Médias libres : enjeux, défis et propositions

La Radio Free Palestine, un modèle pour la radiodiffusion de la solidarité transfrontalière

, par KING Gretchen, MAROUF Laith

Les stations de radio communautaires, en tant qu’organismes de radiodiffusion sans but lucratif au service des communautés par opposition aux intérêts des États ou des sociétés, ont toujours maximisé leurs ressources dans la recherche de justice sociale par le biais de la radiodiffusion. Ces stations mettent souvent leurs ressources en commun afin de créer des réseaux de radios communautaires, comme dans le cas des mineurs et de la Radio Network, qui relie des dizaines de communautés en Bolivie, ou du réseau de radio Wawatay, reliant 49 stations et desservant plus de 30 000 membres des peuples autochtones de la Nation Nishnawbe Aski et dans les zones du Traité Nº 3.

Image Radio Free Palestine

Les stations de radio communautaires partagent régulièrement des contenus pour produire des programmes communs, tels que WINGS [1] (diffusé dans plus de dix pays), GROUNDWIRE [2] (diffusé sur plus de 20 stations au Canada) et Sprouts [3] (diffusé par 50 stations aux États-Unis). De plus, elles hébergent régulièrement des émissions dans les réseaux régionaux ou mondiaux, tels que l’Association mondiale des radiodiffuseurs communautaires (dont l’acronyme français est AMARC), dans le cadre de campagnes internationales comme la Journée mondiale de l’eau, la Journée mondiale de l’alimentation et la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale.

Au cours du 5e Forum mondial des médias libres (FMML) qui s’est tenu à l’Université McGill, à Montréal, au Canada, dans le cadre du Forum social mondial 2016, les activistes des radios communautaires ont organisé un atelier sur la Radio Free Palestine [4], comme modèle de solidarité transfrontalière dans le domaine de la radiodiffusion. Cet article résume le rôle de la RFP lors du FMML : il se base sur les discutions qui ont eu lieu autour de la solidaire transfrontalière dans le cadre du récent Forum international sur les médias communautaires et autochtones, qui s’est tenu à Oaxaca, et cherche à inspirer l’édition 2018 de la RFP et les radiodiffusions solidaires transfrontalières futures.

Définition de la radiodiffusion de la solidarité transfrontalière

La radiodiffusion de la solidarité transfrontalière est un processus collaboratif qui offre une programmation spéciale diffusée simultanément sur plusieurs stations à travers les frontières et les distances. Cette tactique offre un moyen d’unir et d’amplifier les voix de la communauté autour d’une question qui affecte l’ensemble d’une société ou même le monde entier. En brisant les barrières sonores créées par des les réalités médiatiques oppressives et coloniales, la radiodiffusion de solidarité transfrontalière contribue à compenser le flot de propagande diffusée par les radiodiffuseurs commerciaux et gouvernementaux. Grâce au partage des ressources, de la programmation, du temps d’antenne et de la bande passante, de nombreux radiodiffuseurs communautaires (dont le fonctionnement est souvent basé sur des ressources rares) s’unissent et peuvent ainsi produire davantage de contenus et toucher une plus large audience.

Par exemple, le Homelessness Radio Marathon (« Radio marathon des sans-abri ») réunit tous les ans les pauvres et les sans-abri et leurs alliés aux quatre coins du Canada, autour du thème « Le logement est un droit humain ». Fondé en 1998 par un radiodiffuseur basé aux Etats-Unis, Jeremy Weir Alderson (alias « Personne »), comme un sous-produit de son programme de radio régulier sur la WEOS à Geneva, dans l’État de New York, le programme a été lancé pour la première fois en 2003 par CKUT pour le public canadien. Depuis lors, chaque année au milieu de l’hiver, dans un des pays les plus froids du monde, où les décès dus au froid extrême sont largement ignorés par les décideurs politiques, le système de radiodiffusion et le discours public est chamboulé.

Ce talk-show interactif, hébergé à l’extérieur et pendant la nuit, présente les pauvres et les sans-abri comme des experts sur l’impact des politiques gouvernementales qui ne répondent pas de manière adéquate au problème de la pauvreté et du logement. Des stations de radio communautaires le diffusent en direct à travers tout le pays, créant ainsi une plate-forme de médias par et pour les sans-abri et les pauvres au Canada. Les auditeurs peuvent se joindre à la discussion en direct par téléphone ou en personne sur les lieux de diffusion de la programmation en direct partout dans le pays ou dans une salle d’écoute publique. Étant donné que le programme est produit chaque année depuis 2003, il y a maintenant une grande quantité d’archives audio documentant la réalité de la vie dans la rue, et la lutte pour garantir le logement comme droit humain au Canada.

