L’Amérique en Irak : pouvoir, démesure, changement

Paul Rogers

, par OpenDemocracy

 

Ce texte, publié originellement en anglais par OpenDemocracy, a été traduit par Chloé Grimaux, traductrice bénévole de rinoceros.

 

Les attitudes exaltées et les délirantes erreurs d’évaluation qui ont conduit la politique américaine en Irak en 2003 pourraient se reproduire en Iran.

La fin annoncée de la présence de troupes de combat américaines en Irak d’Irak le 31 août 2010 marque une étape importante dans l’histoire de l’implication de Washington dans ce pays depuis le renversement armé du régime de Saddam Hussein début avril 2003. Elle souligne également l’écart vertigineux entre les prévisions de l’administration de George W. Bush à l’initiative de l’invasion et les réalités irakiennes, alors comme aujourd’hui.

Les architectes de la guerre étaient convaincus que la transformation de l’Irak en un État pro-occidental basé sur une économie de marché serait facile et rapide. A cet égard, la critique encore souvent formulée par certains analystes, selon laquelle la planification de la période d’après-guerre aurait été quasi inexistante, est fausse ; en fait, la Coalition Provisional Authority (CPA) et son responsable Paul Bremer avaient des projets très précis pour l’Irak – mais ils étaient frappés du sceau de la démesure et se sont révélés impossibles à mettre en œuvre.

La CPA a explicitement exprimé son intention d’imposer à l’Irak un modèle économique radical reposant sur la privation totale des biens de l’État, des marchés financiers dérégulés et un système fiscal à taux fixe. L’objectif était de transformer l’Irak en une pure économie de marché - à un degré inatteignable aux États-Unis (en raison de la résistance des syndicats et d’autres organisations de la société civile tout aussi importunes) mais rendu possible par l’effondrement de l’État et de la société irakiens.

Un mois crucial

Le refus des réalités complexes de l’Irakiennes à se plier aux certitudes idéologiques extrémistes des Américains est devenu évident presque immédiatement, avec le développement mi 2003 d’une insurrection qui entraîna les forces des États-Unis et de la coalition dans une guerre amère et incurable. À bien des égards, les événements d’août 2003 – décrits dans un article publié sur ce site il y a exactement 7 ans – ont marqué un tournant (voir A hard road in July (« Une route difficile en juillet »), 3 septembre 2003).

En juillet 2003, la CPA était toujours persuadée – en dépit du degré considérable de violence – que l’ancien régime était en train de perdre progressivement son influence. Les assassinats des fils de Saddam Hussein, Uday et Qusay Hussein, le 22 juillet, renforçaient cette impression de réussite. Août a montré qu’il en était autrement.

Un nombre important d’incidents graves eurent lieu au cours de ces quelques semaines. Le bombardement des bâtiments diplomatiques jordaniens le 7 août a conduit certains États à commencer à prendre de la distance envers la politique américaine et ses dirigeants. L’attaque au camion piégé du quartier général des Nations unies 12 jours plus tard, qui a causé la mort de l’envoyé spécial Sergio Vieira de Mello et de 21 autres fonctionnaires et visiteurs, convainquit plusieurs organisations internationales (Nations unies, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et plusieurs ONG) d’évacuer la majeure partie de leur personnel. Puis, le 29 août, une attaque à la voiture piégée de grande envergure a tué à Najaf le clerc shiite haut placé l’Ayatollah Mohammad Baqr al-hakim et 100 autres personnes ; les quartiers généraux de la police de Bagdad furent également attaqués.

En outre, durant cette même période, le nombre de victimes militaires américaines augmentait de manière régulière. L’administration de George W Bush a cherché à minimiser l’impact médiatique, mais des détails sur les retours nocturnes quasi quotidiens d’avions rapatriant des soldats morts ou blessés aux États-Unis émergèrent progressivement. L’arrivée permanente d’avions de transport C-17 à la base de l’armée de l’air d’Andrews, à proximité de Washington, obligea l’administration à convertir un gymnase et un centre social en unité de premiers soins. Fin septembre 2003, 6 mois après le début de la guerre, plus de 1 300 soldats et marines avaient été rapatriés avec de graves blessures ; et 4 500 autres en raison de maladies mentales ou physiques.

