Médias libres : enjeux, défis et propositions

La concentration des médias et le pouvoir : l’histoire des atteintes contre la démocratie en Amérique du Sud

, par BARBOSA Bia, FREIRE Rita, MOURAO Mônica

L’histoire de l’Amérique du Sud est marquée par la complaisance institutionnelle à l’égard des monopoles et oligopoles médiatiques, qui ont été établies et renforcés au fil du temps dans la région. Au cours des dernières décennies du XXe siècle, les gouvernements de plusieurs pays ont non seulement négligé d’adopter des règles anti-concentration et de promouvoir la diversité des médias locaux de la communication de masse, ils ont aussi bénéficié d’une relation privilégiée avec les médias grand public en vue de manipuler l’opinion publique et de définir l’orientation prise par plusieurs nations.

Les principaux groupes médiatiques latino-américains ont contribué à l’appauvrissement du discours par le musellement, l’invisibilité et la dénégation de la diversité culturelle et politique dans leurs pays. Ces groupes ont également soutenu des dictatures en donnant une image idéalisée des dirigeants des partis conservateurs et ont légitimé des coups d’État contre les gouvernements élus. Dans certains pays comme le Brésil, ils ont renforcé le contrôle territorial en utilisant la radiotélévision politique et commerciale, phénomène connu dans la région sous le nom de « colonélisme électronique ». Au Paraguay, le président actuel, Horário Manuel Cartes Jara, est propriétaire d’un groupe de communication qui a récemment acquis l’entreprise d’un concurrent qui est contrôlé par l’ancien président, Juan Carlos Wasmosy.

Rares sont médias publics consolidés et les radiodiffuseurs communautaires qui ont réussi à survivre en Amérique du Sud. Ainsi, il n’est pas possible d’évaluer ni d’ignorer la période de la dernière décennie, durant laquelle les aspirations politiques et culturelles des peuples latino-américains ont été étouffées ; on ne comprend toujours pas le rôle joué par les médias commerciaux visant à mettre les politiques nationales et souveraines au service des intérêts interventionnistes.

Si, d’une part, les normes créées pour le secteur au cours de la période de développement national (1930-1960) ont généralement limité l’injection de capitaux étrangers dans le marché de la radiodiffusion nationale des divers pays, on constate, d’autre part, que les intérêts étrangers ont représenté une source importante de financement alternatif pour les médias locaux durant la période violente des dictatures militaires.

Au Brésil, par exemple, l’accord sanctionné par l’armée avec le groupe Time-Life a permis la création de l’empire Globo Organizations, qui est aujourd’hui toujours en activité. Au Chili, les groupes El Mercurio et Copesa sont les seuls bénéficiaires du système de subvention, établi sous la dictature de Pinochet, qui transfère chaque année 5 millions de dollars à la presse. Aujourd’hui, El Mercurio et Copesa contrôlent plus de 90 % des journaux et dominent l’industrie des médias numériques. Quant au Pérou, les groupes El Comercio, ATV et Latina contrôlent conjointement 84 % du marché des médias, El Comercio représentant à lui seul plus de 60 % des revenus du secteur.

À partir des années 1980, les conglomérats émergents se sont mis au service du modèle libéral hégémonique en vigueur dans la région. La forte concentration des médias a malheureusement marqué l’histoire des attaques contre la démocratie en Amérique du Sud.

En effet, il a fallu que des manifestations éclatent à Seattle contre l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) pour que les grands médias de masse remettent en question le consensus de Washington [1] et le rôle de premier plan joué par les États-Unis et leurs alliés dans la promotion d’une société mondialisée. La contre-proposition au Forum économique mondial (FEM) de Davos, mise de l’avant par le Forum social mondial à Porto Alegre en 2001, s’est toujours appuyée sur les médias alternatifs pour promouvoir le débat et diffuser la lutte contre la « pensée unique ».

Au Venezuela, les médias privés ont soutenu la tentative de coup d’État contre le président Hugo Chávez en 2002, comme le montre le documentaire A Revolução Não Será Televisionada (la révolution ne sera pas télévisée). Mais la population s’est mobilisée grâce aux bulletins d’informations diffusées par les stations de radio communautaires, dont l’action était rendue possible par les nouvelles politiques publiques et la loi sur les télécommunications de 2002. Après l’échec de la tentative, la presse privée est restée extrêmement critique envers les gouvernements de Chávez et de son successeur, Nicolás Maduro et interprété les événements du point de vue de l’opposition à l’instar des médias internationaux.

La prise de contrôle des médias est aussi présente au Brésil

Quoique bien dotés par les fonds publics de publicité, au cours de la dernière décennie les grands groupes de médias brésiliens ont adopté une position claire contre les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff. Ainsi, ils ont joué un rôle déterminant dans le processus qui a mené à la destitution de la présidente Rousseff en 2016.

