Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs, hacktivistes s’engagent

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La communication, prisonnière de guerre

, par FREIRE Rita

Cet article a été publié en 2014 dans le numéro 11 la collection Passerelle "Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent".

Empêcher l’utilisation d’Internet est la première préoccupation de dirigeants de pays plongés dans des conflits qui vont de révoltes populaires aux extrémismes de groupes ethniques ou religieux. Le pouvoir de l’information qui circule sur des réseaux distribués est une peur commune aux gouvernements et groupes autoritaires.

La bataille qui a duré un an a mis en échec le gouvernement turc qui tentait de retenir l’avalanche d’information qui lui ôtait des mains le contrôle sur le mouvement d’activistes dans les rues. En juin 2013, un institut d’Ankara avait recueilli cinq millions de messages, permettant d’analyser les responsabilités à l’origine des manifestations dans le pays, selon le propre gouvernement. À l’époque, le journal Hürriyet avait révélé que le ministère de la Justice allait élaborer un projet de loi relatif aux crimes sur les réseaux sociaux.

« Nous connaissons les personnes qui provoquent les citoyens via Twitter et Facebook en les manipulant et en leur envoyant de fausses informations, qui entraînent des actions qui peuvent mettre en danger la sécurité publique et la propriété », a déclaré le ministre de l’Intérieur turc de l’époque, Muammer Guler, qui parlait plus spécifiquement de la diffusion des mouvements de protestation sur les réseaux.

Les connexions entre utilisateurs des réseaux ont ignoré les menaces de répression, les circuits de l’information se sont ramifiés et des conversations compromettantes ont été divulguées au public [1]. Acculé en mars 2014, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a ordonné le blocage de Twitter et de YouTube. Et, en réalité, cela a créé un terrain propice pour tester la phrase du créateur de l’Eletronic Frontier Foundation et un des participants du projet GNU, John Gilmore : « Internet interprète la censure comme un défaut et la fait passer pour la contourner ». C’est ce que les internautes turcs ont démontré.

Les Réseaux privés virtuels (VPN) et le logiciel en ligne Tor garantissant l’anonymat ont été utilisés pour éviter la censure, tandis que des codes d’accès alternatifs étaient tagués sur les murs. D’après Google, les visites sur le moteur de recherche ont baissé mais n’ont pas disparu. Les pressions via des recours en justice d’internautes et d’entreprises ont également augmenté.

Le logo Twitter détournée pendant les protestations en Turquie @Ian Brown

Bête, et incontrôlable

Au pouvoir depuis 2002, le premier ministre a été contraint de se plier à la décision de la Cour constitutionnelle, la plus haute instance juridique turque, qui a suspendu l’interdiction de Twitter, qui allait à l’encontre de la liberté d’expression, et à celle d’un tribunal d’Ankara, qui a ordonné la fin du blocage de YouTube. Il n’a pas caché sa gêne : « Nous devons appliquer le verdict », a-t-il reconnu, mais « je ne l’approuve pas », a-t-il déclaré, en alléguant une offense aux valeurs nationales. De quelles valeurs s’agit-il ?

« Centralisé », « décentralisé » ou « distribué » sont des adjectifs pour différents types de réseaux, qui diffèrent entre eux autant que des systèmes de pouvoir, formels ou non. Internet appartient au troisième type, il est capable de fonctionner sans un commandement central, ou sans sous-commandements intermédiaires.

Le gourou du réseau, Craig Burton, est celui qui a le mieux défini la vocation d’Internet à la désobéissance, en disant qu’Internet est bête. Le réseau ne comprend pas les principes de la hiérarchie, qui sont l’apanage des gouvernements autoritaires. Burton le décrit comme « une sphère creuse entièrement composée de pointes ». Sans un centre de commande, c’est là que réside son secret.

