L’Afrique du Sud et le Nouvel Ordre Mondial

, par SACSIS , GENTLE Leonard

 

Ce texte, publié originellement en anglais par SACSIS, a été traduit par Aurélie Hoarau-Michel, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Les Sud-Africains ont tendance à se lamenter à propos de tout…le fait que rien ne semble fonctionner, la corruption, l’avarice grossière de la nouvelle élite, les mauvaises performances des Bafana Bafana (l’équipe de football sud-africaine), la criminalité… Ajoutez à cela Julius Malema [1], la polygamie de Jacob Zuma et le scandale lié à la mauvaise gestion de nos entreprises d’État, et vous avez un portrait évoquant l’effondrement imminent des classes moyennes éduquées.

Du point de vue des classes moyennes à majorité blanche, il y a ce sentiment profond de « Je vous l’avais dit : les Noirs ne peuvent pas réellement diriger ce pays ! » Et en réponse, il y a cette sorte de réaction défensive automatique de la part des classes moyennes noires et des patriotes blancs qui appellent les pleurnicheurs à quitter le pays et, pour ce qui est de la Coupe du Monde, appellent tous les patriotes Sud-africains à se rallier à la cause pour prouver que « nous sommes tout à fait capables d’organiser une excellente Coupe du Monde ».

Implicitement dans les conceptions tant des Blancs racistes, que des Noirs sur la défensive, se retrouvent les mêmes présupposés. Que nous avons beaucoup à prouver au monde pour montrer que nous sommes réellement « de classe mondiale ». On entend souvent les classes moyennes suburbaines se plaindre de ce que le comportement de certains de nos hommes politiques fasse de nous l’objet de toutes les moqueries ; que les touristes seront effarés par tel ou tel aspect de la vie sud-africaine ; que notre comportement chassera les investisseurs étrangers ; et ainsi de suite.

Sauf que nous sommes « de classe mondiale ». On est juste là, au sommet, dans la ligue 1 du championnat, avec les politiciens britanniques gonflant leurs notes de frais, le Home Office britannique égarant sa base de données d’informations sur les citoyens, le Premier Ministre italien affichant ses aventures amoureuses, le Président israélien accusé de viol, et tous les petits malins américains de chez Enron et WorldCom qui ont ouvertement menti et escroqué des millions de gens.

La vérité c’est que l’Afrique du Sud est devenue une force mondiale d’une certaine importance. Nous ne sommes pas insignifiant du tout…en fait, nous avons la deuxième plus grande société de fabrication de bière au monde (SAB Miller), la plus grande entreprise minière (BHP Billiton) et la seconde plus grande entreprise d’extraction d’or du monde (Anglo American).

Et alors même que nous ne sommes pas capable d’assurer des services de santé pour tous, en Afrique du Sud, nous avons des hôpitaux privés qui se sont emparés du secteur privé hospitalier en Angleterre et dans une grande partie du Moyen-Orient.

Nous ne pouvons pas gagner la Coupe du Monde, mais des Sud-africains font la queue pour acheter les équipes anglaises de football – sûrement le signe que nous avons atteint l’apothéose du capitalisme mondial.

Au beau milieu de la plus importante des crises du capitalisme de ces sept dernières décennies, les capitalistes sud-africains positionnés au sommet de l’économie sont prospères. Pas pour nous, les politiques de nationalisations menées par les Anglais et les Américains. Pas pour nous non plus, la chute des taux d’intérêt à zéro et l’injection de monnaie (sous le nom de « flexibilisation quantitative ») chères aux banques centrales américaines et européennes. Non, nous avons bénéficié du fait que des investisseurs pouvaient emprunter à bas prix aux Etats-Unis ou à l’Union Européenne et ensuite acheter des obligations en Afrique du sud. Nous avons bénéficié parce que le dragon chinois peut demander plus d’or, de platine, de charbon, etc… de tout ce que l’Afrique du Sud possède en abondance.

Nous avons rejoint le G20, le groupe de nations qui décide des politiques mondiales. Nous avons des contingents en République Démocratique du Congo et au Burundi. L’Afrique du Sud a même déposé sa candidature pour entrer à l’OCDE.

L’Afrique du Sud, aux côtés du Brésil, de l’Inde et de la Chine, est un pays BASIC – un groupe qui aujourd’hui ronge son frein pour prendre le relais de la superpuissance américaine en déclin. Ce n’est qu’une question de temps avant que nous n’ayons notre place au Conseil de Sécurité de l’ONU. Tout ce dont nous manquons, c’est d’une présence militaire assez large – et cela a d’ailleurs été le motif premier du contrat d’armement de Thabo Mbeki – pour combiner le pouvoir économique et politique grandissant de l’Afrique du Sud à un poids militaire conséquent.

Une bonne performance pour l’ancien paria mondial de la pointe sud de l’Afrique.

Et pourtant, rien de tout cela ne concerne l’Afrique du Sud en tant que force oeuvrant positivement dans le monde, pour un ordre mondial plus juste et paisible, une redistribution des richesses ou pour le développement durable. Et notre influence internationale n’a rien à voir avec le fait que nous soyons maintenant capable de fournir un niveau de vie décent à nos citoyens, avec un service public de qualité pour la santé, le logement et l’éducation (pour envisager de réels changements vers la réalisation de ces droits, mieux vaut miser sur la vague grandissante de gens enrôlés dans de nouveaux mouvements sociaux dans tout le pays).

