C’est le quatrième mois consécutif de soulèvements politiques en Thaïlande, et l’esprit de résistance est encore très échauffé. Menées par des étudiant·es, des lycéen·nes et même des élèves de collège partout dans le pays, ces mobilisations deviendront sans conteste une nouvelle page marquante dans l’histoire moderne de la Thaïlande. Il aura fallu peu de temps pour que ce mouvement en pleine expansion prenne de l’ampleur, non seulement en nombre, mais aussi d’un point de vue géographique et démographique, et reçoive le soutien de personnes de milieux professionnels, économiques et politiques variés.
Malgré la diversité de leurs origines, les participant·es à ce mouvement se sont uni·es autour de trois revendications : la dissolution du Parlement, la réforme de la Constitution et la réforme de la monarchie thaïlandaise. Après six ans de junte et de régime semi-autoritaire, la progression de l’oligarchie et l’incompétence économique et politique du gouvernement sont devenues incontestables.
Les deux premières revendications de ce mouvement de contestation ne sont une surprise pour personne. Bénéficiant du soutien du public, les manifestant·es espèrent renverser le gouvernement de l’ancien général Prayut Chan-o-cha et des personnes qu’il a triées sur le volet pour le maintenir au pouvoir : des sénateur·rices, la Cour constitutionnelle et l’Agence indépendante de réglementation.
La troisième revendication a toutefois créé la surprise générale. Ni les militant·es historiques, ni les analystes politiques, ni même les manifestant·es n’auraient pu prévoir le soutien exceptionnel au sein du mouvement contre « », ce qui étouffe toute discussion libre sur la monarchie et entrave la prise de responsabilité.
On comprend mieux ces demandes sans précèdent d’une réforme monarchique et l’efficacité grandissante du mouvement de protestation dans le contexte des événements qui ont conduit à la première mobilisation et des autres facteurs sous-jacents qui en ont jeté les bases.
Les causes immédiates
Un sentiment anti-gouvernement était déjà dans l’air depuis début 2020, lorsque des milliers de personnes se sont inscrites à la « Course contre la dictature ». Puis, en février 2020, la Cour constitutionnelle a ordonné la dissolution du Future Foreward Party [parti progressiste] et des rassemblements dans les écoles et les universités partout le pays.
Ce même mois, la Thaïlande est devenue le premier pays à confirmer un cas de Covid-19 en dehors de la Chine, conséquence directe du refus du gouvernement de Prayut de fermer les frontières ou d’imposer un confinement. Dans la même période, on a découvert qu’un ministre du gouvernement et des fonctionnaires avaient fait des réserves de masques chirurgicaux pour les exporter en Chine. En mars, une salle de boxe appartenant à l’armée n’a pas respecté les ordres de confinement du gouvernement et organisé un match avec 5 000 spectateurs, ce qui a provoqué plus de 130 cas d’infection de COVID-19.
Tous ces scandales ont exacerbé l’indignation pré-existante de la population face aux affaires de corruption qui ont suivies le coup d’État de 2014, notamment la découverte de la collection de montres de luxe du vice-premier ministre Pravit Wongsuwan.
Tout au long du mois de mars, les manifestations se sont progressivement multipliées, de même que le taux quotidien d’infections. Le gouvernement s’est finalement décidé à déclarer l’état d’urgence, soi-disant pour enrayer la propagation du virus. Cependant, le décret a eu aussi pour effet de suspendre le mouvement démocratique mené par la jeunesse thaïlandaise.
La Thaïlande n’a enregistré aucune transmission de Covid-19 dans la communauté depuis mai. Cependant, la politique du « Restez chez vous, protégez la nation », à l’origine de ce succès, a fait payer un lourd tribut à la classe ouvrière. Le bureau du procureur général a enregistré 26 000 infractions à l’ordre de confinement durant les trois premiers mois. Et étant donné que le pays est interdit aux touristes internationaux, des milliers de petites et moyennes entreprises, qui reposent sur une clientèle étrangère, ont accusé le coup. D’autre part, au premier semestre 2020, le taux de suicide a augmenté de 22 % par rapport à la même période l’année précédente. Une hausse qui aurait été provoquée par le stress et la précarité liés à la pandémie.
Il est important de noter que le décret d’état d’urgence passé par le gouvernement pour endiguer le virus est le même genre de décret qui a été utilisé pour maintenir « la paix et l’ordre » en Thaïlande depuis le coup militaire de 2014 perpétré par le Premier ministre actuel. Après avoir pris le pouvoir, la junte a imposé la loi martiale et banni les rassemblements et les activités politiques, poursuivi en justice les détracteurs et censuré les médias. Les groupes de défense des droits ont rapporté plus de 2 000 procès de civils devant les tribunaux militaires durant les cinq années de régime militaire. Parmi les accusations passibles de sanctions lourdes, les violations d’injonctions militaires, la lèse-majesté et les insurrections. Par ailleurs, les crimes informatiques et les violations de la loi sur les rassemblements dans les lieux publics ont été largement exploités pour réprimer les mobilisations et les manifestations d’expression non violentes.
