L’accord de Nouméa envisageait la tenue de trois référendums sur l’indépendance. Au premier vote, en 2018, le "non" l’emportait largement, mais les résultats du deuxième référendum du 4 octobre 2020 ont créé la surprise (voir Billets d’Afrique n°301). L’écart entre le "oui" et le "non" s’est resserré. Au soir des résultats, le score des indépendantistes ayant progressé, ils ont vu la victoire à portée de main.
Face à cette situation, les autorités françaises ont repris l’initiative. Après un long séjour sur place en octobre 2020, le ministre de l’Outre-mer Sébastien Lecornu a invité des leaders politiques calédoniens à Paris pour des rencontres qui ont eu lieu du 26 mai au 1er juin 2021.
Depuis plusieurs années, les indépendantistes demandaient à la France de leur présenter ses perspectives et ses intentions. En amont de la réunion de Paris le ministre a fait circuler un texte intitulé Discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Les conséquences du "oui" et du "non" censé servir de base aux entretiens et être amendé en fonction. Mais, après ces discussions de Paris, c’est pratiquement le même texte qui a été rendu public officiellement, augmenté de quelques annexes qui en disent long sur les intentions françaises.
Ce texte pourrait surprendre puisque le gouvernement semble garder une posture de neutralité en acceptant de traiter des deux options, le oui ou le non au référendum sur l’indépendance. La grande tradition de tutelle mise au point par la Françafrique serait-elle abandonnée ? Comment se dessine la stratégie des autorités françaises ?
Inventaire des obstacles
Dès le début, il s’avère que les autorités françaises souhaitent rester maîtresses du cadre de toutes les négociations. Pour qui pouvait croire que le "oui" au référendum déboucherait automatiquement sur l’indépendance, le texte précise bien que c’est une loi française, donc le parlement français, qui doit déclarer l’indépendance ! « L’accord de Nouméa prévoit des "consultations d’autodétermination" et non des "référendums d’autodétermination". Dès lors, le résultat du scrutin n’emporte pas l’accession à la pleine souveraineté du pays de manière immédiate. C’est une loi du Parlement français qui devra déclarer la souveraineté pleine et entière de la Nouvelle-Calédonie. Cette loi interviendra à l’issue d’une période de transition » (page 5).
Sur 55 pages, le document énumère avec précision les questions qui peuvent se poser en cas de victoire du "oui" ou du "non", plus des trois quarts du texte étant consacrés à l’hypothèse du "oui". Aspects juridiques, économiques, financiers, conséquences sur les politiques publiques et exercice des compétences régaliennes… le texte met surtout en avant les risques, les difficultés que le pays indépendant pourrait rencontrer. On peut y voir un long argumentaire en faveur du "non". Mais il y a plus. Sur chaque aspect, les auteurs du texte détaillent les options et posent des questions pour ouvrir la discussion, ce qui nous fournit des indications sur la manière dont les autorités françaises comptent agir pour maintenir la tutelle, quel que soit le résultat du référendum. Par exemple, sur la monnaie, le modèle économique et les accords commerciaux : « Qu’est-il attendu de la France ? Comment expertiser cette question et ses conséquences macro-économiques dans les mois à venir ? »
A plusieurs reprises, on suggère que la Kanaky sur le chemin de l’indépendance va nécessairement se tourner vers la France pour trouver aide et conseil. L’histoire de la Françafrique a montré que la tutelle néocoloniale cherche à s’exercer le plus tôt possible, en amont de tout processus, avec un rôle central donné aux experts. En Afrique, le conseil et l’expertise représentent un outil d’influence irremplaçable, dès la période des indépendances. Pour appuyer cette offre de service, les auteurs ont joint en annexe le texte d’une « convention d’entraide judiciaire » passée avec les Comores en 2014, convention où l’expertise française tient une place centrale ! Dans le chapitre consacré à la future constitution d’une Kanaky indépendante, la question posée jette le trouble : « Une réflexion sur les modalités d’élaboration d’une constitution est-elle nécessaire avant la troisième consultation ? »
N’est-ce pas une manière discrète de présenter une offre de service ? L’on perçoit le spectre des débuts de la Françafrique, quand les constitutions d’anciennes colonies africaines étaient rédigées avec la participation active de juristes français…
Facturer l’indépendance ?
« À terme, comment parvenir à l’équilibre des comptes publics et sociaux ? Quel équilibre entre la hausse de la fiscalité et la baisse des dépenses ? Qu’est-il attendu de la France ? » Autrement dit, la Nouvelle Calédonie n’étant pas capable d’équilibrer elle-même ses comptes publics, devra se tourner vers la France. Et, un peu plus loin : « Dans l’hypothèse de l’indépendance, quel devenir pour les garanties actuellement accordées par la France ? Quand faut-il commencer à discuter du devenir des créances en cours ? »
Le texte (et ses annexes) ne cache pas que les organismes de prêt français tiennent la Nouvelle Calédonie à la gorge, la Caisse des Dépôts avec un encours de crédits de plus d’un milliard d’euros, l’AFD avec un encours total de 3 milliards, soit une dette de plus de 14 000 euros par habitant ! (p.19) Et la rédaction du texte - on s’en doutait - ne fait aucune référence à l’histoire coloniale de la Kanaky. Comme si la Nouvelle Calédonie devait des montagnes d’argent à la France, et que la France ne devait rien à sa colonie. Pourtant, depuis 1853 l’État français a la haute main sur la colonie. Plus d’un siècle et demi de politique française ont abouti à cette situation. Les politiques menées n’ont pas permis de construire un équilibre économique local, à commencer par l’autonomie alimentaire. Exportation de matières premières, importation de produits transformés, c’est bien la politique coloniale qui a généré ce déséquilibre.
