« L’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin à l’écologie coloniale »

, par Basta ! , ARCHIMEDE Samy

Pendant des décennies, l’insecticide chlordécone a intoxiqué la quasi-totalité de la population antillaise. Pour Malcom Ferdinand, philosophe et ingénieur martiniquais, ce scandale sanitaire est le symptôme d’une relation à la Terre qui demeure enracinée dans l’esclavage et la colonisation. Entretien.

Basta ! : La commission d’enquête parlementaire sur le scandale du chlordécone, cet insecticide utilisé pendant des décennies aux Antilles, a remis fin novembre un rapport accablant pour l’État français et pour les industriels de la filière banane aux Antilles. Vous avez été auditionné par cette commission. Que révèle ce scandale ?

Malcom Ferdinand [1] : Le chlordécone est le symptôme de « l’habiter colonial », une relation particulière à la Terre qui a enfermé les Antillais à l’intérieur d’un système de monoculture d’exportation et transformé le monde en plantation. Aujourd’hui, tous les Antillais sont contaminés par le chlordécone, même ceux qui ne travaillent pas sur les plantations de bananes. À travers ce que j’appelle la « chimie des maîtres » se rejoue une forme de domination. Car les contaminations massives causées par le chlordécone ne sont pas un accident, mais le symptôme de rapports humains bien particuliers, et des failles de l’État, comme le confirment les conclusions du rapport de la commission d’enquête.

Vous rappelez que dès 1974, en Martinique, les ouvriers de la banane se sont mis en grève pour exiger des augmentations de salaires et l’arrêt de l’épandage du chlordécone…

La grève de février 1974 est l’une des plus grandes grèves de l’histoire de la Martinique. Elle a été violemment réprimée par le pouvoir colonial : deux ouvriers sont morts sans que personne n’ait été condamné. Les ouvriers avaient onze points de revendication. Notamment l’augmentation des salaires, l’obtention d’équipements de protection pour l’épandage des produits toxiques et l’arrêt de l’utilisation du Képone [un des noms commerciaux du chlordécone]. Cette troisième revendication n’a pas été prise en compte. Ce scandale a mis en lumière le mépris des responsables de la filière agricole à l’égard des ouvriers agricoles antillais. Mais aussi celui des responsables politiques qui ont autorisé l’utilisation du chlordécone tout en sachant qu’il était très dangereux.

Dans votre livre Une écologie décoloniale, vous replacez la colonisation et l’esclavage au cœur de l’écologie. Pourquoi ?

En séparant histoire coloniale et histoire environnementale, on a pensé l’émancipation de l’esclavage sans toucher à notre rapport à la terre. L’abolition de l’esclavage a bien sûr constitué une très grande avancée, mais le système économique, le rapport à la terre qui impliquait l’asservissement d’êtres humains a continué sous d’autres formes. L’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin à « l’écologie coloniale ».

Le navire négrier tient une place importante dans votre livre. Que représente-t-il ?

Dans l’Ancien Testament, il y a un navire - l’Arche de Noé - qui donne naissance à un nouveau monde. L’Arche de Noé est très souvent convoquée pour penser la situation des êtres humains face à la crise écologique. Rappelons ce qui se passe dans cette Arche : constatant le mal provoqué par les Hommes sur Terre, Dieu provoque un déluge. Il s’agit alors de sélectionner ceux qui seront sauvés de la montée des eaux. Cette sélection est extrêmement violente et laisse à l’abandon l’immense majorité des humains. Ce qu’il advient à l’intérieur de ce navire, de cette Arche, importe peu. On ne se soucie pas de la manière dont les survivants vont vivre ensemble. La question politique, la question sociale et la question de la justice sont mises de côté.

Pourquoi placer la Caraïbe au centre de votre réflexion sur l’écologie ?

La Caraïbe a aussi son navire : le navire négrier qui a arraché des millions d’Africains à leur Terre. Ce navire est aussi une référence mythologique, qui donne naissance à une société. Sous prétexte de vouloir faire face à la « tempête écologique », de vouloir limiter le réchauffement climatique, on risque de reproduire des manières de vivre ensemble qui ressemblent beaucoup à ce qui se passait dans le navire négrier. Prenons le cas du navire Zong : en 1781, face à une pénurie d’eau, il décide de jeter par dessus bord des dizaines de captifs. Ainsi, pour survivre à une crise majeure, il faudrait se débarrasser d’une partie du monde… Comme pour l’Arche de Noé. C’est une idée défendue par des auteurs tels que Paul Ehrlich, dans son livre La Bombe P [2], sur la question de la surpopulation, ainsi que par les théoriciens de l’écologie profonde ou les défenseurs de l’éthique environnementale.

« La Terre elle-même est devenue le Nègre du monde », écrivez-vous. Qu’est-ce que cela signifie ?

Cette phrase est d’Alice Walker [une écrivaine et féministe états-unienne, ndlr]. Lorsqu’on exclut des êtres humains de la société et qu’on les exploite sur une plantation pour le profit qu’ils peuvent générer, cela avilit non seulement les humains mais également la Terre. En inventant le Nègre, on rend la Terre nègre. Le corps de l’esclave noir est aussi la nature. La crise écologique d’aujourd’hui est donc le symptôme d’une Terre devenue Nègre du monde.

Pourquoi accordez-vous autant d’importance au marronnage, cette fuite des esclaves hors de la plantation ?

Comprendre le marronnage est une étape importante pour dépasser ce que j’appelle la double fracture environnementale et coloniale de la modernité. Fracture environnementale, car les grands penseurs américains et français de l’écologie politique (comme Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Edgar Morin, André Gorz…) n’intègrent à aucun moment l’histoire colonialiste et esclavagiste. Fracture coloniale, car tous les courants de pensée qui tentent de déconstruire l’héritage colonial de la modernité sous-estiment la dimension écologique de cet héritage.