En juin, l’enlèvement et la disparition du militant pro-démocratie Wanchalearm Satsaksit a provoqué la colère générale à la fois en ligne et hors ligne. Malgré un chiffre nul de cas de Covid-19 dans le pays pendant plus de cent jours, de nouvelles infections, liées à l’arrivée de diplomates égyptiens et soudanais, ont fait leur apparition. En effet, ceux-ci ont pu entrer dans le pays grâce à la dérogation du gouvernement accordée aux « invités VIP » et ont ignoré par la suite les mesures de sécurité. C’est ainsi que la population a décidé de redescendre dans la rue.
Éducation politique de masse
Toutefois, ces mobilisations ne sont pas simplement des réactions à des événements spécifiques. Pendant des années, les jeunes Thaïlandais·es ont étudié d’autres mouvements pro-démocratie et ont créé leur propre infrastructure sur Internet.
Cet état de fait se manifeste par l’observation stricte du principe de non-violence par les manifestant·es au moment de dénoncer la structure politique anormale du pays, dont son élément le plus tabou, la monarchie. Leur stratégie puise dans leurs connaissances approfondies de la politique, de l’économie, de l’histoire et des processus constitutionnels de la Thaïlande, et des instruments et engagements pour les droits humains, et s’inspire d’autres mouvements civiques mondiaux et débats intellectuels actuels. Cette mobilisation est le reflet du processus d’apprentissage politique des jeunes Thaïlandais·es grâce aux ressources éducatives disponibles sur Internet comme les réseaux sociaux.
Ces derniers ont incontestablement joué un rôle majeur dans l’organisation de ces mobilisations. Le hashtag #MilkTeaAlliance (« L’Alliance du thé au lait ») et un nombre considérable d’autres hashtags sur Twitter s’en sont inspirés, ont amplifié les exigences des manifestant·es et suscité un débat public à la fois au sein du pays et à l’étranger. Twitter a également été utilisé par les groupes de défense des droits et les agences de presse pour recueillir et diffuser les messages et les activités des manifestant·es.
En outre, Facebook reste la plateforme de prédilection des opposant·es et des exilé·es politiques thaïlandais·es notoires tels que Somsak Jeamteerasakul et Pavin Chachavalpongpun, qui y postent constamment des critiques de la monarchie. Alors que l’armée resserrait son emprise sur le pouvoir, entre la mort du roi Rama IX et le couronnement du roi actuel Rama X, les comptes des réseaux sociaux de ces éminents exilés thaïlandais sont devenus la principale source d’informations sur la monarchie. Leur efficacité a été mise en évidence par le gouvernement en 2017 lorsque le ministère thaïlandais de l’Économie et de la Société numériques a décidé d’interdire tout contact sur Internet avec ces exilés. Qui plus est, en 2020, le groupe Facebook « Royalist Marketplace », géré par Pavin Chachavalpongpun, a attiré plus d’un million de membres avec ces recommandations de livres sur « l’éveil du cerveau ».
Il faut également reconnaître le rôle des groupes de défense des droits, des militant·es pro-démocratie, des organes de presse et des partis politiques progressistes dans l’éducation du public sur la signification et les méthodes de résistance. Le Future Foreward Party, malgré son interdiction en février 2020, a galvanisé le mouvement démocratique et encouragé l’inclusion en politique et dans la prise de décision. iLaw, les Avocat·es Thaïlandais·es pour les Droits Humains (TLHR) et des organes de presse tels que Prachatai, ont tous permis la diffusion d’une analyse progressiste et d’instruments de plaidoyer. Quant aux militant·es pro-démocratie tel·les que le Groupe pour la restauration de la démocratie (DRG), le Groupe du 24 juin, et Dao Din, ils ont tous partagé leur savoir-faire avec les mobilisations actuelles.
Et enfin, les universitaires, les maisons d’édition progressistes et les groupes qui militent pour la réforme de la monarchie ont tou·tes contribué à faire naître chez les Thaïlandais·es une volonté sans précédent de revendiquer de telles réformes. Alors que le grand public épanche son mépris pour les longs séjours de la famille royale en Europe et son comportement déplacé, ces groupes se sont employés à proposer une analyse de la monarchie en tant qu’institution et des recommandations politiques concrètes. Par ailleurs, le 10 août 2020, des étudiant·es de l’université de Thammasat ont émis dix revendications basées sur les huit propositions publiées par Somsak Jeamteerasakul en 2010.
Bien que les facteurs qui viennent d’être mentionnés permettent d’expliquer pourquoi la mobilisation de la jeunesse a coïncidé avec l’ascension du régime militaire et la pandémie de Covid-19, il faut tout de même noter l’existence de facteurs préexistants, notamment l’écrasement du mouvement des « chemises rouges », la marginalisation de certaines communautés, des violences politiques soutenues par le gouvernement, l’impunité et un manque général de justice sociale. Ces facteurs nécessitent néanmoins une analyse plus approfondie. Qui plus est, les processus sociaux avec lesquels divers groupes développent leurs aspirations politiques et commencent à s’organiser constituent également une piste de réflexion pour appréhender les mobilisations actuelles.