Un triple échec

D’ailleurs, la réponse militaire des forces américaines à leur propre l’augmentation du nombre de victimes dans leurs propres rang s’est avérée être le premier de trois facteurs qui ont eu un effet déterminant sur l’évolution de la guerre en Irak. Les grandes améliorations technologiques dont bénéficiaient les soldats - de meilleures armures de protection corporelle, des soins médicaux sur place et une évacuation rapide – ont favorisé la survie de centaines de soldats qui autrement seraient morts – mais qui en contrepartie sont souvent restées victimes de graves blessures au visage, à la gorge et à l’aine, ou de perte de membres. Les jeunes soldats et marines qui combattaient à terre ont dû faire face à d’intenses combats urbaines contre des insurgés déterminés, une forme de guerre à laquelle ils étaient très peu entraînés. Ils ont riposté avec leur principal atout : une puissance de feu largement supérieure.

Cela impliquait à l’occasion des raids punitifs de représailles, comme lors de l’attaque de Falloujah en avril 2004 (voir Between Fallujah and Palestine (« Entre Falloujah et la Palestine »), 21 avril 2004) ; mais plus fréquemment cela passait davantage par le recours à l’artillerie ou à l’aviation pour détruire des bâtiments, tactique qui a fréquemment causé la mort de civils. Les pertes qu’essuyait l’armée américaine et la frustration profonde des soldats au regard de leur situation difficile contribuent à expliquer cette forme de réaction ; mais cela a sans aucun doute eu pour effet d’aliéner davantage les Irakiens et d’aider les insurgés.

Le second facteur qui a pesé sur le cours de la guerre à partir de ce moment précis a été l’incapacité des États-Unis à persuader certains alliés de poids à participer à l’effort de guerre. En juillet 2003, les signes d’une intensification de la guerre avaient poussé l’administration Bush à rechercher en urgence de nouveaux partenaires militaires. La Turquie s’était déjà montrée inébranlable (voir Murat Belge, The Turkish refusal (« Le refus turc ») , 20 mai 2003). L’Inde, qui possède également une grande armée professionnelle, était un autre candidat évident, car le premier ministre de l’époque Atal Behari Vajpayee soutenait la position américaine.

Cause perdue également (voir Rajeev Bhargava, The Indian refusal (« Le refus indien »), 27 juillet 2003). Washington souhaitait le renfort d’une division de 17 000 soldats de l’armée indienne afin d’assurer la sécurité dans la zone kurde du Nord-est de l’Irak, ce qui aurait ainsi permis de libérer des troupes américaines pour se concentrer sur le centre déchiré du pays. Mais l’opinion publique indienne était farouchement opposée à l’administration Bush de manière générale, et à la guerre en Irak en particulier. De sorte qu’un engagement supplémentaire en Irak aurait équivalu à un suicide politique, car Vajpayee et son parti de centre-droit, le Bharatiya Janata Party (BJP), faisaient face à d’importantes élections d’État en décembre 2003 puis à des élections nationales au printemps 2004 (voir Tani Bhargava, India’s new anti-Americanism (« Le nouveau anti-américanisme indien »), 15 avril 2003). Par conséquent, les États-Unis furent contraints d’accroître leur propre déploiement de troupes, et la coalition multinationale céda petit à petit la place à une entreprise quasi exclusivement américaine.

Ce qui nous amène au troisième facteur, puisque l’armée américaine s’est tournée vers un allié proche, ayant une longue expérience du type de conflits auxquels elle était confrontée : Israël. Fin 2003 et dans les premiers mois de 2004, les stratèges militaires américains et israéliens nouèrent des liens encore plus étroits, grâce auxquels les Américains bénéficièrent des enseignements de la répression par Israël des insurrections palestiniennes successives (voir After Saddam, no respite (« Après Saddam, pas de répit ») [19 décembre 2003], et Gaza : the Israel-United States connection (« Gaza : la connextion Israël-États-Unis ») [7 janvier 2009]).

