Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs, hacktivistes s’engagent

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L’Amérique latine veut à nouveau faire parler d’elle

, par RICCIARDI YAKIN Magalí

Cet article a été publié en 2014 dans le numéro 11 la collection Passerelle "Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent".

Que se passe-t-il aujourd’hui en Amérique latine ? Que savons-nous des pays qui nous sont limitrophes ? Quelle est la dernière information dont nous nous souvenons sur la Bolivie ou l’Uruguay ? Quelles sont les informations internationales les plus importantes que nous lisons dans les journaux ? Combien y en a-t-il sur nos régions et combien y en a-t-il sur les événements aux Etats-Unis ou en Europe occidentale ? Concernant les informations régionales, quel sujet prédomine : la politique, la police, le sport, le racisme, les catastrophes naturelles ? Et enfin, pour commencer à élaborer certaines hypothèses, quelles sources sont utilisées ?

Prenons par exemple les principaux journaux actuels argentins : il est très difficile de savoir ce qui se passe en Amérique latine, puisque les journaux pro-gouvernement (Tiempo Argentino) comme ceux de l’opposition (Clarín, La Nación) ne font que répéter les informations concernant le Pape, l’Espagne, les Etats-Unis et Israël. Il n’y a quasiment aucun article sur les élections en Colombie, lesquelles, malgré la proximité géographique, ont comme sources principales les agences AP, AFP, DPA, ANSA et EFE. Pour quelle raison faut-il recourir aux colossales agences nord-américaines et européennes pour obtenir des informations sur la région ?

Les multinationales : la main invisible de la communication

Comme l’explique Ignacio Muro Benayas, directeur de l’agence espagnole EFE, « nous en savons peu » sur les agences de presse. Toutefois, la majeure partie de l’information communiquée aux médias, qu’ils soient écrits ou numériques, provient de ces agences : « [Elles] sont chargées de distribuer un flux d’informations qui arrive au citoyen à travers les différents moyens de communication : c’est de là que l’on assimile son activité principale au grossiste, un rôle sur lequel tourne son activité principale [1] ».

Kiosque à journaux, Buenos Aires @Ted Eytan

Ces agences de presse ont plusieurs journalistes dans différents endroits, lesquels envoient l’information des événements qu’ils couvrent aux centrales qui les distribuent à leurs clients – journaux, revues, radios, chaînes de télévision, portails Internet, entre autres - le plus rapidement possible. Ce sont les fournisseurs de la matière première avec laquelle les moyens de communication élaboreront leurs journaux et c’est pour cela que, souvent, nous voyons les mêmes informations dans différents médias, qui présentent parfois des paragraphes entiers à l’identique.

Bien qu’il existe, au niveau national, plusieurs agences publiques et privées, dû à la difficulté, principalement économique, que cela implique d’avoir des correspondants dans le monde entier, peu d’entre elles ont une portée internationale : tout d’abord, celles qui sont au sommet, l’agence nord-américaine Associated Press (AP), l’agence britannique Reuters et l’agence française France Presse (AFP) ; viennent ensuite l’espagnole EFE, l’allemande DPA et l’italienne ANSA. Ces cinq agences sont à l’origine de 80 % de la production de l’information internationale, raison pour laquelle on les accuse de mettre en œuvre une structure oligopolistique de communication globale.

Ce n’est pas un hasard si cette structure reproduit, tout comme dans le système international, une corrélation de forces, dans laquelle une puissance hégémonique principale exerce le contrôle à l’aide d’autres puissances de taille plus petite. Mais pour quelle raison les puissances du système global de communication ne dominent-elles pas les rapports politico-économiques mondiaux ? Le journaliste Frank González, ex-président de l’agence cubaine Prensa Latina a déclaré : « Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Reuters (Royaume-Uni), Wolff (Allemagne) et Havas (France), formeront le dénommé cartel d’agences de presses, par le biais duquel les marchés médiatiques seront distribués, en accord avec les intérêts géopolitiques de leurs États d’origine » [2].

Ces agences appartenant aux puissances coloniales de l’époque avaient signé un accord de « territoire fermé », stipulant que l’on ne pouvait obtenir et distribuer des informations concernant ces territoires que si ceux-ci l’autorisaient. Elles ont été ainsi les « maîtres » du système jusqu’à la Seconde Guerre mondiale où elles ont dû céder la place aux agences nord-américaines qui étaient déjà suffisamment puissantes pour dominer la scène internationale à tous les niveaux – économique, politique, militaire, culturel et informatif. Sous les principes libéraux que suivait le pays, elles se sont imposées avec leur slogan qui prônait « la libre circulation de l’information ».

