Élections municipales, européennes, départementales et régionales 2014-2015 : l’immigration au cœur du débat politique

L’évolution des discours idéologiques identitaires

, par ASIAD , M’BODJE Mamadou

La rhétorique lepénienne - aujourd’hui reprise par des « politiques décomplexés » - répète et reconvertit les implications xénophobes et catastrophistes de la mythologie nationaliste française : le noyau doctrinal du nationalisme populiste incarné par le Front national peut se caractériser par l’évidence que l’identité nationale est menacée de mort, lente ou violente selon les besoins de l’auditoire, par des ennemis intérieurs dont le caractère commun est précisément d’être radicalement dépourvus d’identité française. Étrangers au sens juridico-politique, ou Français inauthentiques, pseudo-nationaux, ces ennemis de l’intérieur sont par définition des déracinés, des cosmopolites, des mondialistes ou des internationalistes, qu’ils soient des inadaptés ou des agents de l’étranger. Les stéréotypes confirmés viennent ainsi, à la rencontre du besoin de désigner les figures de l’ennemi.

Dans l’histoire récente, on voit parmi ces stéréotypes, celui du déraciné par excellence qui en fonction des périodes pouvait être portugais, espagnol, italien, polonais,… et juif. Ce qui n’avait pas empêché l’État à l’époque, d’oser pour sa part, par la loi de 1927, accélérer la naturalisation des immigrés arrivés après 1919. De fait, plus de 500.000 personnes furent naturalisées dans la décennie 1925-1937.

L’action française avait eu beau railler ces “Français de papier” et le régime de Vichy de vouloir annuler beaucoup de ces naturalisations, il se trouve qu’aujourd’hui plusieurs millions de Français ont sur trois ou quatre générations au moins un parent d’origine étrangère. Il n’en restait pas moins vrai que cette assimilation des immigrations précédentes ne s’était pas faite calmement et seule la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences (reconstruction, dévalorisation de l’antisémitisme et du racisme idéologiques, nouvelle hémorragie démographique, participation plus que proportionnelle des immigrés dans la résistance) avaient mis en sourdine la violence contre les “Ritals” et les “Polaks”.

Il serait vain d’ailleurs de chercher dans les faits eux-mêmes la cause des mouvements xénophobes, racistes et antisémites. L’antisémitisme se nourrit préférentiellement de fantasmes et de rumeurs. En France, il a explosé à une époque (après 1886) où les Juifs étaient fort peu nombreux (100.000 sur 40 millions d’habitants), où la pratique religieuse juive était en chute libre et, où les Juifs ne demandaient qu’à s’assimiler et y réussissaient.

A certains égards, l’actuelle perception de l’immigration d’imprégnation islamique obéit au même schéma.. Ce n’est pas dans les années 60 où la distance objective entre immigrés et Français était sans conteste la plus large que l’hostilité à l’égard de l’immigration d’origine islamique fut la plus forte, mais dans les années 80 où l’immigration était déjà ancienne (80% ont plus de dix ans de séjour), plus familiale (45% de femmes) et où une certaine mobilité professionnelle permettait aux immigrés d’être contremaîtres, commerçants et, où la pratique islamique a fortement baissé ; bref au moment où l’immigré d’Afrique du Nord ou de l’Ouest menaçait de ressembler au Français que l’hostilité se déclenche.

Toutefois, l’assimilation/intégration de l’immigration d’imprégnation islamique connaît une limite à long terme qui n’est pas sans évoquer le cas de la communauté juive : le rôle de l’Islam comme “marqueur d’identité”.

Photo : Pierre Marcel.

En effet, l’intégration croissante dans les faits de l’immigration arabo-musulmane ou musulmane des Africains de l’Ouest n’ira jamais, on peut le croire, jusqu’à un abandon explicite de l’Islam par l’ensemble de ces communautés. La baisse déjà réelle de la pratique, la transformation imposée par une société laïque dans sa définition constitutionnelle et sécularisée dans sa réalité sociologique transformeront de fait l’Islam des futurs musulmans français en une réalité inédite.

L’attachement à un islam même vague demeurera donc une réalité et pourrait se comparer au judaïsme de beaucoup de Juifs français, avec ses interprétations plus ou moins libérales, ses retours de flamme lorsqu’une nouvelle vague (Pologne après 1900, Afrique du Nord après 1962 et Afrique de l’Ouest quelques années plus tard) arrivera ou lorsque l’hostilité de la société globale montera d’un cran.

