Mohamed, 40 ans, revient tout juste, avec ses frères et sœurs, de trois semaines au Maroc, pays d’origine de leurs parents. Depuis l’enfance, la fratrie a l’habitude d’y passer les vacances estivales. Cet hiver, c’est le cœur lourd qu’ils ont fait le voyage. Leur père est mort il y a quelques mois, et ils ont dû se rendre à Fès pour gérer l’héritage. Au Maroc, comme dans le reste du Maghreb et dans la majorité des pays musulmans régis par la loi islamique, la femme n’hérite que de la moitié de ce qu’hérite un homme du même degré de parenté, le reste allant à des membres de la famille de sexe masculin, même éloignés. Le père de Mohamed a assuré à ses enfants avoir fait le nécessaire avant sa mort pour que ses filles héritent autant que ses fils. « Il aurait écrit un courrier pour signifier sa demande, mais visiblement ses derniers vœux n’ont pas été pris en compte au Maroc », souligne Mohamed qui, malgré tout, avec le reste de la fratrie, a décidé de tout diviser en parts égales. Mais lorsque le père a eu plusieurs épouses et donc plusieurs enfants, tout devient encore plus compliqué. Et ce fut le cas du père de Mohamed.
La moitié d’un homme
« Au Maroc, en Tunisie et en Algérie, ce sont des codes de la famille qui régissent les lois », explique Maître Hacen Boukhelifa, avocat au barreau de Paris et de Marseille, spécialisé en droit privé international. Au Maroc c’est la moudawana, code de la famille établi en 1958 sous le règne de Mohammed V, amendé une première fois en 1993 par Hassan II, puis révisé en 2004 par le Parlement marocain. « Le but de cette révision était de revaloriser le statut de la femme, mais il n’y a eu aucune réforme substantielle. Les résistances à l’égalité hommes-femmes persistent en dépit du bon sens, souligne l’avocat qui traite de nombreux dossiers de binationaux. Il y a une idée reçue selon laquelle les codes de la famille s’appuient sur le Coran, alors qu’ils reposent en fait sur une interprétation rigoriste du texte qui annihile le texte existant. » Et d’insister : « Le Coran, en lui-même, au travers de ses sourates, donne une part égale, comme en France, à l’époux et à l’épouse. »
En effet, dans leurs traductions littérales, les deux sourates concernées sont plutôt claires en matière d’égalité. La sourate 4-7 note : « Il revient aux héritiers hommes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; de même qu’il revient aux femmes une part (nassib) dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; et ce, quelle que soit l’importance de la succession, cette quantité est une obligation (nassiban mafroudan). » Quant à la sourate 4-32, elle précise : « N’enviez pas les faveurs par lesquelles Dieu a élevé certains d’entre vous au-dessus des autres ; aux hommes reviendra la part (nassib) qu’ils auront méritée par leurs œuvres et aux femmes reviendra la part (nassib) qu’elles auront méritée par leurs œuvres. »
Et Hacen Boukhelifa de marteler : « Cette idée selon laquelle le Coran vient écarter les épouses et les filles du couple musulman est fausse, l’Islam a octroyé depuis le début l’égalité. » Depuis 2015, cette question fait débat dans le royaume. En mars 2018, une centaine d’intellectuels marocains, chercheurs, sociologues, écrivains, dont Leïla Slimani, ont signé une pétition pour appeler à mettre fin à cette discrimination. Sans effet à ce jour…
Famille élargie
En Algérie, avant que le code de la famille ne soit réformé en 2005, la femme était la moitié de l’homme en tout. La réforme a permis des avancées pour les droits des Algériennes. Désormais, lors d’un mariage la femme doit être consentante et n’a plus besoin de l’aval de son époux afin de quitter le territoire. Mais en matière successorale, elle reste toujours « la moitié ». L’avocate et militante algérienne Nadia Aït Zaï a fait de la défense des droits des femmes son cheval de bataille. Depuis 2010, le Centre d’information et de documentation sur les droits de l’enfant et de la femme (CIDDEF), dont elle est la fondatrice, a entamé un long travail de plaidoyer dans le but de modifier les lois discriminatoires envers les femmes. Et notamment celle concernant l’héritage.
