Installé dans un café parisien, une cigarette au bord des lèvres, Gaffar Sineen, réfugié politique soudanais en France depuis 2010, retrace les grandes étapes de la révolution de son pays qui ont conduit à la chute du régime d’Omar Al-Bachir le 11 avril 2019. Depuis août 2019, un Conseil souverain constitué de civils et de militaires est chargé d’assurer une transition démocratique au Soudan, jusqu’à de prochaines élections en 2022. « Rien n’a été fait, lâche, lapidaire, l’activiste originaire du Darfour. La Cour pénale internationale [CPI] doit juger Al-Bachir [1], les responsables de tous les crimes commis au Soudan doivent être arrêtés. Politiquement on ne va nulle part ». Pour de nombreux Soudanais exilés comme Gaffar Sineen, la révolution n’en est qu’à ses prémices : « On observe, on attend, on encourage les Soudanais pour qu’ils n’abandonnent pas la lutte ».
« Partager l’information avec les médias »
Le soulèvement révolutionnaire de décembre 2018 a eu un fort retentissement dans la diaspora soudanaise. En France, les manifestations n’ont pas uniquement eu lieu à Paris, Lyon ou Marseille, mais également dans plusieurs villes moyennes comme Nantes, Strasbourg ou Valence [2]. Ces manifestations ont pratiquement mobilisé l’ensemble de la communauté. En plus des marches, les Soudanais de France ont organisé des débats et des événements culturels pour interpeller les médias et informer la population française. Mosab Youssef, journaliste soudanais arrivé en France en 2016, se remémore l’effervescence de cette période :« Avec des militants soudanais, on avait une salle d’urgence à Paris d’où on appelait des camarades au Soudan. Ils nous fournissaient des informations sur l’évolution de la situation. Nous les publiions sur les réseaux sociaux, et les partagions avec les médias étrangers parce qu’Internet avait été coupé pendant un certain temps là-bas. »
Les Soudanais de France ne sont pas retournés dans la rue depuis début 2020, mais quelques événements ont été organisés ici et là ; une soirée pour célébrer le premier anniversaire de la révolution au Théâtre de l’Œuvre à Marseille, un débat suivi d’un concert à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes à la Maison des réfugiés de Paris.
Ces mobilisations leur offrent une nouvelle visibilité. Les premiers Soudanais sont arrivés dans les années 1980 en France. Essentiellement des membres du corps diplomatique, des étudiants et des migrants économiques. À partir des années 2000, les réfugiés politiques sont de plus en plus nombreux. En 2019, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) mentionne 3 673 demandes d’asile de Soudanais dans son rapport annuel. Un chiffre en baisse pour la première fois depuis quatre ans. En 2015, toujours selon le rapport annuel de l’OFPRA, ils étaient 5 091. Le Soudan constitue alors le premier pays d’origine des demandeurs d’asile en France. Au 31 décembre 2019, 21 213 Soudanais bénéficiaient d’un titre de séjour, selon la Direction générale des étrangers du ministère de l’intérieur [3]. En ajoutant les ressortissants qui possèdent la nationalité française, ils seraient environ 30 000 à vivre en France, pratiquement aussi nombreux qu’en Angleterre, le pays d’accueil historique des Soudanais en Europe.
« Si on arrête on perd tout »
Ceux qui se présentent à l’OFPRA depuis les années 2000 sont pour la majorité des hommes seuls, âgés d’une trentaine d’années. D’après l’OFPRA, « ils proviennent des régions périphériques et sous-développées du Soudan, principalement de l’une des "trois zones" géographiques touchées par des conflits armés : le Darfour (depuis 2001), le Kordofan sud/ouest et le Nil bleu (depuis 2011) ». Les demandeurs d’asile n’évoquent « que très ponctuellement leur affiliation politique à l’appui de leur demande de protection ». Néanmoins, comme le souligne Marie-Claude Gendron, responsable Soudan/Soudan du Sud pour Amnesty International France, cette vague d’immigration est liée à la politique du gouvernement de Omar Al-Bachir : « Les personnes qui fuient le Soudan ont, à un moment ou un autre, pris position contre le régime de Bachir, que ce soit en appartenant à un mouvement politique ou en participant à des manifestations. » Certains ont aussi subi des persécutions pour des opinions politiques qu’on leur impute, sans preuve, en raison de leurs origines ethniques ou régionales.
Ali Haroun est l’un de ceux qui ont fui la guerre. Âgé de 29 ans, il est né au nord du Darfour. En 2004, son village est attaqué par les janjawid (miliciens armés rattachés aux autorités soudanaises). Il passe plusieurs années dans un camp de réfugiés au Tchad, puis en Jordanie, avant d’arriver à Paris en 2016.
Autour du poignet, il porte un bracelet de perles bleues, jaunes et vertes, les couleurs du premier drapeau soudanais, « un symbole de l’identité africaine du pays », se distinguant des couleurs panarabes de l’étendard actuel (rouge, noir, vert et blanc). Le jeune homme est engagé au sein de la fraction du Mouvement de libération du Soudan dirigée par Minni Minnawi (Sudan Liberation Movement/Army-Minni Minnawi (SLM-MM/SLA-MM). Principal groupe d’opposition armé au Darfour depuis les années 2000, divisé en deux branches, il n’a cessé de lutter contre la politique de marginalisation du gouvernement déchu.
