Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs, hacktivistes s’engagent

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La construction brésilienne d’un cadre civil pour l’Internet

, par MOREIRA Deborah

Cet article a été publié en 2014 dans le numéro 11 la collection Passerelle "Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent".

Le Mouvement pour le maintien d’un réseau libre dans le pays est né pour répondre aux menaces de contrôle et de criminalisation des internautes. La construction collaborative et ouverte d’un projet de loi a été fondamentale pour que la société exige son consentement.

« L’Internet est né de la rencontre improbable entre la méga-science, la recherche militaire et la culture libertaire », comme l’a défini le sociologue Manuel Castells [1]. Depuis sa création en 1969, il s’est développé jusqu’à arriver à ce que nous connaissons aujourd’hui. Les contenus, les formats et les technologies ont surgi et surgissent encore à tout moment. Le libre accès a fait naître dans le cyberespace des pratiques collaboratives.

Cet environnement est favorisé par la neutralité, un concept nouveau, plus facile à comprendre lorsque l’on pense à la dynamique actuelle de l’échange d’information au sein du monde virtuel : tous les paquets de données sont traités de manière semblable, sans discrimination dans les conditions de trafic. La confidentialité et la liberté d’expression sont deux autres points importants. Le résultat de cette combinaison brise les barrières et fait jaillir de nouvelles sources d’information, ce qui importune certains groupes politiques et corporations.

Le 25 mars 2014 est une journée importante dans l’histoire de la communication, puisque c’est à cette date que la Chambre des Députés du Brésil a approuvé le cadre civil de l’Internet. Il s’agit d’une charte de principes inspirée par la Constitution fédérale brésilienne de 1988 [2], qui dresse la liste des droits des utilisateurs, des devoirs de ceux qui définissent l’accès et les attributions des pouvoirs publics, comme celui d’assurer des mécanismes de gouvernance transparents, collaboratifs et démocratiques, promouvoir la citoyenneté, les pratiques d’éducation, la culture et le développement technologique.

La loi brésilienne, approuvée par la Présidente Dilma Rousseff lors de l’ouverture de la réunion NetMundial, le 23 avril, a été considérée comme une source d’inspiration pour les débats cherchant des modèles pour la gouvernance globale de l’Internet. Mais comment un mouvement fort de soutien à l’Internet peut naître dans un pays où l’infrastructure des communications est déficitaire et où seulement 36 % de la classe C et 6 % des classes D et E possèdent un accès au réseau dans leurs foyers ? [3] Où seulement 7 % des écoles publiques possèdent un ordinateur dans les salles de classe ?

Le sommet du Net à Sao Paulo, avril 2014 @José Murilho

Il a fallu comprendre d’où venaient les menaces qui pesaient sur Internet.

Dans le monde entier, des groupes commerciaux et malhonnêtes ont tenté d’imposer un contrôle du cyberespace. Certains projets de loi ayant ce but ont déjà vu le jour comme le Stop Online PiracyAct (SOPA) et le Protect IP Act (PIPA), aux États-Unis, ainsi que le Anti-Counterfeiting Trade Agreement (ACTA), en Europe. Tous ces projets de loi ont été classés sans suite après une forte mobilisation de la société civile.

Au Brésil, l’Internet essuie des attaques depuis 2003, avec la présentation d’un projet de loi (PL) proposé par Eduardo Azeredo (PSDB), sénateur à l’époque, connu sous le nom de AI-5 Digital [4], qui exigeait de conserver durant 3 ans les enregistrements de connexion des utilisateurs [5], le contrôle des utilisateurs forçant les fournisseurs à dénoncer, sous le sceau du secret, des gens suspectés de pratiques délictuelles, et l’enregistrement de tous les utilisateurs brésiliens ayant accès au réseau.

La menace a poussé différents groupes de défense de l’Internet à lancer un débat reposant sur la question de savoir qui, dans le monde entier, met en péril la libre circulation des flux de réseau. Tout d’abord, les entreprises de télécommunications, celles que l’on surnomme les « teles », tels que les opérateurs de téléphonie privée, les fournisseurs de connexion et d’accès au réseau. Elles veulent affaiblir la neutralité du réseau pour tirer profit du contrôle du trafic pour offrir des contenus – comme les réseaux de mise en relation, de film, de musiques – dont l’accès aujourd’hui dépend uniquement de l’acquisition du haut débit – dans des ensembles de services différenciés, comme c’est déjà le cas avec la télé par câble.

New York. Janvier 2012 @Daniel Sieradski

L’industrie du copyright principalement formée par les associations de cinéma et de musique des Etats-Unis, comme les grands studios hollywoodiens, veulent également pouvoir retirer des contenus sur certains sites sans avoir à recourir à une décision de justice. Cette pratique a finalement été incluse dans le cadre civil brésilien, puis a été retirée suite à des négociations ultérieures. Le groupe opposé aux libertés sur le Net est également composé des agences de polices et des politiciens malhonnêtes qui souhaitent restreindre le droit à la confidentialité.

