La Catalogne, quels enjeux ?

Zoom d’actualité

, par CIIP , GRUNWALD Catherine

La question catalane n’est pas nouvelle. Déjà en avril 1931, était proclamée une "République catalane qui aspire et demande aux autres peuples d’Espagne leur collaboration pour la création d’une confédération de peuples ibériques et est disposé à faire ce qui sera nécessaire pour les libérer de la monarchie bourbonienne" comme le rappelle Jaime Pastor dans Catalogne versus État espagnol ou l’échec de l’alternative fédéraliste. Celui-ci présente en outre des pistes de réflexion pour comprendre pourquoi s’est consolidé un puissant mouvement indépendantiste qui propose la séparation avec l’État espagnol, en se basant sur les réponses données par les élites espagnoles lors de moments historiques clefs.

Pour Josep Maria Antentas, professeur de sociologie à l’université autonome de Barcelone, depuis l’immense manifestation du 11 septembre 2012 (fête nationale catalane), qui avait marqué le point de départ du processus d’indépendance, ce mouvement politique et social s’est inscrit dans la durée. Il est le produit de trois dynamiques distinctes mais combinées : dans un premier temps, le mécontentement issu du centralisme agressif espagnol, incarné par le second gouvernement Aznar (2000-2004), qui a fait du nationalisme dur espagnol le cœur de son projet politico-culturel ; dans un deuxième temps, l’échec subséquent de la réforme du statut de l’autonomie catalane, initiée en 2004 et troisièmement, l’impact de la crise économique ainsi que l’adoption par l’Espagne d’une sévère politique d’austérité.

Comprendre la situation en Catalogne (À la veille du scrutin pour l’indépendance, des Barcelonais nous racontent la situation, sa genèse, ses enjeux) et, alors que la crise politique entre les indépendantistes catalans et le gouvernement espagnol prend une tournure inquiétante, comment en est-on arrivé là ?

Le succès logistique du 1er octobre [jour du référendum d’autodétermination] (avoir déjoué la chasse policière aux urnes et aux bulletins de vote en particulier) a été réel. Mais le référendum n’a pas été mené à bien par la planification minutieuse du gouvernement et de la direction de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC) mais par la dynamique d’auto-organisation engagée d’en bas qui a démarré après le coup de force répressif du 20 septembre [arrestation de14 hauts responsables de la Généralité catalane] et qui s’est accéléré les jours précédant le rendez-vous référendaire par l’occupation et la défense des bureaux de vote. Le référendum a eu lieu et l’indignation provoquée par la répression a donné de l’impulsion à la journée de mobilisation du 3 octobre [grève générale et "grève du pays"]. A partir de là, le gouvernement catalan, qui n’avait pas prévu ce scénario, ne savait pas comment affronter l’escalade de la confrontation… l’exécutif de Puigdemont s’est vu obligé de proclamer la République catalane le 27 octobre sans aucun plan en tête sur ce qu’il faudrait faire après pour essayer de transformer sa déclaration en quelque chose qui aille au-delà du symbole. D’où la question "Catalogne : projet de République ou République imaginaire ?"

D’autant que les indépendantistes regroupent des tendances diverses et contradictoires :

  • Le PDeCAT [Parti Démocrate européen CATALAN, le parti de Carles Puigdemont] est un parti néolibéral dont la base sociale est conservatrice
  • ERC [Gauche Républicaine Catalane, gauche réformiste, seconde force politique catalane] incarne la synthèse entre d’authentiques convictions indépendantistes et une culture politique peu portée à la lutte, gradualiste, dont la base sociale est la classe moyenne progressiste qui, à l’exception de certains secteurs liés à l’enseignement, a été, dans une grande mesure, étrangère aux grandes mobilisations sociales récentes sur des questions autres que l’indépendance / parti modéré de centre gauche,
  • La CUP [Candidatures d’Unitat Popular], aile anticapitaliste minoritaire défendant un programme reliant la question nationale et la question sociale.
    A titre d’exemple, le témoignage d’une militante qui dit sa vision d’une démocratie féministe pour la Catalogne

De son côté Catalunya en Comú [Catalogne en Commun, le parti d’Ada Colau, la maire de Barcelone] est divisé sur la question du référendum. Lire Référendum du 1er octobre en Catalogne : les Communs et leur dilemme,

Malgré sa force, le mouvement pour l’indépendance est loin de faire l’unanimité. Si nombre de Barcelonais refusent d’arborer les couleurs de l’indépendance ou de l’unité de l’Espagne et appellent au dialogue et la paix, leur manifestation sont concurrencées par celles initiées par les partisans d’une ligne dure contre les indépendantistes et flirtant souvent avec les symboles du franquisme. Catalogne : combien de divisions ?

Les enjeux pour l’Espagne

Si en Catalogne "la question nationale est centrale, structurée depuis les années 1920 par une tension entre autonomisme et indépendantisme... les questions de fond que pose le catalanisme concernent tous les Espagnols". Enjeux politiques, économiques qui questionnent la démocratie et le choix de société.

Catalogne : "Nous voulons décider de notre futur"

Le catalanisme, construction identitaire nationale, s’est construit au XIXe siècle. Il lutte, de manière constante, pour une vision de l’Espagne, celle d’un État plurinational, est parcouru de divers courants oscillant entre volonté d’autonomie et volonté d’indépendance (mais pas forcément séparatiste), celle-ci étant exacerbée par le centralisme madrilène et la répression.