Qu’est-ce que les esclaves marrons ont apporté à l’écologie ?

Ces esclaves mettaient en acte des résistances anti-esclavagistes mais aussi écologistes avant l’heure. Non seulement ils luttaient contre leur asservissement, mais ils protégeaient aussi la nature du mode d’exploitation coloniale. Certaines communautés marronnes étaient tellement puissantes qu’elles empêchaient les colons de poursuivre leur déforestation et d’étendre leurs plantations. Le marronnage englobe des formes de lutte que l’on ne voit plus beaucoup : des luttes à la fois anti-coloniales, anti-esclavagistes, anti-racistes et sensibles à la question écologique. Pourtant, alors que ces résistances ont été extrêmement nombreuses, elles sont quasiment absentes de la pensée écologique. Ainsi, lorsqu’on parle de Henry David Thoreau, l’un des précurseurs de l’écologie, connu pour ses positions anti-esclavagistes, on passe entièrement sous silence les rencontres avec les Nègres marrons qu’il relate pourtant dans son livre Walden ou la vie dans les bois.

Que reprochez-vous à la pensée écologique dominante actuelle ?

Aujourd’hui, on a tendance à penser l’écologie de manière dépolitisée, en la réduisant à sa dimension technique. Par exemple, on décrit avec précision le phénomène de réchauffement climatique, les liens de causalité entre émissions de gaz à effet de serre et climat, on énumère les espèces en train de disparaitre… Mais on s’attarde beaucoup moins sur les relations entre êtres humains. Les appels à « sauver le climat », sont peut-être rassembleurs mais ils ne disent rien sur le fait que cette crise écologique est le produit d’injustices, de rapports de domination et de l’exploitation de la nature par une minorité de personnes et de multinationales qui en ont tiré profit.

Existe-t-il des communautés qui mettent aujourd’hui en pratique une « écologie décoloniale » ?

Il y a des mouvements écologistes dans la Caraïbe et dans les Amériques qui luttent pour faire advenir ces sociétés : l’association Casa Pueblo à Porto Rico, créée pour lutter contre une mine à ciel ouvert ; Assaupamar en Martinique (association pour la sauvegarde du patrimoine) ; ou encore le mouvement afro-colombien mené par Francia Marquez. Les mouvements les plus proches d’une écologie décoloniale sont ceux de la justice environnementale aux États-Unis. À la fin des années 1970, constatant que les populations noires et autres minorités étaient beaucoup plus affectées que les autres par les pollutions, des citoyens des États-Unis dénoncent un « racisme environnemental » et établissent un lien intime entre la question écologique et l’exigence de justice. Tout cela débouche en 1991 sur le premier Sommet des peuples de couleurs, à Washington, qui adopte des « principes de justice environnementale ».

Vous évoquez aussi l’histoire de paysans haïtiens que le gouvernement voulait exproprier pour sanctuariser un parc naturel. Une histoire qui fait écho à l’accusation de « colonialisme vert » portée contre WWF il y a deux ans… [Voir à ce sujetcet article du Monde.]

Je pose la question de la finalité de la reforestation : veut-on créer des espaces-sanctuaires, comme en Afrique où des parc naturels ont été pensés contre les peuples qui y habitaient ? Ou veut-t-on que cette reforestation contribue à l’instauration de mondes communs où l’on peut vivre ensemble ? On peut tout à fait protéger l’environnement tout en faisant des paysans les gardiens de ces espaces naturels. Et ce n’est pas parce qu’on fera pousser des arbres partout que le monde sera plus juste !

Mais la déforestation causée par des populations sans ressources est aussi une réalité…

Que ces populations aient un impact sur l’environnement, c’est évident. Le concept de la « wilderness » (créé au XVIe siècle), selon lequel il existerait une nature entièrement vierge, est pur fantasme. Au moment de la colonisation de l’Amérique par les Anglais et les Français, on pratiquait déjà la déforestation, la culture sur brûlis, etc. Mais cet impact sur l’environnement correspondait à des modes de production qui n’étaient pas soumis au capitalisme, à l’accumulation sans fin de profits. En Haïti, l’impact des paysans sur l’environnement est très faible : ils cultivent des poireaux et des carottes et doivent parfois marcher cinq heures pour aller les vendre sur le marché de Port-au-Prince. Or, ce sont eux qui subissent le plus les conséquences des destructions de l’environnement.

Vous estimez ainsi injuste de pointer la responsabilité de l’ensemble de l’espèce humaine dans le dérèglement climatique ?

La géographe Kathryn Yusoff parle d’« anthropocène blanc ». L’anthropocène désigne cette ère géologique au cours de laquelle l’activité humaine a produit des perturbations dans les équilibres physico-chimique à l’échelle planétaire. Mais c’est aussi un récit qui occulte totalement les rapports de pouvoir et nie l’histoire coloniale. Ce sont des êtres humains qui ont détruit la terre et non pas l’Homme. Ce ne sont pas les Haïtiens, ni les gens qui habitent les bidonvilles de Nairobi ou de Soweto qui en sont responsables.

Propos recueillis par Samy Archimède

Lire l’article original sur le site de Basta !

Notes

[1Malcom Ferdinand est un philosophe et ingénieur martiniquais, docteur en science politique de l’université Paris Diderot et
chercheur au CNRS. Il est l’auteur de Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, octobre 2019.

[2Livre sorti en 1968.

Commentaires

Cet article a été initialement publié sur le site Basta ! le 20 janvier 2020 sous licence Creative Commons.