« Retirez la valeur du centre et vous permettrez une croissance folle de valeur sur les bouts interconnectés. Car, il est évident que si tous les bouts sont connectés, chaque bout à chaque bout et chaque bout à tous les autres, les bouts finissent par ne plus être des points finaux », disent les auteurs du manifeste « Un monde de bouts », Doc Searls et David Weinberger.

« L’Internet ne connaît pas grand chose de tout ce que d’autres réseaux intelligents comme le système téléphonique connaissent : la notion d’identité, les permissions, les priorités, etc. ». De même, selon eux, Internet sait seulement une chose : « Ce paquet d’octets doit passer d’un bout du réseau à un autre ». Ainsi, « si un routeur échoue, les paquets empruntent d’autres chemins, ce qui signifie que le réseau tient le coup ». Et ce n’est pas tout, il grandit en connectant les personnes et les choses. « Étant donné sa bêtise, le réseau accueille de nouveaux systèmes et de nouvelles personnes, si bien qu’il grandit rapidement et de toutes parts. Et ce n’est pas compliqué pour des concepteurs d’intégrer un accès Internet à toutes sortes de dispositifs sophistiqués – caméscopes, téléphones, systèmes d’arrosage de jardin – qui résident aux extrémités d’Internet ».

Dans le noir, à la merci du nettoyage ethnique

La guerre contre les libertés de l’Internet a été l’ingrédient commun au régime et aux gouvernements des pays se trouvant dans des situations de conflit, en indiquant l’incompatibilité entre le pouvoir centralisé et le réseau distribué, et au-delà de cela la relation directe entre le droit à la communication et la lutte pour la démocratie. L’absence d’accès à la communication ne soumet pas seulement la population à l’intérieur du pays, mais elle l’expose à des menaces externes et à d’autres violences dans la dispute pour le pouvoir.

Il convient de se demander pour quelle raison la population irakienne, même hantée par la menace de massacres ethniques, idéologiques et religieux, n’a pas pu accéder aux communications par décision d’un gouvernement qui devrait en principe être le gardien de la démocratie. C’est ce qui est arrivé à la mi-juin 2014, lorsque le gouvernement irakien a donné l’ordre aux opérateurs de téléphonie mobile de bloquer les données mobiles, y compris les services de messagerie instantanée. Il a également interdit l’utilisation des VPN, une chose difficile à contrôler, pour éviter que des utilisateurs n’accèdent à des comptes à partir de l’étranger.

Manifestations, Tunis, mai 2011 @Scossar Gilbert

L’Irak ne vit pas une sorte de printemps arabe, comme les révoltes qui ont renversé les dictatures en Tunisie et en Égypte. Il ne s’agit pas d’une révolte populaire auto-organisée. La crise est née de la guerre sanglante dirigée par les États-Unis après le 11 septembre, qui a chassé les Sunnites du pouvoir et qui, récemment, a pris une tournure effrayante, avec la progression d’une force encore inconnue. Le gouvernement affronte des groupes armés extrémistes dirigés par l’État islamique en Irak et au Levant (EEIL), qui ont violemment occupé une grande partie du nord du pays, en employant des méthodes cruelles, en acculant les gouvernements de la région et en appauvrissant la population.

Le gouvernement chiite, par peur que l’ennemi n’utilise les réseaux, s’est attelé au contrôle de la communication comme sauvegarde, en empêchant également la population menacée de se connecter. Selon l’agence Reuters, les entreprises Iraq Telecoms et Post Company (ITPC), qui possèdent quasiment tous les réseaux de ligne fixe en dehors du Kurdistan, ont reçu l’ordre de couper certains réseaux sociaux, y compris Facebook, Twitter, WhatsApp et Skype. Cela a encouragé de nombreux Irakiens à accéder à ces applications par VPN, que le gouvernement a également décidé d’interdire.

