L’Egypte, l’initiative du bassin du nil et les autres

Par Mohammed Larbi Bouguerra

, par Confluences méditerranée

L’Initiative du Bassin du Nil (IBN), lancée en 1999, a été conçue, à l’origine, comme un outil pour mettre en commun des informations scientifiques entre les dix Etats riverains du plus long fleuve de la planète [1]. L’IBN réunit aujourd’hui les gouvernements de ces pays « en vue d’assurer le développement socio-économique par l’utilisation équitable et bénéfique des ressources hydriques communes du bassin du Nil [2]. » En fait, l’IBN se veut catalyseur de la recherche d’un nouveau cadre légal commun pour la gestion du Nil. Elle vise aussi à assurer la paix et la sécurité de tous les pays nilotiques, le but ultime de cette Initiative étant d’éviter tout conflit réel ou potentiel portant sur l’eau dans le bassin du fleuve dans une des régions du monde les plus sujettes aux disputes et à la guerre. L’IBN a bénéficié de 140 millions de dollars d’aides provenant des pays donateurs et de la Banque Mondiale pour l’étude d’une vingtaine de projets conçus dans le respect de la règle suivante : ceux-ci doivent intéresser au moins deux Etats et ne porter préjudice à aucun autre État du bassin.

Données physiques et historiques :

Par sa taille, sa physiographie, ses divisions politiques et historiques, la diversité ethnique, religieuse, linguistique de ses populations, sa somptueuse biodiversité, le bassin du Nil est très complexe. Il couvre près de 3 millions de km2 (soit 10% de la superficie du continent africain) et 300 millions de personnes y vivent. Cette population doublera d’ici 2030. Ce qui ne manquera pas d’avoir des répercussions sur l’agriculture et les activités économiques de la région et donc sur les utilisations des eaux du fleuve. Les changements climatiques compliquent un peu plus le tableau avec des répercussions par exemple sur le lac Victoria dont la surface diminue.

Enfin, à l’exception de l’Egypte et du Kenya, tous les pays nilotiques se trouvent parmi les 50 nations les plus pauvres du monde. Pourtant, aux dires des experts, le potentiel du fleuve pour le développement de ces territoires africains demeure largement inexploité.

C’est pourtant sur les rives de ce fleuve qu’a fleuri, il y a 5000 ans, une des plus grandes civilisations humaines dont le développement n’a été possible que grâce au fleuve et à son cycle d’inondations annuelles. De nos jours encore, le Nil demeure une source inestimable tant pour l’agriculture et tous
les moyens de subsistance des populations que pour l’industrie, la production d’énergie, la santé, le transport, le tourisme… des pays qu’il arrose et dont il commande, en grande partie, le développement.

Les Etats nilotiques sont interdépendants et leur développement est indubitablement lié au cycle hydrologique du fleuve. Une gestion coordonnée des eaux du Nil a fait apparaître une synergie dans les différents pays et dans certains secteurs et elle contribue de fait à faire progresser la coopération. Cependant, en vertu d’accords signés d’une part en 1929 [3] entre Le Caire et Londres (le Kenya, le Soudan, la Tanzanie et l’Ouganda étant alors des colonies) et d’autre part, en 1959 [4], entre Le Caire et Khartoum, l’Egypte et le Soudan ont des droits absolus sur l’utilisation de toutes les eaux du Nil. Comme l’Egypte doit donner son aval à l’utilisation de ces eaux par les autres nations, la plupart de ces pays d’amont n’ont pu réaliser des projets de développement : le traité de 1929 précise, on ne peut plus clairement, que « sans le consentement du gouvernement égyptien, aucune installation d’irrigation ou d’hydroélectricité ne peut être établie sur les affluents du Nil ou de leurs lacs, si de telles installations sont en mesure de provoquer une baisse du niveau des eaux au détriment de l’Egypte ». C’est ainsi que le traité garantit 55,5 milliards de m3 à l’Egypte et 18,5 milliards de m3 au Soudan. En fait, Le Caire a développé unilatéralement ses infrastructures hydrauliques d’où une détérioration sensible au cours du temps des relations avec les pays d’amont et notamment l’Ethiopie - qui fournit 80% des eaux du fleuve et qui a refusé de rejoindre l’ « Undugu [5] » en 1983. Les pays d’amont- y compris les pays d’Afrique de l’Est comme le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie- affirment que les traités sont « des reliques » de l’époque coloniale qui n’ont pas pris en considération leurs intérêts. Le nœud du problème est que l’Egypte n’a pratiquement pas d’eau en dehors de celle que lui procure le Nil et qu’à l’horizon 2020, aux dires des spécialistes comme Mamdouh Hamza, une grave crise de l’eau frappera l’Egypte et le Soudan [6] . L’Egypte revendique son « droit historique » sur le cours d’eau. Pour ce pays de 85 millions d’habitants, il s’agit là d’une question relevant de « la sécurité nationale » au point que, dans le contexte de la guerre froide [7], le Président Sadate n’hésitait pas à déclarer, en 1979, que seule la question de l’eau pouvait conduire son pays à entrer en guerre. Les pays d’amont critiquent l’irrigation sans retenue en usage au nord et disent que l’Egypte et le Soudan emploient l’eau du Nil à des fins commerciales en exportant aussi bien la ressource que des cultures de rente. Ces désaccords sur les traités font que les donneurs et les banques risquent d’hésiter à financer des projets d’irrigation ou des barrages illégaux du point de vue du droit international. Mais les spécialistes égyptiens soulignent que les pays d’amont ont d’autres ressources hydriques que le Nil : ainsi le fleuve Congo (RDC) rejette annuellement, dans l’Atlantique, 1000 milliards de m3 d’eau, l’Ethiopie ne possède pas moins d’une vingtaine de bassins versants et si le bassin nilotique reçoit, par an, 1600 milliards m3 d’eau de pluie, 5% seulement de cette manne est utilisé [8].