Une longue histoire de la résistance palestinienne sur les ondes

Avant la guerre qui a donné lieu à l’État de l’Apartheid sioniste d’Israël en 1948, la radiodiffusion était une tactique utilisée dans la lutte contre la présence des colons en Palestine. Dans les années 1930, Sawt al-Falestin (ou la « Voix de la Palestine ») a commencé à témoigner des atrocités commises et à résister à l’occupation sioniste par la radiodiffusion [5]. En même temps, en Amérique du Nord, le secteur de la radio communautaire est devenu un lieu de diffusion pour les droits humains palestiniens en ouvrant ses portes aux Palestinien.ne.s pour qu’ils et elles racontent leur propre histoire dans les médias. Les archives de Pacifica Radio comprennent des enregistrements audio des années 1940 sur la Palestine ou du matériel audio comportant des voix de Palestinien.ne.s.

C’est dans les années 1970 que l’émission Voice of Palestine (la « Voix de la Palestine ») a commencé à être diffusée à la radio Co-op à Vancouver, et ce jusqu’en 2012. Under the Olive Tree (« Sous l’olivier ») est diffusée à la radio CKUT à Montréal depuis 2005 et à la radio CRFC à Kingston depuis 2009. Ces programmes de radios palestiniennes sont un autre exemple de la longue histoire de la radiodiffusion communautaire en Amérique du Nord par et pour les peuples autochtones [6]. En effet, la radiodiffusion solidaire a contribué à diffuser les pratiques des radios communautaires dans le monde entier [7].

De même, la RFP est une initiative des stations et des producteurs de radios communautaires pour lutter en faveur des droits humains des Palestinien.ne.s. Diffusée en 2008, la première émission de la RFP a marqué le 60e anniversaire de la Nakba (ou « catastrophe ») palestinienne du 15 mai 1948, qui a donné lieu à la création d’Israël et son apartheid et à l’expulsion forcée de plus de 800 000 Palestiniens autochtones de leur terre natale. Under the Olive Tree, l’émission de radio communautaire palestinienne sur CKUT, a fait appel aux producteurs du monde anglo-saxon qui informaient sur la Palestine afin de créer un programme international diffusé en direct sur les stations de radio participantes. Parmi les producteurs, on retrouve l’IMEMC (le Centre international de médias du Moyen- Orient), The Electronic Intifada, et des dizaines de stations de radio communautaires au Canada, en Angleterre et aux États-Unis. Les producteurs et les stations pouvaient participer en préparant le contenu à diffuser, en hébergeant des heures spécifiques du programme, ou en rediffusant la RFP ou certains de ses programmes, en direct ou en différé.

Le contenu de la RFP accorde la priorité au point de vue palestinien, couvrant différents aspects de l’opinion et de la culture palestinienne qui sont sous-représentés ou déformés par la plupart des médias. Ce contenu était proposé sous un « format marathon » pour faire contrepoids au système médiatique qui marginalise les voix palestiniennes, mais aussi pour fournir un contexte historique nécessaire de la Nakba et de la lutte internationale pour une Palestine libre. La programmation comprenait des reportages effectués sur le terrain en Palestine par l’IMEMC, du matériel audio d’archives de Radio Pacifica datant des années 1940, et des reportages produits par divers contributeurs. Les auditeurs participaient à la programmation qui faisait entendre les voix marginalisées au sein de la communauté palestinienne, y compris les voix de la diaspora locale, de femmes et de leaders LGBTQ, de mouvements non-violents populaires, et d’une multitude de mouvements d’arts libérationnistes et d’initiatives culturelles.

La RFP a reçu le prix « Programmation spéciale » à la Conférence nationale de la radio communautaire du Canada en 2009. Depuis lors, la RFP a été diffusée en 2010 et en 2017. La prochaine édition du marathon de la RFP sera organisée pour commémorer le 70e anniversaire de la Nakba, le 15 mai 2018.

Organisation et impact de la RFP

La RFP est organisée de façon à minimiser les responsabilités individuelles des radiodiffuseurs tout en amplifiant l’effet de leurs contributions. Pour chaque édition de la RFP, Under the Olive Tree a coordonné la diffusion et géré l’ensemble des besoins techniques, en assurant des temps d’antenne à CKUT pendant toute la durée de la RFP en tant que base de radiodiffusion ainsi qu’une diffusion du transfert de la programmation et sa rediffusion. L’IMEMC, l’EI et tous les autres producteurs ont pris la responsabilité d’héberger des créneaux horaires de diffusion ou de fournir des contenus pré-produits pour le programme. Tout au long de l’émission, l’IMEMC a fourni des mises à jour en direct depuis la Palestine historique sur les actions et les commémorations autour de la Nakba, entreprises par les Palestinien.ne.s, et a relayé la réponse brutale du régime d’apartheid.