Dans la lutte politique qui ébranle le pouvoir législatif au Brésil, les lobbies ayant un lien avec SindiTeleBrasil (syndicat des télés) ont tenté de mettre fin à la neutralité en argumentant que des programmes à bas coût pouvaient être proposés, avec uniquement un accès au mail et aux réseaux sociaux, par exemple, pour les utilisateurs issus des classes les moins privilégiées. Mais rapidement, on s’est rendu compte qu’avec la pratique, cela aurait causé un apartheid numérique. Cependant, les entreprises continuent de faire pression pour que les lois accessoires, qui ont réglementé le cadre civil, permettent des exceptions à la neutralité.

Le mouvement progressif a touché la société

Malgré les défaillances dans l’infrastructure et l’accès à Internet pour une grande partie de la population, le rythme de l’expansion du nombre d’utilisateurs au Brésil est de plus en plus soutenu. En 2012, selon l’étude TIC Domicílios 2012 du Comité de Gestion de l’Internet au Brésil (CGI.Br), le nombre de brésiliens, âgés de plus de 10 ans, ayant accès à Internet (49 %) a dépassé celui de ceux qui n’ont jamais navigué (45 %). Depuis un peu plus de 3 mois, ils sont 6 % en plus à utiliser Internet. Selon une recherche de l’Ibope datant du premier trimestre 2013, le pays enregistrerait 102,3 millions d’utilisateurs.

Pour comprendre comment et pour quelle raison le mouvement de défense de l’Internet s’étend au Brésil, il convient de prendre en considération le fait que celui-ci s’est construit comme la contre-offensive d’un projet qui était en attente depuis 1999 à la Chambre des députés et qui a exigé une résistance prolongée de la société. En 2003, Azeredo a présenté son projet qui venait remplacer celui de 1999. Approuvé par le Sénat en 2010, le projet est reparti à la Chambre des députés où Azeredo, élu en 2010, a été chargé une fois encore du rapport du projet en 2011.

Le sociologue et cyberactiviste Sérgio Amadeu da Silveira, professeur à l’Université Fédérale de l’ABC (UFABC) raconte qu’en 2008 « un mouvement de professeurs qui espérait collecter 1 000 signatures » contre le projet a vu le jour. Mais « les signatures pleuvaient », se souvient-il. Les réseaux sociaux n’avaient pas encore autant de force et la pétition a été transférée vers un site (Petition Online). Outre Orkut et Twitter, certains blogs ont également contribué à récolter des signatures, attirant des groupes qui jusqu’alors ne s’étaient pas manifestés, comme les communautés de « Fanfictios » (fans qui écrivent des scénarios pour les séries télés et les films), « Fansubs » (fans qui font du sous-titrage de films et de séries TV), sans l’autorisation des réalisateurs. « Cela n’a pas été le mouvement d’un groupe segmenté. Ça a été un large mouvement, hétérogène, avec un soutien international », déclare-t-il.

En 2009, l’activisme a gagné en force avec la coalition de différents collectifs et a entraîné la création du Mouvement Mega Non, qui a fait l’objet d’une campagne. Une ambiance culturelle existait déjà, du fait que le Brésil reformulait la loi des droits d’auteurs avec des positions novatrices. En 2007, un article de l’avocat Ronaldo Lemos évoquant pour la première fois un cadre réglementaire civil d’Internet, avait déjà suscité l’intérêt de certains pour le sujet, se souvient Paulo Rená, créateur du Parti Pirate du Brésil et activiste du Mega Non.

À l’époque, les blogs collectifs explosaient, et les blogs écrivaient sur le AI-5 Numérique au cours du même jour, il y avait des échanges de mails, de posts, de photos et également des manifestations à Brasilia. « Malheureusement, ça n’a pas suffi pour empêcher l’approbation du projet par le Sénat (qui est reparti à la Chambre des députés). Mais la répercussion du mouvement s’est faite jusqu’au journal télévisé et les gens ont pu découvrir la mobilisation, augmentant ainsi le nombre d’adhésions », commente-t-il.

Rená est fonctionnaire, mais le profil des activistes est assez varié : publicitaires, journalistes, avocats, chercheurs, professeurs d’université, artistes, cinéastes, programmateurs d’organisations ou non. Le Mouvement pour la démocratisation de la communication est également présent dans ce domaine. En 2009, celui-ci a approuvé, durant la 1re Conférence nationale de la communication, favorisée par le gouvernement brésilien, une résolution de soutien à la construction du cadre civil.

Pour Bia Barbosa, de Intervozes, collectif de communication sociale, « le désaccord ne concerne pas seulement le pays. Des personnes du monde entier attendaient que le projet soit approuvé, ce qui aurait influencé la gouvernance globale de l’Internet, également proposée par la présidente Dilma Rousseff à l’ONU en 2013. » Dans son discours à l’Assemblée générale de l’ONU, Dilma Rousseff a défendu un cadre civil multilatéral.