Une nouvelle ère dans les relations entre pays nilotiques ?

A partir de 1995 [9], sous l’aiguillon notamment de la sécheresse et d’une demande accrue, les pays d’amont ont commencé à sérieusement dénoncer les traités et à réclamer la révision des quotas.
Trois arguments étaient avancés : ces pays affirment que l’eau du Nil est leur propriété, que les traités ont été signés par la puissance coloniale et que leur développement exige le passage à l’agriculture irriguée maintenant que les guerres qui les ont déchirés, des décennies durant, sont terminées. Il est à noter que l’Institut de droit international a énoncé, en 1961, les règles générales régissant l’eau des cours d’eau transnationaux et notamment le principe du respect des droits historiques et celui déclarant l’eau de surface comme ressource naturelle ne relevant pas de la souveraineté d’un État particulier.

Le 22 mai 2010, cinq pays d’amont ont signé à Entebbé (Ouganda) l’ « Accord –Cadre sur la Coopération dans le bassin du fleuve Nil » qui crée une « Commission du Bassin du Nil » au sein de laquelle les décisions seront prises à la majorité (article 34 a et b) et non à l’unanimité comme c’est le
cas à l’IBN [10]. Cet accord vise donc à dépasser le statu quo en faveur des deux pays d’aval [11]. Il reste ouvert à la signature des autres Etats durant une année. Il vient au terme d’un cycle de négociations qui a débuté en mai 2009 dans la capitale congolaise. Une seconde réunion a suivi à Alexandrie en juillet 2009 qui a elle-même conduit à la conférence ministérielle du 14 avril 2010, à Charm Cheïkh en Egypte. Au cours de cette dernière du reste, les sept pays d’amont ont refusé les propositions égypto-soudanaises d’un accord de coopération à la place de la future Commission. De plus, les deux pays d’aval rejettent l’article 14(b) de l’Accord–Cadre, article qui stipule « de ne pas affecter considérablement la sécurité de l’eau de tout autre Etat du Bassin du Fleuve Nil » et proposent la reformulation suivante : « de ne pas affecter défavorablement la sécurité de l’eau ainsi que sur les usages et droits actuels de tout autre Etat du Bassin du Fleuve Nil [12]. Comme aucun consensus n’a été trouvé sur cet article, la réunion extraordinaire du Conseil des Ministres du Nil du 22 mai 2010 a décidé qu’il soit purement et simplement « annexé et résolu par la Commission du Bassin du Nil endéans six mois dès son installation. » On voit donc la profondeur des divergences entre les États d’amont et ceux d’aval même si l’ancien ministre égyptien de l’Irrigation et des Ressources Hydrauliques minimise l’ampleur de la crise et affirme que son pays est d’accord à 95% sur le texte de l’Accord-Cadre qui compte 43 articles et, citant les cas du Danube, de l’Indus et du Mékong, soutient que ce type d’accord exige beaucoup de temps alors que l’on vient juste de fêter le dixième anniversaire de l’IBN [13].

Pour de nombreux analystes, les menées des pays d’amont contre les deux pays arabes et ce clivage entre pays nilotiques a aussi des causes politiques même s’il est clair que l’Ouganda, par exemple, a de réelles difficultés pour répondre à la demande d’eau potable de sa population. D’abord, l’avenir
de l’Egypte avec un président âgé et malade est incertain, sa situation intérieure est explosive et son influence et son leadership baissent de jour en jour dans le monde arabe du fait de son rapprochement avec Israël sur la question palestinienne en général et sur le triste sort de Gaza en particulier. Quant au Soudan, les menaces de partition du Darfour et les accusations portées contre le président Al Bachir l’affaiblissent considérablement.