Les années de questionnement

Quelques thèmes clés vont apparaître à travers la presse et les ouvrages de l’époque en donnant la mesure du débat : immigritude, tiers-mondisme, impérialisme, conscience de classe, grèves « dures » et « exemplaires » et luttes « sauvages » dans l’usine, dans la rue, pour le logement, pour le droit au séjour, contre les expulsions, contre le racisme, contre la circulaire Fontanet-Marcellin. Cette effervescence donne souvent lieu à un plus large débat sur la nature de la participation des immigrés à la vie politique : expression sociale ou politique ?

Plusieurs discours s’en dégagent mais, quelles qu’en soient les tendances et les interpellations, la plupart des univers de référence qui définissaient alors « le travailleur étranger », caractérisé à la fois par sa place sur le marché du travail et son statut de non - national avaient largement disparu du débat politique : point de musulman, ni de demandeur d’asile, ni de clandestin, ni de « secondes générations » (sauf tout à la fin de la période), ni de « banlieues ghettos ». Les immigrés sont avant tout perçus comme des travailleurs en instance de choix, non sans un certain décalage entre les représentations et les données de fait.

On commence à beaucoup parler de morale civique publique, oubliant parfois que cette morale publique -qui a fait la force de la troisième République et a permis une grande intégration des diversités culturelles françaises- était en fait possible grâce à deux conditions essentielles. D’abord, elle reposait sur l’existence d’une culture commune.

A l’école, principal point de fixation de la réaction face au pouvoir clérical, la laïcité exigeait négativement d’éviter toute discrimination vis-à-vis des différences religieuses ou options métaphysiques, en adoptant une attitude de neutralité à l’égard des fondements philosophiques de la morale. Positivement, elle consistait à enseigner une morale dont le contenu concret était en fait commun à toute les traditions. L’existence d’une morale laïque est donc liée à un compromis et une situation dont il faut mesurer la dimension historique et la complexité interne.

Deuxième élément important, les principes de la morale étaient soutenus par des sentiments très forts, éprouvés à l’égard de la Nation et de la Patrie. Ils s’expliquent par la manière dont s’est formée la nation dont la tendance à effacer les particularités a toujours été très forte, d’autant que la France s’est constituée, dès l’époque de la royauté, sous l’action du pouvoir politique, à partir d’éléments hétérogènes. La Révolution de 1789, parce qu’elle voulait les citoyens égaux en droit et la nation une et indivisible, s’est employée à supprimer les différences. Un grand effort d’homogénéisation culturelle a été entrepris par les institutions de la IIIème République et en particulier par l’école. Cet effort a permis d’atténuer les diversités ; il ne les a pas fait disparaître.

La société civile posait, dans les années 80, les bases d’un débat démocratique pour disposer de conditions qui fassent droit à la diversité des croyances et des appartenances pour organiser le fonctionnement ordinaire du vivre ensemble et de prendre toute sa place dans la construction sociale. Ces années marquent, par ailleurs, l’installation définitive des étrangers en France et le développement de l’immigration familiale (droit de vivre en famille). Elles portent en germe, la plupart des questionnements. A cette époque, les Italiens, Espagnols et surtout les Portugais, occupent souvent le devant de la scène dans les conflits. On a trop tendance à l’oublier depuis.

A bien des égards, les années 80 constituent des années charnières, puisque cette période est celle du passage du travailleur étranger aux « générations issues de l’immigration » et d’une approche économique à une approche politique et socio-culturelle du débat public sur l’immigration.

Des années de mutation profondes aussi, marquées par la visibilité accrue de l’Islam, la poussée associative, la mondialisation des flux migratoires, de l’Est et du Sud et leur diversification (familles, élites, classes moyennes, demandeurs d’asile, clandestins), sur fond de chômage et de « galère » des banlieues.

Mais ces années de double politisation du débat sur l’immigration, sont surtout profondément marquées par l’« effet Le Pen » et le sursaut des immigrés ou de leurs enfants comme acteurs politiques. Elles sont aussi celles d’un affrontement sur des valeurs révélatrices d’interrogations profondes sur l’identité française : la citoyenneté, l’égalité des droits ou le droit à la différence, l’assimilation individuelle ou le communautarisme comme outils d’intégration, l’égalité d’accès aux services publics ou les discriminations positives, la place de l’Islam en France et en Europe, la maîtrise des frontières ou la politique des quotas… non sans contradictions et divergences de vues perturbant les lignes du clivage droite/gauche.

Le paysage politique qui sous-tend le débat public est lui-même fort diversifié, à la mesure des avancées, des revirements, des thèmes exacerbés, des questions laissées en suspens. En bref, l’immigration a souvent tenu lieu durant ces années, de point central d’affrontement droite/gauche, dans un contexte d’effritement des clivages idéologiques, mais aussi de remise en question de ces clivages quand les politiques publiques affichent un large consensus sur leurs objectifs et moyens.
Les débats de la période s’articulent autour de quelques thèmes centraux : la liberté d’association, accordée aux étrangers en 1981 et ses incidences sur le développement de la « nouvelle citoyenneté », du « passage au politique et du local dans le mouvement beur », la place de l’Islam dans la société française, les liens entre nationalité et citoyenneté.