Ces liens étroits – aussi bien en termes d’équipement que d’entraînement et de tactique – furent peu abordés par les médias occidentaux (hormis les médias militaires spécialisés) ; mais, au Moyen-Orient, ils étaient bien connus. Ils ont alimenté la thèse en plein essor (embrassée par les insurgés irakiens et le mouvement d’al-Qaida) d’une conspiration militaire christiano-sioniste pour contrôler le cœur du monde arabo-islamique.

Un élément commun à chacun de ces trois facteurs – la puissance de feu américaine contre les civils irakiens, la Turquie et l’Inde, et Israël – est que l’administration de George W Bush n’a absolument pas su apercevoir les conséquences de ses actes (voir America and the world’s jungle (« L’Amérique et la jungle mondiale »), 27 mai 2010). Elle a refusé de reconnaître l’impact profond sur la région des relations entre Washington et Israël – ce qui fait ressortir d’autant plus l’importance de cette reconnaissance par l’état-major militaire américain (voir Israel’s security : beyond the zero-sum « La sécurité d’Israël : au-delà du jeu à somme nulle »), 26 août 2010) ; l’importance des refus turc et indien n’a pas été absorbée ; et l’utilisation massive de la puissance de feu et ses victimes civiles n’ont pas été envisagées comme ce qu’elles étaient en réalité – des cadeaux offerts à l’insurrection ennemie, qui pouvait d’autant plus facilement dépeindre les Américains non pas comme des libérateurs mais comme des occupants.

Une nouvelle cible

Sept ans après, ces désastreuses erreurs de jugement sur ce qui était alors considéré comme la période d’« après-guerre » (en fait, le commencement d’une guerre bien plus longue), sont encore d’actualité sous Barack Obama.

Il est vrai que le nouveau président a respecté les délais prévus pour le retrait, le départ des dernières troupes de combat le 31 août 2010, ramenant le déploiement en Irak à 50 000 hommes, lesquels quitteront le pays fin 2011 - même si de nombreux soldats vont être remplacés par des contractants privés lourdement armés. Et l’approche de l’administration Obama est très éloignée des idéologues dogmatiques qui ont cru en la transformation magique de l’Irak en une économie de marché, transformations qui devait se répercuter dans toute la région.

Mais si les têtes ont changé, les idées néo-conservatrices sont encore enracinées dans des secteurs influents du spectre politique aux États-Unis. Les instincts absolutistes et exaltés évidents dans le mouvement du Tea Party et dans rassemblement orchestré par Glenn Beck à Washington le 28 août 2010, sont reflétés et recyclés – et donc légitimisés - par de nombreuses structures de pouvoir de ce pays, notamment les médias (voir Godfrey Hodgson, America’s emotional-political moment (« Moment politico-émotionnel pour l’Amérique »), 19 August 2010).

A tel point que même si Barack Obama représente un changement par rapport à son prédécesseur, deux mandats présidentiels (ou même plus) d’administration clairement libérale seront requis pour mettre la politique américaine – tant intérieure qu’extérieure – sur une nouvelle voie. Cette direction politique pourrait en effet garantir une avancée profonde et à long terme sur la voie d’une meilleure société à l’intérieur et d’une sécurité durable à l’extérieur. En cas d’échec, le résultat quasi-certain sera une ferveur renouvelée pour l’idéologie qui a conduit Washington à tenter d’imposer sa volonté à l’ Irak en 2003 – avec cette fois l’Iran comme cible.

 

Paul Rogers est professeur au sein du département des études sur la paix de l’université de Bradford, au Royaume-Uni. Parmi ses publications figurent "Why We’re Losing the War on Terror" (Polity, 2007) et "Losing Control : Global Security in the 21st Century" (Pluto Press, 3e édition, 2010).