La grille de programmation de la RFP a également été conçue pour correspondre aux émissions régulières programmées par la station d’accueil CKUT pendant la journée. Cela permettait aux producteurs et aux auditeurs que le programme de la RFP interrompait, de se sentir inclus et à l’aise en écoutant des programmations qu’ils auraient ignorées dans d’autres circonstances. À titre d’exemple, un créneau horaire portant normalement sur les femmes musiciennes était destiné plutôt à une émission sur des musiciennes palestiniennes. Un autre créneau portant sur les questions latino-américaines était destiné à une programmation portant sur la relation historique entre la résistance palestinienne et la résistance latino-américaine, au colonialisme et à l’impérialisme, et ainsi de suite.

D’autres stations de radio ont participé de différentes façons. Certaines stations, en général celles qui accueillaient les programmations centrées sur la Palestine ainsi que les producteurs qui travaillent sur la Palestine, ont accepté de produire certaines heures de programmation. D’autres stations ont choisi de se limiter à diffuser la RFP en direct, soit dans sa totalité soit seulement quelques heures. Et d’autres radiodiffuseurs ont décidé de diffuser les archives de la RFP, tout ou en partie, en différé. En fin de compte, cette façon de faire a contribué à faire de la RFP en une expérience agréable et sans problème pour les producteurs, les stations et les publics.

Au cours du Forum social mondial en 2016 au Canada, nous avons organisé une séance d’information avec plusieurs producteurs de la RFP qui ont partagé leurs expériences. C’était une façon de contribuer à l’histoire de la diffusion collaborative de radios communautaires en solidarité avec les mouvements pour la justice sociale. Au cours de cette séance, l’histoire, l’organisation et l’impact de la RFP ont été présentés et les participants ont eu la possibilité de prendre part à la programmation pour 2017.

Les organisateurs de la RFP ont également participé au Forum international sur les peuples autochtones et les médias communautaires organisé par la Commission des communications au Mexique (IFT) et l’UNESCO à Oaxaca en août 2017. On nous a demandé de présenter un atelier sur l’utilisation de la radiodiffusion de solidarité transfrontalière dans un format marathon radio pour mettre en exergue les problématiques des femmes autochtones et des questions de genre dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes du point de vue des femmes de la majorité mondiale. Des dizaines de producteurs et de personnel des stations de radio autochtones et communautaires en Amérique latine ont participé à cet atelier.

Les participant.e.s ont d’abord analysé l’histoire et les avantages de la radiodiffusion de la solidarité transfrontalière, puis abordé les problèmes du féminicide, du sexisme et du racisme dans un contexte international. Certain.e.s ont eu la possibilité de partager leurs expériences concernant ces oppressions dans leurs communautés et leurs stations de radio. L’atelier a conclu sur les déclarations des participant.e.s affirmant que ces expériences sont tout sauf spécifiques à elles, et que la radiodiffusion solidaire transfrontalière peut contribuer à développer les droits des femmes, depuis la perspective de la majorité mondiale.

Les avantages de la radiodiffusion solidaire transfrontalière collaborative intégrant un format de marathon radio sont multiple. D’une part, s’il est produit par des groupes opprimés et fait donc écho à leurs revendications, le format marathon a un profond effet multiplicateur. Pour la RFP, cela signifie faire entendre la voix de la diaspora palestinienne au-delà des limites de sa communauté ou des frontières nationales et leur faire une place sur l’échiquier mondial. En second lieu, la nature transfrontalière de la diffusion peut souligner les parallèles et les réalités internationales d’une question spécifique. La RFP et d’autres émissions transfrontalières solidaires contribuent à dissiper la tendance à l’exception et la suprématie dans la façon dont les diffuseurs internationaux / occidentaux abordent les problématiques mondiales. En troisième lieu, l’aspect collaboratif de l’émission permet à un petit nombre de producteurs n’ayant que peu de ressources de créer une plate-forme de radiodiffusion qui atteint un public équivalent à celui d’autres médias de masse. Et enfin, l’aspect solidaire de l’émission, pour laquelle les participants d’origines diverses s’allient et travaillent ensemble, favorise la compréhension culturelle, la collaboration future et la camaraderie durable.

70 ans de la Nakba palestinienne et de la résistance : Joignez la RFP !

Sur la base des expériences décrites ci-dessus, la RFP est également en train d’organiser son programme pour le 70e anniversaire de la Nakba palestinienne qui n’en fini pas, et de la résistance à l’apartheid israélien en mai 2018. Nous appelons tous les producteurs et toutes les radios intéressés à participer à cette nouvelle édition du marathon radio. Ce programme sera diffusé à l’échelle internationale et dans plusieurs langues.

Nous encourageons tous ceux et celles qui lisent cet article et qui voudraient participer à nous envoyer leurs demandes de renseignements et à nous faire part de leur l’intérêt à participer à l’adresse e-mail suivante : RadioFreePalestine2018@gmail.com.