La perte d’un consensus ? 

Aujourd’hui, l’éclatement éthique et culturel pose à nouveaux frais la question du vivre-ensemble. Apparemment, un consensus existe autour des valeurs des droits de l’Homme. Mais paradoxalement, c’est comme si le succès de la charte des droits de l’Homme avait contribué à la dissolution de l’éthique collective… La question de l’immigration, qui a pris de l’ampleur en France (et dans tous les pays européens), suscite des volontés politiques de récupération d’un électorat auquel on propose une avalanche de débats, d’inquiétudes, de rejets. Ce processus est lié à la fabrication de l’identité nationale autour d’un mythe de l’autochtonie très ancien en France, réhabilitée par l’extrême droite et les nationalistes.

L’ensemble résulte avant tout d’une construction sociale exploitée par les politiques qui visent à favoriser chez les électeurs, la perception de l’immigration comme un “danger”, notamment sur le plan sécuritaire et économique.

En définitive, il semble qu’il nous manque non seulement la convergence culturelle qui puisse donner un contenu concret à la morale publique, mais aussi un ensemble symbolique qui donnerait à cette morale sa dimension collective, désirable. Dans les faits, l’extrême droite, a réussi à imposer cette vision de l’immigration dans les partis politiques, les discours, certains médias et suscite un certain assentiment chez ceux qui se sentent fragilisés dans leur identité. En période de crise, une certaine confusion s’installe dans les esprits et crée une perméabilité plus grande à ces idées, avec cette croyance que les derniers arrivés, qui sont parfois les plus visibles, sont des concurrents dans le lieu où l’on vit.

Les croyances communes ne sont plus évidentes et tout se passe comme s’il ne nous restait qu’un cadre de procédures et de règles héritées du passé qu’on ne sait plus alimenter de l’intérieur.

Le pluralisme des croyances et des opinions éthiques marque la perte d’un consensus spontané sur les valeurs et les projets communs. On aurait pu ainsi parler de « société multiculturelle » au sens d’une société fragmentée, caractérisée par des clivages qui interdisent un accord à priori sur des valeurs fondamentales. Le multiculturel, dans cette optique, ne résulterait pas simplement de la pression externe de l’immigration, mais représenterait une crise interne fruit d’un individualisme et d’un affaiblissement des valeurs collectives. Comme si les démocraties étaient ainsi menacées par le relativisme des opinions, l’atomisation de croyances et, finalement par l’indifférence qui détruirait le lien social.
Ainsi, on entend déclarer que l’identité nationale française est en péril à cause des immigrés. N’est-ce pas la tenir pour faible, sans ressort, sans consistance ? N’est-ce pas, tout simplement, une façon de créer une panique irrationnelle ?

L’émergence d’identités collectives : 1980 -1990

En 1981, lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir, la liberté d’associations figure parmi les 110 propositions du programme commun (avec le droit de vote local des étrangers). Accordée par la loi du 9 octobre 1981, elle met fin au décret-loi de 1939 qui soumettait les associations étrangères à une autorisation préalable du ministère de l’Intérieur.

Cette loi va favoriser le développement d’un mouvement associatif jeune, où les migrants donnent le ton, inséré souvent dans le tissu social des banlieues urbaines et qui va promouvoir à la fois le thème de la nouvelle citoyenneté contre le racisme, le développement des pays d’origine, l’intégration de proximité grâce aux « intermédiaires culturels » et « personnes-relais », mais aussi d’identités collectives à base ethnico-religieuse et communautaires.

On voit arriver à nouveau dans le débat politique sur l’immigration durant cette période, des thématiques oscillant entre le droit à la différence (du début des années 80) et le droit à l’indifférence (de la fin de la décennie), entre l’intégration par la citoyenneté et le communautarisme, sur un fond de durcissement général du discours sur l’immigration à partir des élections municipales de 1983.

Le débat politique sera profondément marqué, durant la décennie 1980-1990 par un autre événement : l’émergence de l’Islam comme seconde religion de France, un islam qui désormais s’affiche publiquement. A travers les conflits de 1983-1984, on voit l’apparition d’une demande de salles de prière, marché de la viande « halal », carrés musulmans dans les cimetières et les « affaires » Rusdhie, foulard, guerre du Golfe. C’est aussi dans l’opinion le constat qu’une partie importante de l’immigration en France a une religion, l’Islam : constat parfois difficile à admettre pour certains, dans une société laïque mais sur fond de culture chrétienne, en proie à une crise d’identité face à une Europe en construction et à l’effondrement d’une classe ouvrière qui avait structuré les affrontements partisans pendant près d’un siècle.