Il n’en demeure pas moins qu’une offensive diplomatique d’envergure a été déclenchée par l’Egypte vers l’Ethiopie et l’Ouganda depuis la signature de l’Accord-Cadre et que le Président Joseph Kabila et le Premier Ministre kényan ont rendu visite au Président Moubarak le 24 mai 2010. En effet, seule
une stratégie finale unanime et consensuelle sera efficace et seule une approche unitaire incitera les investisseurs à contribuer au développement des pays du Bassin du Nil. « L’union fait la force »
dit l’adage populaire : précisément, en coordonnant leurs efforts, les pays nilotiques, avec le soutien international, seront en mesure de sortir de l’impasse actuelle ….qui rappelle- mutadis mutandis- un Fachoda aujourd’hui bien obsolète !

Confluences Méditerranée-n°75, automne 2010

Notes

[1Ce sont le Burundi, l’Egypte, l’Erythrée (observateur), l’Ethiopie, le Kenya, le Rwanda, le Soudan, la Tanzanie, l’Ouganda et la République Démocratique du Congo(RDC).

[2Wolf, Aaron, Shira Yoffe et Marc Giordano (2003). « International waters : Identifying basins at risk”. Water
Policy, 5(1), 31-62.

[3Accord sur les Eaux du Nil (Nile Water Agreement) qui interdit à tout pays d’amont du sud de réduire le volume d’eau qui atteint l’Egypte et le nord du Soudan, ce qui n’a pas empêché la Tanzanie de lancer, en février 2004, un projet de 27,6 millions de dollars pour puiser de l’eau potable dans le lac Victoria (The
Christian Science Monitor, 16 mars 2004)

[4Accord sur l’Utilisation Complète du Nil ( Agreement for the Full Utilization of the Nile)

[5Mouvement lancé par l’Egypte et qui signifie « Entraide » en swahili.

[6Cet expert accuse les Etats Unis, Israël et la Chine d’encourager l’Ethiopie à construire des barrages et « de planifier méthodiquement » pour porter atteinte aux intérêts de l’Egypte et du Soudan. Cf article de Houssam Abou Talèb in « Al Quds Al Arabi »(Londres) du 13-14 février 2010, p.3.

[7Les deux superpuissances à l’époque patronnaient des guerres au Mozambique, en Angola, en Ethiopie et
au Congo rappelle l’africaniste égyptien Helmi Charawi in « Akhbar Al Adab »(Les Nouvelles Littéraires) du 18 juillet 2010, p.6-7.

[8Quant aux pays nilotiques, ils reçoivent , eux, 700 milliards de m3 d’eau de pluie annuellement.

[9C’est aussi l’année où une tentative d’assassinat a visé le Président Hosni Moubarak à Addis Abeba lors de sa participation à un sommet africain. Ce qui a conduit à la quasi-rupture des relations afro-égyptiennes et à
l’absence du Caire de la scène africaine. C’est ainsi que le remarquable travail en direction de l’Afrique initié à l’époque du Colonel Nasser (avec Mohamed Fayèk- un grand connaisseur du continent- à la tête de la cellule africaine à la Présidence égyptienne) déjà mis à mal sous Sadate, a été complètement anéanti.

[10Al Ahram (quotidien gouvernemental, Le Caire) du 14 mai 2010 affirme sur cinq colonnes à la une que « l’UE a exprimé sa préoccupation et considère comme un comportement erroné le clivage des pays du bassin du
Nil ».

[11Pour l’écrivain égyptien Fahmi Houeidi, cet Accord-Cadre sent le soufre car il est parrainé par trois Etats ayant de fortes relations avec Israël : l’Ethiopie, le Kenya et l’Ouganda. A l’appui de ses doutes sur le bien fondé de la démarche de ces pays, il cite l’ancien ministre de l’Irrigation et des Ressources Hydriques égyptien Mohamed Abou Zeïd (longtemps Président du Conseil Mondial de l’Eau sis à Marseille) qui a déclaré, en février 2009, qu’il y existe un plan américano-israélien de pressions sur l’Egypte en vue de la fourniture d’eau à Tel Aviv à travers la question de « l’internationalisation des fleuves » (Site d’Al Jazeera en langue arabe consulté le 20 avril 2010).

[12Site de la NBI consulté le 30 juillet 2010. »

[13Communication personnelle. Voir Bada’el (L’Ecologiste arabe) à paraître Automne 2010.