« Dix ans c’est long… mais il s’agit d’une question politique sensible. Rien n’a évolué sur le sujet. Il y a toujours eu d’autres urgences à régler » , souligne l’avocate. Dans certains cas, notamment lorsque la veuve n’a pas d’enfants, ou qu’elle n’a qu’une fille, les conséquences sont terribles : « Les héritiers mâles de la famille élargie sont à l’affût et entrent en jeu dès que le mari décède. Le plus souvent la femme se retrouve à la rue », explique la militante. Pourtant les femmes et les filles contribuent financièrement à la construction et à l’entretien de la maison, mais leurs noms n’apparaissent nulle part. « Nous mettons les Algériennes en garde sur cet aspect-là, et nous les encourageons à faire un contrat de mariage ou un acte notarié où leur nom sera mentionné », poursuit Nadia Aït Zaï.
En Kabylie, le fonctionnement est encore très clanique et les femmes ont du mal à venir réclamer ce qui leur est dû de patrimoine et de terres, de peur de désorganiser le clan. C’était aussi le cas dans les zones enclavées il y a encore quelques années. « Mais les Algériennes ont de moins en moins honte, surtout si elles ont les moyens et beaucoup de patrimoine. C’est plus difficile pour celles issues de milieux modestes, souvent elles ne se contentent que de quelques liquidités », précise la militante qui a décidé d’étendre le plaidoyer algérien aux autres pays du Maghreb.
En matière d’égalité hommes-femmes, la Tunisie fait souvent figure d’avant-garde dans le monde arabe. Cette égalité est écrite dans la constitution. Concernant l’héritage, le pays a pourtant raté le coche. Avant la révolution de 2011, la Tunisie était un état laïque mais autoritaire et n’avait pas osé s’attaquer à la discrimination successorale. En 2018, le président Béji Caïd Essebsi a voulu profiter de la révolution pour toucher au code et s’attaquer au problème. Mais un an plus tard, il décède et est remplacé par les islamistes qui refusent d’inscrire cette égalité dans la loi. Et choisissent le 13 août, journée de la femme, pour l’annoncer publiquement…
Pour les dirigeants du Maghreb, l’égalité devant l’héritage semble être la ligne rouge à ne pas franchir. « Ils se disent que s’ils accordent l’égalité en tout, c’est la porte ouverte à l’occidentalisation. Et pour des régimes autoritaires, pas question d’avoir des velléités démocratiques et de trop lâcher la bride », souligne Hacen Boukhelifa. L’avocat précise qu’en arrière-plan c’est le régime wahhabite d’Arabie Saoudite « État référence et lieu Saint de l’Islam » qui dicte sa loi « aux petits pays musulmans ». Et de conclure amer : « Cette vision rigoriste et islamiste a fait de la femme maghrébine une mineure à vie qui n’est que la moitié de l’homme. »
Des Françaises bien mal loties...
En France, deux siècles après la promulgation du code civil napoléonien, qui impose de répartir l’héritage de manière égalitaire entre les descendants directs, les fils sont, dans les faits, toujours avantagés par rapport à leurs sœurs. Ce sont aux hommes qu’on confie plus volontiers le patrimoine aux dépens de leurs sœurs, épouses ou ex-épouses.
Céline Bessière et Sibylle Gollac, deux sociologues, se sont intéressées au sujet dans leur livre Le genre du capital. Interrogées par Libération en juin dernier, elles racontent : « Lors de nos enquêtes de terrain [dans la région de Cognac en Charente. Ndlr], les sœurs, les cousines, les nièces nous expliquaient les logiques des successions familiales : « Ma mère a toujours préféré les garçons… » Ou bien : « Dans notre famille, ça ressemble à la loi salique ! » Cette réalité se retrouve dans les statistiques : les fils héritent davantage que les filles des biens structurants : les entreprises et les biens immobiliers. »
Aux yeux de leurs parents, les filles sont perçues comme des dilapidatrices irresponsables. « Le code civil impose qu’on leur donne une compensation financière équivalente… sauf que notre enquête dans les études notariales et auprès des avocats montre à quel point cette compensation financière peut être sous-évaluée », soulignent les autrices.