Le contexte international, le vieillissement en France des migrants qui ont abandonné le mythe du retour, les désindustrialisations, la désyndicalisation, le chômage ont favorisé la recherche des points de repère que l’Islam (comme pour d’autres religions) se propose d’offrir.

Si l’Islam tranquille domine, des mouvements fondamentalistes et intégristes largement médiatisés (lors des affaires Rushdie en 1988 et du foulard en 1989) suscitent les peurs et les fantasmes d’une opinion en proie à une idéologie de plus en plus sécuritaire.

De leur côté, les pouvoirs publics ont reconnu que l’Islam n’était plus une religion étrangère en France, pratiquée dans la semi-clandestinité et ont essayé de mettre en place des structures de dialogue.

Le débat citoyenneté - nationalité

Le troisième thème de débat emblématique des années 1980-1990 est celui de la citoyenneté et de la nationalité. Si la revendication du droit de vote local pour les étrangers résidents connaît un progressif enfouissement à gauche car il ne fait pas l’unanimité et est utilisé par la droite comme effet repoussoir (notamment lors de l’élection présidentielle de 1988), elle a néanmoins eu pour mérite de dissocier dans le débat la nationalité de la citoyenneté, brèche qui sera confirmée constitutionnellement par le traité de Maastricht.

Quant au thème de la nationalité, il fait l’objet d’une irrésistible ascension dans le débat public, porté sur la scène politique par le Front National dès 1985 (« Etre Français ça se mérite », les Français de papier », les « Français malgré eux »), récupéré par la droite qui cherche à transformer à partir de 1986, le débat sur l’immigration en un débat sur la réforme du code de la nationalité par la nomination d’une Commission des Sages en 1987, dont l’issue sera remise à plus tard.

De son côté, la citoyenneté va connaître certaines faveurs moins passionnelles dans le discours politique, mais au prix d’une certaine mystification, à droite comme à gauche, sur son contenu : nouvelle citoyenneté participative, dissociée de la nationalité et enracinée dans la participation locale, chère aux associations, et localisme des banlieues, citoyenneté de résidence pour les adeptes du droit de vote local réunis autour du collectif « J’y suis, j’y vote » en lutte contre la démagogie électoraliste qui se nourrit de l’absence des étrangers aux urnes, citoyenneté du contrat social « revisité » à droite autour des droits et des devoirs, suspicieux sur le « vouloir vivre collectif » des « autres ». D’autres thèmes forts, tel que l’anti-racisme ou l’inscription des secondes générations sur les listes électorales vont utiliser la citoyenneté comme support, tout en reposant eux-mêmes sur des valeurs qui font l’objet de débat de société au cours de la période : multiculturalisme ou promotion des valeurs universalistes ? Intégration individuelle ou négociation avec les communautés ?

Les débats politiques se plaisent à répéter qu’il ne peut y avoir d’intégration s’il n’y a pas maîtrise des flux migratoires. Aussi, chaque parti promet de verrouiller les frontières encore davantage que son adversaire ou prédécesseur pour satisfaire une opinion publique inquiète qui se croit investie du rôle de contrôleur : une situation qui laisse entière la question ambiguë de l’immigration clandestine, où l’économie est contre la politique car elle satisfait une demande structurelle sur le marché du travail. La politique d’affichage quant à la fermeture des frontières domine dans le débat politique, bien que sa mise en œuvre absolue soit impossible, ce qui continue d’alimenter les discours les plus xénophobes et crée une fuite en avant dans la dialectique du contrôle et du verrouillage.

Depuis la fin des années 80, ce thème en alimente un autre, hier peu politisé et aujourd’hui devenu central : celui des réfugiés et demandeurs d’asile qui focalise des franges croissantes de l’opinion autour des « faux réfugiés » entretenant une suspicion de fraude, de tricherie à propos de groupes entiers de populations qui peuvent de moins en moins être pris en compte au titre de l’application de la Convention de Genève. L’accueil des demandeurs d’asile, intégré depuis peu parmi les instruments de maîtrise des flux, et à tort, fait de surcroît partie aujourd’hui de la politique d’opinion, qui caractérise le traitement de la question migratoire.

Enfin, par delà ces évolutions, se profile en filigrane un thème politique, quoique souvent non dit et plutôt suggéré : le débat sur l’appartenance, central dans la conception française de la citoyenneté, avec des variantes autour de l’allégeance (code de la nationalité), de l’ingérence (service militaire franco-algériens de l’époque,…), des frontières intérieures, de l’Islam où l’ordre externe viendrait contrarier l’ordre politique interne et repose la question : quelle citoyenneté ?

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Bibliographie :

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