« Le temps est venu pour les Brésiliens honnêtes, qui en ont assez d’une présidente qui déshonore le poste qu’elle occupe et qui est l’obstacle principal au rétablissement du pays, de dire d’une seule voix forte et claire : Assez ! » L’éditorial publié le 13 mars 2016 par l’un des principaux journaux du pays, l’Estado de S. Paulo, prenait ouvertement position pour la destitution de la présidente Dilma. Cette opinion était partagée par la plupart des journaux brésiliens traditionnels selon les observations d’Intervozes [2] et des projets tels que Manchetômetro de l’Université de l’état de Rio de Janeiro.

Le 12 mai, dès que le sénat avait approuvé la procédure menant à la destitution de la présidente Rousseff, qui était accusée de mauvaise gestion financière, les trois principaux journaux brésiliens (O Estado de S. Paulo, Folha de S. Paulo et O Globo) ont publié des éditoriaux cherchant à justifier le coup d’État. Tous ont présenté les membres du Parti des travailleurs (PT) comme des gauchistes « pourris » et « doctrinaires », allant jusqu’à les associer au stalinisme.

Les éditoriaux reflétaient la prise de position orchestrée qui, pendant plus d’une année, a manipulé l’opinion publique brésilienne contre le gouvernement. En effet, les médias ont, d’une part, exhorté la population à descendre dans la rue lors des manifestations contre la présidente, et, d’autre part, ont passé sous silence les protestations contre la destitution. Le 13 mars 2016, TV Globo consacrait ainsi 35 minutes de Fantástico (émission phare du dimanche) aux manifestations contre le PT et moins de 5 minutes à l’autre camp.

La concentration des médias au Brésil, essentielle à la consolidation du coup d’État, participe toujours à la manipulation de l’opinion publique sous le nouveau gouvernement de Michel Temer, agissant de consort pour défendre un programme de réforme axé sur la réduction des droits sociaux et des droits du travail. Comme la propagande officielle du gouvernement accapare une grande part du temps d’antenne à la radio et à la télévision, il reste peu d’espace pour la couverture journalistique des voix qui s’élèvent contre les réformes.

Même si un secteur de la presse a pris position contre le gouvernement suite aux récentes allégations de corruption contre Temer, les médias commerciaux, concentrés dans quelques entreprises de communication, continuent à défendre la politique actuelle et les intérêts économiques de la presse majoritaire. Les directeurs de Globo ne se cachent pas de leur rencontre avec les chefs politiques dans le but de définir l’avenir, encore incertain, du pays.

Compte tenu du fait que la radiodiffusion brésilienne est régie par un code qui remonte à 1962 et par un chapitre de la Constitution fédérale de 1988 jamais appliqué, seuls les médias ouverts, surtout l’internet, ont permis de trouver un espace de contre‑propositions, où les blogueurs et les militants numériques diffusent des discours critiques à l’égard des atteintes portées contre la démocratie.

Défendre la diversité

Afin d’éviter des situations semblables à celles que nous venons de décrire, les démocraties occidentales ont mis en place des mécanismes de réglementation pour prévenir la concentration excessive de la propriété des médias. C’est le cas aux États-Unis et dans plusieurs pays européens, entre autres la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Évidemment, il ne s’agit pas de censurer la presse ou de mettre fin à l’exploitation des entreprises, mais plutôt d’assurer un minimum de diversité et de pluralité dans les médias.

En Amérique du Sud, de nouvelles lois visant à empêcher la concentration et à promouvoir la diversité ont été adoptées au début du siècle par plusieurs pays comme l’Argentine, l’Équateur et l’Uruguay. Le défi alors était de réussir à inverser la tendance à la concentration de la propriété des médias et de contraindre les entreprises à vendre leurs actifs en s’encadrant dans un système non oligopolistique. Dans chaque pays, les efforts de démocratisation du secteur médiatique étaient articulés autour de deux éléments indispensables à la réussite d’une telle initiatives : l’engagement du gouvernement en faveur d’un système réglementaire démocratique et la mobilisation sociale.

En 2004, différents acteurs de la société argentine se sont réunis autour de l’idée que la communication au sein du spectre radioélectrique était un droit humain, ce qui a abouti à l’élaboration de 21 recommandations en faveur d’une nouvelle réglementation du secteur des médias. Ces directives ont fait l’objet de discussions lors de séminaires et de séances publiques. Puis, la présidente Cristina Kirchner a décidé de soutenir la proposition et de l’envoyer au Congrès, l’empêchant ainsi d’être mise au placard. Dès que la loi sur les médias argentins (Ley de Medios) permettant au gouvernement d’accorder des subventions aux médias publics et communautaires a été approuvé, le holding national Clarín, détenteur du monopole des médias et de la radiodiffusion, a fait appel de ces mesures à la Cour suprême. Le processus judiciaire s’est poursuivi jusqu’en 2013 ; plus de 50 000 personnes ont alors participé à une marche jusqu’au palais de justice, en faveur de la loi.

L’opposition forte des médias à Cristina Kirchner a contribué à l’élection du représentant de la droite Mauricio Macri en 2015. L’une de ses premières mesures a été de supprimer les instances réglementaires créées par la loi des médias et de rétablir les privilèges économiques de groupes médiatiques privés.