En matière de politique internationale, des pays comme le Venezuela et la Bolivie ont essayé d’affaiblir le pouvoir du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale en construisant de nouvelles alliances. En particulier la Banque du Sud, une banque de développement accordant des taux d’intérêts très bas pour des prêts sans les conditionnalités du FMI. Mais que fit le gouvernement de Zuma après avoir été invité à rejoindre cette banque en septembre 2007 ? Il déclina l’invitation.

A Copenhague, les pays du G77 se sont rassemblés en groupe de pression pour s’opposer aux tentatives des Danois et des Américains d’imposer sournoisement un accord dont ils auraient fait les frais. Ce projet d’accord, qui aurait réduit les conditions pour les réductions de gaz à effet de serre à des niveaux bien en deçà de ceux prescrits par le protocole de Kyoto, demandait en même temps que la compensation financière pour les pays pauvres soit gérée par la Banque Mondiale au lieu de l’ONU. Certains pays, conduits par la Bolivie aux côtés de milliers de manifestants confinés à l’extérieur des halls de la conférence, ont considéré que l’absence d’accord était plus profitable qu’un tel accord corrompu. Et que fît l’Afrique du Sud ? Nous avons rompu les rangs d’avec le G77 et suivi les autres puissances émergentes pour convenir d’un accord exclusif avec les Etats-Unis.

Il ne s’agit pas du PIB de l’Afrique du Sud, de la force ou du rendement de notre secteur manufacturier. Il ne s’agit pas de ce que les Américains appellent « la vieille économie ». Il s’agit de la financiarisation : la conversion du capitalisme en un système de capital financier spéculatif et l’essor d’une poignée de monstres enrichis vivant de manière parasitaire sur le dos des autres. C’est dire à quel point la leçon tirée de la faillite de Lehman Brothers et la caution de 14 000 milliards de dollars accordée aux banques « trop grosses pour échouer » s’est perdue.

Il s’agit des gouvernements qui rendent tout cela possible en dérégulant l’investissement, en libérant les mouvement de capitaux et en privatisant les services publics. C’est ce qui est arrivé au capitalisme sud-africain au cours des 20 dernières années. C’est pourquoi Pravin Gordhan (ministre des finances sud-africain) a affiché son intention d’assouplir encore plus les contrôles des changes dans son premier discours de présentation du budget de moyen terme en 2009. C’est pourquoi nous sommes les seuls, avec seulement quatre autres pays, à avoir une banque centrale privée. C’est pourquoi le rand n’est pas seulement une des monnaies les plus négociables au monde ; c’est aussi une des plus fortes. Alors qu’un million d’emplois ont été perdus, la Bourse de Johannesburg est une fois de plus en forte progression.

Pour comprendre cette tension, nous devons être un petit peu moins généreux sur l’utilisation des termes ‘on’ et ‘nous’ quand il s’agit de l’Afrique du Sud. Nous devons aussi revisiter un certain nombre de notions sur ce que l’Afrique du Sud est réellement.

L’ex-président Mbeki a évoqué deux Afriques du Sud : une, riche et développée, l’autre, pauvre et sous-développée. Evidemment, il s’est inspiré du vieux courant libéral déterministe des années 1970 et, comme les analystes des économistes de cette école, Mbeki en vint ensuite à établir que la tâche du gouvernement était de supprimer les barrières empêchant la « seconde économie » de rattraper la « première », tout en s’assurant bien sûr que la « première » ne serait gênée d’aucune façon dans sa couse au « succès ».

En cela, ils ont présumé que ces économies opéraient en parallèle et n’avaient aucune incidence l’une sur l’autre. Ils ont manqué de voir que le succès de la première était directement le résultat de l’appauvrissement de la « seconde ». Et que la « seconde » ici ne concernait pas seulement les pauvres et la classe ouvrière (bien que cela soit accablant en soi), mais incluait aussi des pans entiers de classes moyennes, propriétaires, personnes dépendantes des services publics, petits entrepreneurs, et ainsi de suite ; tous les perdants des politiques très néo-libérales qui avaient rendu les firmes sud-africaines si prospères.

À titre d’exemple, les succès des groupes Anglo American et BHP Billiton sont directement liés aux problèmes qu’ils ont créés pour le reste de la population. Leur relocalisation à succès à Londres laisse maintenant le reste de l’Afrique du Sud avec un problème de balance des paiements. Les fonds d’investissements privés et autres spéculateurs marquent peut-être des points avec leurs taux d’intérêts élevés et leur faible inflation, mais ces mêmes taux d’intérêts élevés sont en même temps en train de tuer les emplois, les propriétaires et les petits commerçants.

Tout cela, l’ANC en a été le chef de file. Il a été le gouvernement le plus ‘pro-business’ de notre histoire. Sous l’étroite surveillance de Trevor Manuel (ancien ministre des finances sud-africain de 1996 à 2009), Anglo America, Didata et SAB pour n’en nommer que quelques uns, ont obtenu l’autorisation de délocaliser ; faisant subir à l’Afrique du Sud la fuite de ses dividendes et profits à l’étranger. Sous la direction de Manuel, l’ancien directeur financier d’Eskom, Mick Davis, a touché une enveloppe importante pour être à la tête d’une des plus grande société d’extraction de ressources naturelles au monde, Xstrata (Jacob Maroga [2] étant un petit joueur dans cette ligue).

Sous le gouvernement de l’ANC en 2004, et pour la première fois depuis la Seconde guerre mondiale, la part du revenu national liée aux profits dépassa celle des salaires.

A Davos ce mois-ci, Jacob Zuma a subi l’ignominie d’avoir à répondre de sa polygamie et de son attitude envers les femmes. Vous auriez pourtant pu penser que le monde des affaires se serait vivement empressé d’exprimer sa gratitude envers Zuma et ses prédécesseurs.