Paradoxalement, mais de manière prévisible, le système d’information multinational n’avait rien de « libre » et, en harmonie avec les intérêts des États-Unis, il était concentré sur de moins en moins de mains. Selon Frank González : « ces agences capitalistes à la portée globale ont renforcé leur contrôle sur les marchés médiatiques internationaux, en approfondissant les rapports de domination et de dépendance culturelle entre les nations riches du Nord industrialisé et les nations pauvres et sous-développées du Sud [3] ».

Toutefois, simultanément au processus de décolonisation et au Mouvement des non-alignés, différents forums internationaux se sont fait l’écho d’accusations concernant ce déséquilibre. Les nouveaux États, qui cherchaient à être reconnus, savaient que s’ils ne pouvaient pas faire entendre leur voix et s’ils continuaient à dépendre de l’information produite et fournie par le Nord ils n’auraient aucun moyen de consolider leur souveraineté. En 1980, ils ont soumis la question à débat auprès de l’UNESCO, ce qui a abouti au rapport MacBride qui encourageait un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (NOMIC), lequel faisait de plus partie d’un nouvel ordre économique international (NOEI). Toutefois, Ronald Reagan et Margaret Thatcher se sont unis et, pour la conférence de 1989, les demandes de souveraineté et d’équilibre de l’information sont restées dans l’oubli, contrairement à leurs sujets de prédilection : le libre marché et la libre entreprise dissimulés sous les concepts de liberté d’expression et de liberté d’information. Pour quelle raison un tel soin est-il mis à défendre le statu quo communicationnel ?

« Le pouvoir, c’est l’économie, mais aussi la politique et la culture, idiot ! »

Tout comme l’explique la chercheuse brésilienne Julia Faria Camargo, « Les histoires construites par les médias sont, normalement, les seules sources d’information auxquelles le public a accès concernant un certain sujet. Ils peuvent ainsi se faire leur propre opinion et avoir des avis sur les événements internationaux. Les manipulations et les propagandes légitiment injustement les atrocités qui se répètent au long de l’histoire [4] ». Elle souligne de ce fait l’importance de voir les moyens de communication comme des acteurs importants de la scène internationale.

De même, le journaliste argentin Luis Lázzaro [5] souligne le rôle économique de ces groupes médiatiques concentrés : « ils ont un double rôle stratégique dans la reproduction élargie du capital », ils fonctionnent non seulement comme des « agents rhétoriques qui légitiment les idées capitalistes et les transforment en un discours social hégémonique, en diffusant des visions du monde et des modes de vie qui transfèrent au marché la régulation de demandes collectives », mais aussi comme des « agents économiques importants sur les marchés mondiaux ». Ces rares agences transnationales répondent et/ou font partie du « grand pouvoir mondial ».

Selon Muro Benayas, « c’est dans les moyens de communication que la pression et les influences des groupes de pouvoir se multiplient par dix ou par cent, matérialisées par le financement. Tout d’abord, et lorsque cela s’avère possible, en tant qu’actionnaires, ensuite en tant qu’acheteurs d’espaces pour la publicité. Quelques rares et grands annonceurs concentrent leurs investissements sur de rares et importants médias, ce qui permet d’avoir des rapports croisés et de renforcer leur influence [6] ». Enfin, pouvoir politique, économique et culturel sont intimement liés, fusionnés pour dominer, contrôler et reproduire le système international selon leurs intérêts. Ce sont les fers de lance du pouvoir global.

« Que nos frères soient unis » pour ne pas « être dévorés par les étrangers »

Durant la dernière décennie, l’Amérique latine a laissé derrière elle le désastreux modèle néolibéral, en débutant un important processus de transformation sociale que le brésilien Emir Sader [7] a appelé « post-néolibéral » : récupération du rôle de l’État, régulation des marchés, croissance économique avec redistribution de la richesse, inclusion, intégration régionale. L’objectif est de récupérer la souveraineté nationale et de mettre en place des modèles de gouvernement qui favorisent les majorités, historiquement exclues. Comme nous pouvions l’imaginer, le pouvoir global, habitué à utiliser la région à son avantage, n’a pas du tout apprécié ; il tente ainsi de récupérer sa suprématie à travers tous les moyens possibles.

@Ted Eytan

Dans cette bataille, la communication est une pièce maîtresse pour agir au-delà des objectifs de chacun. Selon Muro Benayas, « la dépendance à l’information accentue la dépendance économique car l’obstacle à l’échange d’idées et de connaissances entre les pays voisins facilite les incompréhensions et les méfiances historiques qui alimentent l’isolationnisme. Cela devient un fardeau pour l’articulation territoriale des régions du monde et leur intégration économique et sociale [8] ».

Quelle alternative reste-t-il à l’Amérique latine pour pouvoir continuer son processus de transformation politique et économique si l’information internationale qu’elle consomme provient des centres qui veulent le freiner ? Comment va-t-elle prendre connaissance de ce qui arrive à ses voisins si les informations internationales sont majoritairement tournées vers ce qui se passe en Europe et aux Etats-Unis et qu’elles mentionnent à peine l’Amérique latine si ce n’est pour parler de violence, de crimes et de délits ou lorsqu’une catastrophe naturelle a lieu ?