Malgré des groupes déjà formés « la plus grande force de ce mouvement, c’est qu’il se répand sur le réseau », définit Amadeu, qui a également participé aux actions du Mega Non : « Il y a eu un rapprochement des forces des activistes des logiciels libres, de hackers, du mouvement pour la démocratisation des médias, d’organismes de défense du consommateur, de syndicats ».

Résultat : seuls six des 23 articles de la Loi Azeredo ont été approuvés, ceux qui classifient les crimes sur Internet tels que la duplication des cartes de crédit et le racisme.

Une loi pour se préserver des régressions

Après le succès de la pétition contre le AI-5 Numérique, qui a collecté plus de 100 000 signatures et la répercussion dans les médias, des secteurs mobilisés ont lancé un débat sur la nécessité d’une loi garantissant des droits avant d’avoir une loi criminalisant les conduites sur la toile. Le gouvernement de l’époque de Luiz Inácio Lula da Silva a demandé son avis à la société civile et la proposition d’un cadre civil a commencé à être ébauchée sur une plateforme collaborative et ouverte.

Après plus de deux mille suggestions sur la plateforme, le ministère de la Justice a élaboré une proposition, présentée en août 2010 et envoyée pour votation en août 2011. Parmi les facteurs qui s’ajoutent aux efforts pour le cadre civil, Rená souligne l’avancée de la culture numérique dans le pays, l’expertise du CGI.br, qui veille au fonctionnement du Web, à partir d’un conseil multisectoriel et la politique progressiste du gouvernement brésilien.

Sergio Amadeu ajoute : « S’aventurer sur le terrain législatif s’est avéré dangereux, mais fondamental ». Suite aux accusations portées par l’ex-agent de la NSA, Edward Snowden, qui déclarait que la présidente Dilma Rousseff était espionnée par l’agence américaine, celle-ci a déclaré que le projet était une urgence constitutionnelle. De ce fait, toutes les pressions étaient nécessaires.

« Aucune agence du gouvernement ne pourra espionner sans que cela soit considéré comme illégal car le cadre civil définit ce qu’est la vie privée. Mais l’espionnage est un acte illégal en général. Aucune loi ne peut empêcher la NSA d’appliquer ces procédés. Ce serait comme ajouter à la constitution un article empêchant un coup d’État militaire », argumente Amadeu.

En août 2013, le mouvement « Marco Civil Já » a vu le jour. Il a été créé pour défendre les trois piliers du projet : la neutralité, la vie privée et la liberté, qui ont abouti à des actes concrets en défense du cadre civil, comme des mobilisations virtuelles, des marches, des échanges [6] et des actes de présence, comme le blocus symbolique du bâtiment de l’entreprise Vivo-Telefônica. « Notre mobilisation a été très grande et du fait que ce soit devenu un combat politique très important, nous courrons le risque d’être anéantis par les forces de l’ordre. Le cadre civil a été utilisé comme monnaie d’échange lors des différends internes », déclare Amadeu.

Le rapporteur du cadre civil, le député Alessandro Molon (PT), a dû élaborer six versions du texte pour intégrer toutes les forces politiques et l’approuver à la Chambre des députés [7]. Le jour où le projet de loi a été approuvé, à l’ouverture du NetMundial, des manifestants ont tenté de demander à la présidente Dilma Rousseff de faire jouer son droit de veto à l’article 15, qui impose aux entreprises de conserver les données concernant les internautes. Mais ils n’ont pas été entendus. « C’était un accord » a déclaré la présidente. « Et un accord ne se brise pas. »

Références

  • Interviews
  • Sérgio Amadeu da Silveira, professeur de l’Université Fédérale de l’ABC (UFABC)
    Paulo Rená, créateur du Parti Pirate du Brésil et activiste du Mouvement Méga Non

Notes

[1Dans La Galaxie Internet (2001)

[2Entre autres définitions, elle garantit que tous les hommes sont égaux face à la loi

[3Recherche menée par le Centre d’Études sur les Technologies de l’Information et de la Communication (Cetic.br)

[4Évocation de l’Acte Institutionnel nº 5 de la dictature militaire brésilienne qui permettait à l’État d’arrêter des personnes sans décision de justice

[5Adresses IP (Internet Protocol) qui enregistrent la date et l’heure de début et de fin de connexion

[6Partage conjoint de messages sur les réseaux sociaux

[7Pour qu’un projet de loi devienne une loi, il doit passer par les assemblées législatives, la Chambre des Députés et le Sénat Fédéral. La loi doit ensuite être approuvée par le Président de la République

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Deborah Moreira est journaliste et militante des médias libres depuis 2002, lorsqu’elle a commencé à s’investir dans le Forum social mondial, à travers Ciranda Internacional da Comunicação Compartilhada (Ciranda international de la communication partagée). Elle est membre de la campagne en faveur de l’adoption d’un cadre légal de protection des droits civils sur Internet au Brésil : Marco Civil Já.