En Équateur, les médias privés sont liés étroitement, et ce depuis longtemps, au secteur financier. Dans les premières années du millénaire, ces médias ont joué un rôle important dans la querelle opposant les banques situées principalement à Quito et à Guayaquil. Cette querelle a engendré une crise de la crédibilité de la presse et une mobilisation populaire contre les institutions, ce qui a ouvert la voie à la proposition de la réglementation gouvernementale du président Rafael Correa. Les opposants à la loi, regroupés autour des médias privés, l’ont qualifiée de loi bâillon.

Pourtant, le Congrès a approuvé la nouvelle loi et a distribué le spectre de diffusion médiatique en trois parties : 33 % au secteur privé, 33 % au secteur public et 34 % au secteur communautaire. En outre, la loi interdit aux institutions financières de détenir le contrôle direct des médias de masse. Cependant, la déconcentration de la propriété des médias reste toujours un défi, puisque les stations de radio communautaires déplorent que cette distribution de fréquence ne se concrétise pas par de nouvelles concessions en leur faveur. Quant aux médias privés qui continuent de rassembler les opposants à la loi.

En Uruguay, la Direction des télécommunications nationales (ou Dinatel) coordonne le processus d’élaboration d’un nouveau cadre réglementaire qui a débuté en 2010. L’initiative a réuni des représentants du gouvernement, des mouvements sociaux, des spécialistes des médias et des associations du secteur médiatique, ainsi que des spécialistes internationaux. L’objectif principal était d’élaborer un projet de loi qui assureait un équilibre au sein du système médiatique, et ce, en adéquation avec l’évolution technologique.

En 2013, le président José Mujica a soumis le projet de loi au Congrès uruguayen, qui l’a approuvé. Les entreprises médiatiques privées ont porté l’affaire devant la justice en vain, puisque la loi est considérée comme un exemple de démocratisation par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), ainsi que par l’Office du Rapporteur spécial pour la liberté d’expression, qui fait partie de l’Organisation des États américains (OEA).

Les normes internationales en matière de réglementation de la concentration

Afin d’attirer l’attention sur ce thème, l’UNESCO a publié le 3 mai 2017 un document intitulé « Concentration of Media Ownership and Freedom of Expression : Global Standards and Implications for the Americas » (en anglais seulement). Fondée sur le principe de la double protection du droit à la liberté d’expression (sources des journalistes et auditeurs), l’étude montre que la réglementation visant à limiter la concentration de la propriété des médias est un problème depuis 70 ans.

L’étude démontre les effets de la concentration injustifiée de la propriété des médias sur la libre circulation de l’information et des idées dans la société. Les auteurs affirment qu’en vertu des droits internationaux les États ont l’obligation de promouvoir la diversité dans les médias. Le document offre un aperçu des principales normes internationales et des mesures anti-monopole dans le domaine des médias ayant été adoptées par plusieurs pays.

Parmi ces mesures : la reconnaissance juridique de l’existence des trois types de radiodiffuseurs (commerciaux, publics, et communautaires) ; l’allocation de fréquences réservées aux acteurs communautaires et à but non lucratif ; des règles de concurrence clairement définies ; des mesures pour assurer la participation de nouveaux acteurs dans le secteur ; la fin du renouvellement automatique des licenses ou le refus de renouvellement des licences pour les secteurs médiatiques sujet à la concentration ; l’interdiction de la propriété croisée des médias ; et des quotas pour la production locale, régionale et indépendante.

D’après l’UNESCO, il est possible d’établir des limites à la concentration excessive de la propriété des médias au moyen de différents indicateurs, dont la part d’audience, les revenus ou la part de marché publicitaire. Pour ce faire, l’État doit mettre en place une politique publique en faveur de la diversité médiatique.

En Allemagne, par exemple, l’État ne peut pas émettre de licences supplémentaires ni autoriser l’acquisition d’actions auprès d’autres holdings de la radiodiffusion si le radiodiffuseur atteint une cote d’écoute nationale en moyenne de 30 % par an. En France, un média ne peut pas posséder plus de deux chaînes de télévision dont le nombre de téléspectateurs dépasse les 4 millions, des stations de radio ayant plus de 30 millions d’auditeurs, ou même un quotidien représentant 20 % du tirage national.

Néanmoins, le document de l’UNESCO rappelle qu’en dépit des changements positifs intervenus récemment, les pays d’Amérique du Sud souffrent toujours de leur incapacité à éviter les ingérences politiques et commerciales dans le domaine de la réglementation du secteur privé. C’est la raison pour laquelle l’une des recommandations clés de l’Organisation des Nations unies consiste à créer des organismes indépendants de réglementation de la radiodiffusion et des télécommunications, dont la mission principale serait de veiller à la transparence du contrôle de la propriété médiatique.

Il est donc d’autant plus important de promouvoir les médias communautaires, libres et alternatifs. Pour mieux comprendre le rôle des médias libres dans ce contexte, il faut se livrer à une réflexion sur la résistance culturelle et, en même temps, entreprendre des actions politiques en faveur de la démocratie médiatique. Il s’agit-là de ressources indispensables à la réalisation d’un effort commun, celui d’assurer la visibilité des voix autres que celles qui sont privilégiées dans la lutte sociale pour la démocratie.