Durant le 3e Congrès mondial des agences de presse qui s’est tenu en Argentine en 2010, les débats entre les plus hautes autorités des agences du monde ont mis en évidence deux modèles politiques en conflit : alors que la représentante de l’agence EFE s’enorgueillissait d’avoir pu communiquer sur le coup de pied à l’entrejambe que le président bolivien avait donné à un adversaire lors d’un match de football – ce qui aide l’imaginaire social à le voir comme violent et primitif – son collègue uruguayen reprenait les consignes du NOMIC et se joignait à ses paires latino-américains pour analyser, améliorer et démocratiser le système global d’information à travers l’intégration de politiques publiques : communication avec des logiques mercantiles contre communication avec un sens social. La grande bataille globale se reproduisait au niveau communicationnel.

Mais si la régularisation au niveau interne, est extrêmement difficile, alors que les présidents eux-mêmes sont à la tête du désaccord entre les monopoles médiatiques, comment multiplier et pluraliser les voix au niveau international, là où il n’y a aucun pouvoir supranational et où la voie institutionnelle des organismes internationaux répond aux leaders suprêmes ? Suite à l’échange d’expériences et à la prise de conscience du fait que la région partage des problèmes similaires, les autorités des agences latino-américaines ont décidé d’unir leur force pour se faire entendre. En 2011, l’Union latino-américaine des agences de presse (ULAN) [9] voit le jour, un bloc régional de production d’information dont l’objectif principal est de promouvoir la démocratisation de la communication en Amérique latine et de permettre l’intégration régionale des peuples.

Comme l’explique le chercheur brésilien Dênis de Moraes, « L’union des forces sur le plan national, régional et supranational se révèle être indispensable pour affronter les blocs hégémoniques habitués à des décennies de privilèges. Il faut aspirer à des sources supranationales de résistance et de mobilisation [10] ».

Toutes ces dernières années, la ULAN a démontré qu’elle était un acteur régional ayant la ferme intention d’affronter le système international de communication, et tout particulièrement les campagnes médiatiques et les attaques contre ses nations et les processus intégrationnistes. L’une de ses armes sera testée en août, avec le lancement du portail de la Agencia de Noticias del Sur (ANSUR – Agence de presse du Sud). Le processus est lent et difficile, mais si nous pensons à nouveau à notre question du début, nous savons maintenant qu’une nouvelle voix latino-américaine veut se faire entendre, haut et fort, afin de nous raconter et de raconter au monde ce qu’il se passe dans nos pays et dans les pays voisins.

Notes

[1MURO BENAYAS, Ignacio. Globalisation de l’information et agences de presse. Barcelone, Paidós, 2006, p. 22.

[2GONZÁLEZ, Frank. Les agences de presse internationales : prédominantes et influentes. Salle de presse, mai 2009 : http://www.saladeprensa.org/art837.htm

[3Ibid.

[4CAMARGO, Julia. Médias et relations internationales. Leçons de l’invasion de l’Irak en 2003, Juruá Editora, Curitiba, 2009, p.20.

[5LAZZARO, Luis. La bataille de la communication. Des réservoirs médiatiques à la citoyenneté de l’information, Buenos Aires, Colihue, 2012.

[6MURO BENAYAS, Op.cit.

[7SADER, Emir. La nouvelle taupe. Les chemins de la gauche latino-américaine. Buenos Aires, Siglo XXI Editores argentina, 2009.

[8MURO BENAYAS, Op.cit. p.26.

[9L’Union est composée par les agences de presse d’Argentine (Télam) qui président le bloc, de la Bolivie (ABI), du Brésil (EBC), de Cuba (Prensa Latina), de l’Équateur (ANDES), du Guatemala (AGN), du Mexique (Notimex), du Paraguay (IP), du Venezuela (AVN) et du Pérou (Andina). D’après son statut, l’Union cherche à impulser un ordre du jour informatif régional et un espace collectif démocratique et pluriel, qui s’appuie sur une vision latino-américaine et caribéenne. Parmi ses objectifs, nous pouvons souligner : augmenter et faciliter le flux d’information produite dans la région, promouvoir le droit à l’information de ses peuples, la liberté d’expression, la démocratie, la paix et l’entente entre les nations. De plus, l’Union refuse toute forme de racisme, de colonialisme et de dépendance économique et culturelle et favorise la coopération avec d’autres agences. Voir : http://agenciasulan.org/estatuto/

[10DE MORAES, Dênis. La croisée des médias en Amérique Latine. Gouvernements progressistes et politiques de communication, Buenos Aires, Paidós, 2011, p.141.

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Magalí Ricciardi Yakín est une journaliste argentine, spécialisée en Relations internationales.