Abandonner la lutte, Ali Haroun n’y pense même pas : « Si on arrête, on perd tout. Il y a toujours des réfugiés dans les camps. Il faut que quelqu’un porte leur voix, parle du génocide pour que les janjawid ne reviennent pas. Nous nous battons pour la reconnaissance de notre civilisation. » En dépit de la révolution, les violences se poursuivent au Darfour. La colère gronde face à l’insécurité, des sit-in se forment de nouveau dans la région, à Fata Borno, Kutum, et Kabkabiya. En janvier et au mois de juillet, plusieurs attaques menées par des hommes armés ont eu lieu dans différents villages, tuant à chaque reprise des civils. Les photos des défunts, disposés à même le sol, drapés dans des tissus colorés et sur le point d’être enterrés, circulent sur les pages Facebook, dont la sienne.
Le jeune homme a commencé à militer à l’université, lieu de contestation et de formation politique pour une partie de la jeunesse au Soudan. « Dès la prise de pouvoir par le mouvement islamiste avec l’aide de segments de l’armée en 1989, les universités soudanaises sont le théâtre d’affrontements très durs entre les opposants coalisés et les étudiants islamistes », analyse Clément Deshayes, chercheur en sociologie politique.
Nasruddin Gladeema se souvient du coup d’État d’Omar Al-Bachir en 1989, de l’islamisation rampante et de la présence des militaires dans la capitale. Installé dans la région Auvergne-Rhône-Alpes depuis 2011, il est originaire de Khartoum. Lorsqu’il rentre à l’université en 1990, il ne se reconnaît pas dans ce nouvel environnement. « Les syndicats islamistes appelaient à faire le djihad dans le Sud (le Soudan du Sud fait sécession en 2011). Autour de moi il y avait des églises à côté des mosquées, je ne comprenais pas pourquoi ils étaient différents de nous, admet-il. La violence du régime, c’est ce qui a poussé toute cette génération à agir. »
« Les associations sont plus proches des gens »
L’exil est une expérience révélatrice à bien des égards, y compris sur le plan politique. Comme Ali Haroun, certains font le choix de poursuivre leur lutte au sein du mouvement avec lequel ils étaient déjà engagés au Soudan. D’autres rejoignent une des dizaines de formations politiques présentes dans l’Hexagone ; le Parti communiste et d’autres partis proches des valeurs de gauche comme le Parti du congrès national du Soudan (National Congress Party, NCP), des mouvements révolutionnaires tels que le Mouvement pour la justice et l’égalité (Justice and Equality Movement), ou encore le Parti islamique du centre (Hizb al-Wasat al-islami al-sudani). Mais une partie de la jeune génération préfère se tourner vers le monde associatif.
Originaire des monts Nouba (Kordofan Sud) et mariée à quinze ans dans une zone de guerre, c’est une fois loin de son pays qu’Ikhlass Jomaa prend conscience de la différence des destinées entre elle et ses compatriotes. Elle aimerait interpeller le monde extérieur sur l’hétérogénéité des conditions de vie des femmes soudanaises, au Soudan, mais aussi en France. « Ici nos conditions de vie ne s’améliorent pas, nous restons à la maison, s’attriste l’activiste. Certaines sont là depuis cinq ans et ne savent toujours pas parler français. » Avec d’autres concitoyennes, elle crée en mars 2019 l’association Ensemble pour le changement, qui se mobilise pour les droits des femmes. « J’assiste ici aux réunions d’un des mouvements révolutionnaires soudanais, mais les partis politiques ne m’intéressent pas trop, confie-t-elle. Les associations sont plus proches des gens. »
« Militer sur les bonnes questions »
À travers ce militantisme associatif, les luttes s’internationalisent et de nouvelles personnalités émergent au sein de la communauté. Hamad Gamal est l’une d’entre elles.
Un temps président de la Fédération des étudiants du Darfour de son université, il a décidé de rejoindre la cause de tous les réfugiés une fois en France. Il tient à « parler de sa place » et « militer sur les bonnes questions aux bons endroits ». En mai 2019, il saisit l’opportunité des élections européennes pour alerter les eurodéputés sur la situation des réfugiés en Europe. Dans une lettre ouverte, il demande de mener une politique migratoire plus accueillante. Quelques mois plus tard, le député européen socialiste Raphaël Glucksmann l’invite à l’une des commissions des droits de l’homme à Bruxelles, « un geste de considération » pour cet étudiant en sociologie. « Ici les moyens d’action sont plus importants. La parole n’est pas contrôlée. C’est aussi plus facile de s’exprimer dans les médias », commente-t-il. Hamad Gamal est aussi actif sur les réseaux sociaux, lieu d’échange et canal d’information de l’ensemble de la diaspora. Ses publications sur Facebook touchent chaque semaine des centaines d’internautes.
À l’avenir, l’unité reste l’enjeu principal pour la communauté soudanaise en France. Dirigeants politiques et militants exilés reconnaissent la persistance de dissensions malgré le consensus créé par la révolution. « Le peuple soudanais a réussi à coopérer dans la période de lutte contre le régime d’Al-Bachir, mais il n’y a toujours pas de vraie unité au sein de la classe politique », concède le dirigeant du Parti islamique du centre, Youssef Al-Koda, réfugié en France depuis cinq ans. « Nous n’arrivons pas à travailler ensemble, regrette Ikhlass Jomaa. On ne se dit pas : "on va faire quelque chose pour tous les Soudanais", mais plutôt je viens de telle région, donc je fais quelque chose pour ces personnes. »
Comment redistribuer équitablement les ressources nationales, quelle place accorder à l’armée dans les futures institutions politiques, comment faire la paix avec les groupes d’opposition armée… ? Il y a des désaccords entre les projets politiques, mais aussi des lignes de fractures plus profondes. La révolution n’a pas effacé des mémoires les décennies de politiques discriminatoires du gouvernement Al-Bachir. Cela nuit à la cohésion politique, même en dehors du pays.
À l’instar du soulèvement de décembre 2018, le retour de la paix et l’issue de la transition démocratique au Soudan auront un écho bien au-delà des frontières nationales.