellulose et de papier. Les investisseurs comme la BNDES vont vouloir profiter de cette demande avec toujours plus de plantations d’eucalyptus. Mais, avec la même certitude, les réalités présentées par Kimberly-Clark et Suzano s’écartent des réalités des citoyen·nes de communautés traditionnelles comme Forquilha, où Maria Sônia Silva de Carvalho tremble encore de peur quand elle entend passer un van dans la nuit.

Voir l’article original en portugais sur le site de Reporter Brasil

Notes

[1NDT : Les quilombos désignent, au Brésil, les communautés organisées d’esclaves ayant fui la propriété de leur maîtres. Ces communautés se sont perpétuées dans le temps, et sont aujourd’hui assimilées aux populations autochtones, portant des revendications similaires sur l’usage de la terre. Pour plus d’information, voir le film Liberté : http://www.autourdu1ermai.fr/bdf_fiche-film-4703.html

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Cet article, initialement publié en portugais sur le site de Reporter Brasil le 30 octobre 2018, a été traduit du portugais vers le français par Irene Estevens, traductrice bénévole pour ritimo.