Et le colonisateur a l’aplomb de poser la question des dettes !
De la même manière, le document escamote le poids de la politique coloniale sur l’enseignement. Il ne faudrait pas oublier que si les enseignants du second degré et du supérieur sont très majoritairement des expatriés, c’est le résultat d’un long retard pris par les politiques de formation de l’Etat colonisateur. C’est en 1912 que le baccalauréat est organisé pour la première fois en Nouvelle-Calédonie, mais il faut attendre 1962 pour recenser le premier bachelier mélanésien. Le taux de Kanak titulaires du baccalauréat n’avance que très récemment : 1 % en 1989, 3 % en 1996, 7 % en 2004, 9 % en 20091. Dans ce contexte, l’autorité française a fait appel massivement à des enseignants de métropole. Leurs salaires sont alignés sur les salaires métropolitains, et ils bénéficient de sur-rémunérations. A elles seules, ces sur-rémunérations représentent près de 10% des transferts financiers totaux de l’Etat en Nouvelle Calédonie (p.14).
Pressions, menaces et coopération
L’administration française, avec sa longue expérience de tutelle sur ses anciennes colonies d’Afrique, dispose d’un arsenal de pratiques, d’accords de coopération, de traités ou de conventions qui ont permis de vider les indépendances d’une bonne part de leur contenu.
Tout au long du texte, la puissance française pratique un art de poser les questions qui mêle paternalisme négociateur, pression et menace. Le chapitre sur l’adhésion à l’ONU (p.6) commence par une explication apparemment bienveillante qui détaille avec précision les modalités et les procédures à suivre pour un État nouvellement indépendant. C’est l’occasion, au détour d’une explication, de glisser que l’admission à l’ONU passe par une recommandation du Conseil de sécurité et suppose « l’absence de veto d’un membre permanent ». Or la France est membre permanent et, qui sait, pourrait user de ce droit… (comme elle l’a fait pour les Comores en février 1976). Façon discrète d’exercer une pression : vous irez à l’ONU si nous le voulons bien !
Toujours avec le même aplomb les auteurs du texte ont joint en annexe une information sur « les accords de coopération de sécurité et de défense avec Djibouti et la Côte d’Ivoire ». Ainsi, de manière parfaitement explicite, les autorités françaises veulent inscrire les relations avec une Kanaky indépendante dans la droite ligne de l’expérience françafricaine. Comment l’exemple des pratiques de l’armée française en Côte d’Ivoire - capable en 2004 d’ouvrir le feu sur des foules de civils ivoiriens désarmés - peut-il servir de modèle à suivre ?
Cette habileté à mener la "négociation" avec un arsenal de pressions et de menaces culmine dans le chapitre consacré à la monnaie : « Avertissement : le bon fonctionnement d’une monnaie repose sur la confiance… L’émergence d’un doute sur la continuité de la convertibilité avec l’euro … pourrait provoquer un phénomène de fuite des dépôts et d’assèchement de la liquidité bancaire. » La menace, à nouveau, est accompagnée de l’offre de services : « Comment expertiser cette question et ces conséquences macro-économiques dans les mois à venir ? »
Encadrer l’avenir
Le 16 juillet 2021, le Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, récemment nommé, prononce un discours devant les élus calédoniens et met les points sur les i. Il réaffirme que l’Etat garde la haute main sur les modalités de négociation.
« Ce document se veut une base de travail, un support aux discussions. Il est produit par l’Etat et l’Etat seul. (…) Pour conduire ces échanges, l’État proposera un cadre ad hoc de discussion avec les forces politiques calédoniennes. »
Il parait tout naturel à celui qui représente l’autorité de l’Etat d’imposer les cadres de négociation. Il prend soin aussi de rappeler que c’est bien l’autorité française qui doit promulguer l’indépendance. Bref, on va négocier, mais sous mon autorité. Et, pour bien se faire comprendre il rappelle que « la Nouvelle-Calédonie bénéficie (sic) aujourd’hui de la présence de 1700 militaires, d’environ 850 gendarmes et de 600 policiers. »
Quant à l’avenir, le ministre des Outre-mer a présenté le calendrier au début du mois de juin. Si le "oui" l’emporte, « il faudra bien prendre ce temps jusqu’en 2023 pour clarifier le lien entre la République française et le nouvel État indépendant ». Il y aurait alors « une première consultation référendaire pour que le nouvel État puisse arrêter sa Constitution ». De l’autre côté, si le "non" l’emporte, l’accord de Nouméa étant caduc, « il faudra bien dessiner un chemin nouveau pour les institutions de Nouvelle-Calédonie… Et, quoi qu’il arrive, il y aura une consultation référendaire, d’une nouvelle ère post-Nouméa ».
La prétendue neutralité de l’Etat a finalement disparu. Il n’y a pas de doute, l’Etat français tient à sa tutelle sur la Kanaky et entend rester maître du jeu. La méthode pratiquée pour préparer les négociations le montre suffisamment.