Lorsqu’en 1981, Jorgen Christensen arrive dans la petite ville de Kalundborg, au bord de la mer du Nord, à une centaine de kilomètres de Copenhague, il vient y prendre les rênes de l’usine Novo Nordisk, fabricant d’insuline et d’enzymes de synthèse. Vingt-six ans plus tard, il est l’un des nombreux chefs d’entreprise et ingénieurs qui, depuis les années 1970, ont contribué à mettre sur pied le célèbre réseau de huit entreprises qui s’échangent sept catégories de produits différents le long de vingt-deux boucles de matières et d’énergie.
« A l’époque, nous n’avions pas l’impression de faire quelque chose hors du commun. Ce n’est qu’au début des années 1990, lorsque nous avons commencé à recevoir des visites du monde entier, que nous avons pris conscience du caractère exceptionnel de notre système de coopération. Nous l’avons baptisé la symbiose de Kalundborg », raconte Jorgen Christensen.
On parle de symbiose industrielle lorsque plusieurs entreprises optimisent leur consommation d’énergie et de matières grâce à un système dans lequel les effluents d’une ou de plusieurs productions servent de matière première au(x) procédé(s) d’une ou de plusieurs autres. Un tel arrangement est une pièce maîtresse du dispositif global que l’écologie industrielle cherche à promouvoir.
Mais pour l’heure, le modèle de Kalundborg est unique en Europe, et les efforts pour constituer des réalisations comparables se heurtent à d’innombrables difficultés. En France pourtant, une telle réalisation est à l’ordre du jour autour de Troyes, dans l’Aube, et à Grande-Synthe, dans la banlieue nord de Dunkerque.
Identifier les synergies
Depuis Auterive, au sud de Toulouse, en Haute-Garonne, où il a installé son cabinet de conseil, Systèmes Durables, Cyril Adoue livre une raison fondamentale pour laquelle la modestie est de mise lorsqu’on souhaite mettre sur pied une symbiose industrielle : « Le système industriel n’est pas conçu pour favoriser les échanges de flux entre entreprises. Les procédés industriels se construisent indépendamment les uns des autres. Il est donc rare que les sous-produits des uns soient utilisables tels quels par les autres, car les procédés sont peu flexibles. Leur évolution nécessite du temps et des investissements. »
Modifier un procédé pour le rendre apte à utiliser un matériau légèrement différent n’est pas une priorité pour une entreprise. Et la symbiose de Kalundborg ne s’est pas constituée du jour au lendemain : elle s’est peu à peu construite au cours de trois décennies, rappelle Cyril Adoue, dont le métier consiste à détecter des affinités entre entreprises ou, dans le langage des écologues industriels, des « synergies ».
Il s’y emploie pour la première fois en 2003, dans le département de l’Aube, lorsqu’il prépare sa thèse au Centre de recherche et d’études interdisciplinaires sur le développement durable (Creidd) de l’Université de technologie de Troyes (UTT). Pour identifier des atomes crochus entre 34 entreprises locales, il met au point un logiciel qui passe au crible les flux entrants et sortants de chacune d’elles et identifie toutes les possibilités de collaboration.
Apprendre à coopérer
Sur le papier, beaucoup de synergies sont possibles. En pratique, peu sont réalisables. Une première difficulté est évidente : l’éloignement. Deux partenaires potentiels auront du mal à échanger des flux si une grande distance les sépare.
Une deuxième grande source d’échec est la législation, parfois très restrictive, sur les « déchets ». Pour décrire la troisième difficulté majeure, Cyril Adoue n’y va pas par quatre chemins : « La coopération n’est pas naturelle dans le milieu des entreprises, et même contre-intuitive. Ce qu’on apprend aux entrepreneurs, c’est à être concurrentiel », tranche-t-il.
Jorgen Christensen a pleinement conscience de tous ces obstacles. Pourtant, lors des centaines de conférences qu’il donne partout dans le monde, il préfère glisser sur les aspects techniques et juridiques pour se concentrer sur l’essentiel à ses yeux : le climat de bonne entente et de confiance mutuelle qui règne entre les responsables des entreprises impliquées dans la symbiose de Kalundborg.
Le secret de Kalundborg, insiste Jorgen Christensen, c’est d’abord et avant tout l’esprit d’équipe non conventionnel qui relie entre eux des dirigeants d’entreprises pourtant a priori sans intérêt commun.
Sur ce terrain, l’ingénieur danois pointe plusieurs avantages de la petite cité danoise, dont celui-ci : la culture de gestion ouverte et transparente qui prévaut dans tous les pays scandinaves, qui fait que les salariés sont passablement au courant de ce qui se passe dans leur entreprise. En outre, « à Kalundborg, la communication entre les managers des usines est très bonne, ajoute-t-il. La plupart sont membres du Rotary Club et ont souvent l’occasion de discuter de manière informelle. » Sans compter que les chances de se croiser dans une ville de 22 000 habitants sont quasi permanentes.
Comment, dès lors, créer un tel état d’esprit ailleurs ? Comment générer de la confiance entre des entrepreneurs, des dirigeants, des cadres d’entreprises qui travaillent dans des secteurs d’activités a priori sans lien les uns avec les autres ? Comment susciter chez eux la volonté stratégique de collaborer ?
« Ces questions me taraudent, mais personne ne me les pose, s’étonne Jorgen Christensen. Peut-être faudrait-il davantage incorporer des spécialistes des sciences humaines et de la communication aux réseaux de recherche en écologie industrielle, suggère-t-il. Le champ est totalement dominé par des ingénieurs focalisés sur la technique, reprend-il. Or, les solutions techniques sont triviales. En revanche, sur la dimension plus fondamentale des relations humaines, nous n’avançons pas d’un pouce », déplore-t-il.