Échec répété de la censure

La censure des réseaux sociaux n’a pas apporté les résultats escomptés par les régimes autoritaires qui cherchaient à se défendre. En janvier 2011, sous le vent de la révolution tunisienne, l’Égypte de Hosni Mubarak a tenté de s’isoler du réseau mondial qui était utilisé pour mobiliser les individus sur la Place Tahrir, et le gouvernement est arrivé à désactiver plus de 3500 routes BGP, Border Gateway Protocol [2], qui reliaient les backbones de dix grands fournisseurs du pays au reste du monde, et par exemple, aux réseaux sociaux. Cela n’a pris que quelques jours, ou quelques heures, pour que le régime ne s’écroule.

Touchée par le printemps arabe en juin 2011, la Syrie a tenté la même chose, avec le retrait de 40 des 59 routes Internet qui connectent les serveurs au circuit international en Syrie, selon l’entreprise d’analyse de réseau Renesys. À l’époque, la télévision Al Jazeera, a rendu compte du blocage des connexions via le haut débit 3G, DSL et dial-up. Selon Renesys, tout le trafic des différents fournisseurs Internet dans le pays dépend de la SyriaTel, une entreprise de télécommunications publique, contrôlée par le gouvernement. Un autre black-out aura lieu en novembre 2012. Mais rien n’aura protégé de fait Bashar Al-Assad.

Actuellement, la situation en Syrie s’aggrave au-delà des confrontations entre les forces du gouvernement et l’armée rebelle. La menace vient des attaques et des avancées du EIIL. Le groupe souhaite créer un califat islamique dans une région de l’Irak et de la Syrie, conformément à la loi de la charia. Le EIIL lutte contre la domination chiite en Irak et la domination alaouite en Syrie, et ambitionne d’avancer sur des territoires du Liban et de la Turquie. Dans sa ligne de mire, se trouvent également les kurdes qui vivent dans la région formée par l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie, lesquels luttent dans la région pour le droit à l’identité, à la culture et à la vie politique propres. Les territoires en question présentent un énorme intérêt géopolitique, ceux-ci présentant des ressources et des avantages logistiques pour l’exploitation et la distribution d’énergie.

Un black-out bien plus important

Les intérêts à promouvoir des black-out au Moyen-Orient outrepassent les explications les plus simples, comme celle d’étouffer des révoltes. Les médias se trouvent toujours dans la ligne de mire des groupes armés. En juin, un siège israélien en Cisjordanie a conduit, en à peine 10 jours, à 5 700 arrestations. Durant cette offensive, les militaires ont occupé l’immeuble de l’entreprise Palmedia à Ramallah en détruisant les bureaux des médias arabes. L’agence russe Today, qui a également été occupée, a déclaré que l’assaut avait été donné suite à une fausse accusation de coopération de la Palmedia avec le mouvement du Hamas. L’entreprise Palmedia offre ses services de satellites à de nombreuses autres entreprises, mais, curieusement elle ne répond pas aux critères de la chaîne palestinienne, Al Aqsa, qui se trouve sur un autre lieu et qui utilise les services de la Transmedia. L’entreprise occupée est un grand fournisseur dans tout le Moyen-Orient et travaille avec des médias importants tels que Al Manar, Al Maydeen, France 24 et a déjà travaillé avec l’antenne arabe de la BBC.

Le correspondant de RT à Ramallah, Yafa Staty, a déclaré que les militaires sont à l’origine de la perte du signal Internet et d’archives vidéo ; et d’autres matériels ont été complètement détruits, des ordinateurs et des disques durs ont été saisis.

Derrière la censure des médias, il y a des journalistes, régulièrement visées. Selon le Comité pour la protection des journalistes, deux tiers des assassinats en 2013 ont eu lieu au Moyen-Orient. Travailler en Syrie a coûté la vie à au moins 29 journalistes durant cette période, en élevant le nombre de morts à 63 à cause du conflit, y compris certains qui ont trouvé la mort le long des frontières libanaises et turques. Parmi les victimes se trouvait Yara Abbas, correspondante de la chaîne télé pro gouvernement Al-Ikhbariya, qui a trouvé la mort alors que le véhicule de son équipe était pris pour cible par les francs-tireurs rebelles dans la ville de Al-Quseir. 60 autres journalistes ont été séquestrés durant un an, selon l’enquête du CPJ, et près de la moitié ont disparu.