Question sociale, question démocratique, question territoriale, question républicaine, question historique, aux vraies questions catalanes l’État espagnol n’apporte qu’une fausse réponse. Car la crise catalane est bien née à Madrid [1] et la question historique est fondamentale tant pèse le poids de la Constitution : conçue comme le point de départ d’une transition entre le franquisme et la démocratie, celle-ci n’a pas évolué depuis son adoption en 1978, trois ans après la mort du dictateur Francisco Franco. Elle prévoit la possibilité d’évolutions ultérieures, créant un cadre souple, en même temps qu’elle donne des garanties à l’État central, dont la possibilité de suspendre les autonomies en temps de crise… Symbole d’une transition démocratique qui se fait dans la continuité du régime franquiste, mais garante à l’époque d’une réconciliation nationale dont le mythe s’est fissuré au fil du temps avec notamment la découverte dans les années 2000 des charniers franquistes qui parsèment le territoire espagnol. Les relents du franquisme sont bien présents, témoin l’analogie des événements qui font resurgir les fantômes de la Guerre d’Espagne.

La question catalane révèle bien l’échec historique du nationalisme espagnol incapable de reconnaître la réalité plurinationale et pluriculturelle de l’Espagne.
Du fait du blocage du processus d’autonomie initié par Zapatero, avec la suspension en 2010 par le Tribunal constitutionnel du statut appliqué depuis 2006 qui reconnaissait la Catalogne comme nation dans l’État espagnol et d’une répression constante - "le Parti populaire de Mariano Rajoy s’accroche au texte de la Constitution de 1978 et rend quasi impossible toute velléité de réforme pourtant nécessaire", les revendications catalanes sont progressivement passées d’une autonomie négociée, à une volonté d’indépendance pure et simple. Entre le gouvernement espagnol et la Catalogne, c’est l’histoire d’une séparation qui ne peut être que renforcée par la répression.

Question démocratique aussi puisque la décision de Mariano Rajoy de mobiliser l’article 155 de la Constitution afin de surmonter la crise de régime ouverte par le mouvement indépendantiste catalan est une mise entre parenthèses de la démocratie : la suspension de l’autonomie de la région catalane est une première depuis la fin de la dictature de Franco, c’est uncoup d’Etat impulsé par l’Etat espagnol avec des leaders associatifs ou ministres de l’exécutif démis, des responsables politiques emprisonnés…

Pour l’Union européenne

Quelles leçons tirer de la crise espagnole pour l’Union européenne ? La crise catalane interroge en effet le sens de la construction européenne…

Sous couvert du principe de la primauté de la souveraineté nationale, l’unité de l’État et la non-intervention dans ses affaires intérieures, pendant des semaines les instances européennes sont restées muettes, le sujet étant sensible, nombres d’Etats membres étant confronté à la question du séparatisme. Silence de l’Europe et spectre de la souveraineté, mais silence aussi sur les violences policières alors qu’existe une procédure de sanction en cas de violation par un État membre des valeurs de l’UE, même si cette procédure n’a jamais été mise en œuvre dans l’histoire de l’UE…

Manifestation pour la liberté de Jordi Sánchez et Jordi Cuixart, Barcelone 21/10/2017 "Europe, es-tu aveugle ? La démocratie se meurt" Photo CC : Carles

Les milliers de catalanistes mobilisés à Bruxelles le 7 décembre sont venu interpeller l’Europe. : "Europe Réveille-toi !", "Pour la liberté des prisonniers politiques", "Pour la liberté d’expression"… (Lire À Bruxelles, les indépendantistes font le plein)
Face à la répression qui atteint des dimensions historiques, l’apparition [des Comités de Défense de la République (CDR) [pourraient-ils] changer la donne->http://www.cadtm.org/Catalogne-Les-Comites-de-Defense] ?

Quid du nationalisme ?

"L’amour de la nation est souvent une passion conservatrice, voire réactionnaire ou extrémiste, il est plus rarement un sentiment adossé à l’idée de progrès. On le voit, aujourd’hui, avec partout dans le monde la poussée de forces d’extrême droite, souverainistes… Pourtant, dans l’histoire, il est arrivé que le thème de la nation soit associé à des logiques d’émancipation : Ecosse, Catalogne, Kurdistan…" Michel Wieviorka dans Les passions indépendantistes et la démocratie.

Si pour les progressistes, il y a consensus sur le respect du "droit de décider", la méfiance envers le phénomène sécessionniste, voire avec le fait régional, revient régulièrement dans le débat à gauche : nationalisme de riches (le processus sécessionniste étant associé à une logique de repli égoïste) ou volonté d’une société différente, qu’il serait impossible à atteindre à l’intérieur des États qui les englobe ? Mouvement dominé par la droite ?
La situation catalane, complexe, brouille les frontières traditionnelles, elle ne se présente pas comme une évidence binaire. Les camps en présence sont complètement embrouillés, à la fois sur le plan idéologique et sur le plan des intérêts socio-économiques. Témoins les billets "l’indépendance vue de gauche" (1 et 2) », auxquels répond "l’équation catalane déboussole la gauche".

"Il faut que le clivage droite/gauche reprenne sa place dans le conflit catalan." selon l’eurodéputé écologiste, porte-parole de Catalunya en Comù, Ernest Urtasun

L’indépendance catalane n’est pas seulement un "nationalisme" - c’est une rébellion contre le nationalisme : Ignasi Bernat et David Whyte soutiennent que le mouvement d’indépendance de la Catalogne est motivé par la solidarité - et la résistance aux nationalistes espagnols d’extrême droite (en anglais).

Et maintenant ?

En dissolvant l’assemblée et convoquant les élections régionales le 21 décembre, M. Rajoy a repris la main… au moins du calendrier. Une campagne électorale inéquitable avec des candidats en exil ou en prison et le scrutin proportionnel rendent difficile tout pronostic sur ce que sera la nouvelle configuration du Parlement catalan [2]. Une chose est sure, la reprise en main autoritaire du gouvernement central est de mauvais augure, mais les Catalanistes restent très mobilisés...