Au moins dix journalistes ont été tués en Irak durant le dernier trimestre de l’année 2013. Des hommes non identifiés ont ouvert le feu sur le cameraman Mohamed Ghanem ainsi que sur le correspondant Mohamed Karim al-Badrani de la chaîne télé indépendante Al-Sharqiya alors qu’ils filmaient les préparatifs du jour férié de Eid al-Adha à Mossoul, en octobre. Les raisons pour laquelle ils ont été tués ne sont pas claires ; la chaîne a attiré la colère aussi bien des autorités irakiennes que celle des militants antigouvernementaux.

En Égypte, six journalistes ont été tués dans l’année, trois d’entre eux en un seul jour, le 14 août, pendant qu’ils couvraient les attaques des forces de sécurité égyptiennes contre les manifestants partisans du président despote Mohamed Morsi et de l’organisation des Frères Musulmans.

La vieille habitude de se taire

Contrôler l’information est une pratique inhérente aux régimes dirigés par la force et les exemples continueront à se répéter un certain temps, quel que soit l’endroit où les attaques ont lieu. La junte militaire qui a pris le pouvoir du gouvernement civil en Thaïlande, lors du coup d’état du 22 mai 2014, a immédiatement censuré la télé et la radio, y compris l’émission de chaînes internationales comme la « BBC » et « CNN ». Durant cette même période, en Ukraine, Youtube se chargeait de fermer des comptes de la chaîne activiste Anna-News, qui compte 100 000 adhérents, pour avoir publié une vidéo de l’assassinat d’un journaliste, ou de la chaîne Newsfront.TV, qui divulguait des informations sur les élections.

Comme l’a déclaré le premier ministre turc, en protestant contre la libération des réseaux sociaux dans le pays « Twitter, YouTube et Facebook sont des entreprises commerciales qui vendent un produit (...) Libre à chacun d’acheter ou non ces produits ». En tant qu’entreprises, ils peuvent également être actionnés par leurs clients les plus puissants pour imposer la censure.

Utiliser Internet dans les modalités actuelles requiert des accords globaux autour des principes de la liberté d’expression, de la neutralité et de la capacité, tels qu’ils ont été proposés par les participants de la NETMundial au Brésil.

Pour les auteurs de « Un monde de bouts », le réseau comme un accord n’appartient pas" aux entreprises établies qui interviennent sur l’épine dorsale (« backbone ») ni aux « fournisseurs qui nous fournissent les connexions », ni aux « entreprises de ’hosting’ qui nous louent les serveurs », ni aux « industriels qui pensent que leur survie est menacée par ce que nous faisons sur Internet », le réseau n’appartient pas non plus « à un gouvernement quel qu’il soit, qui tente de nous faire croire qu’il souhaite sincèrement offrir à ses citoyens la sécurité et la complaisance. »

Notes

[1Un enregistrement audio diffusé contenait la transcription d’une réunion confidentielle durant laquelle quatre hauts fonctionnaires turcs, parmi lesquels le ministre des Affaires Étrangères, Ahmet Davutoglu, et le chef des services secrets (MIT), Hakan Fidan, parlaient d’une possible intervention militaire en Syrie.

[2Le BGP, ou Border Gateway Protocol, est un des principaux protocoles d’Internet. C’est lui qui fait le lien entre les backbones, épine dorsale du réseau mondial d’ordinateurs.

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Rita Freire est journaliste et elle est la représentante de Ciranda international de la communication partagée au sein du Conseil International du Forum social mondial. Elle est également vice-présidente du conseil d’administration de l’ Entreprise brésilienne publique de communication (EBC), et l’une des facilitatrices du processus du Forum mondial de médias libres (FMML).