Mélissa de ritimo a été invitée aux rencontres "Droits et résistances numériques en contexte francophone" organisées à Montréal, du 21 au 24 mai dernier. Ces rencontres étaient coordonnées par le Lab Delta, un laboratoire de recherche et d’action ayant pour objectif principal de produire des recherches et des outils à l’intersection de la technologie, de l’activisme politique et de la réflexion critique, issu d’un partenariat entre Alternatives et l’Université de Montréal.
Nous reproduisons ci-dessous le texte de son intervention :
ritimo - le numérique, un enjeu de solidarité internationale
« Bonjour, merci pour l’invitation et pour les panels qui ont déjà eu lieu, c’est très enrichissant et je regrette bien de ne pas être là pour profiter des discussions informelles !
Je suis Mélissa Richard, et je suis chargée d’animation numérique à ritimo.
ritimo c’est un réseau d’associations de solidarité internationale, basé en France. Le réseau a été imaginé comme un outil au service des ces assos : par la mutualisation de compétences, et par la mise à disposition d’information sur la solidarité internationale à un public le plus large possible.
L’action principale du réseau est donc de produire et rendre accessible cette information. Pour cela, il fournit un travail éditorial et documentaire, propose des activités pédagogiques (ateliers et formations), relaie des campagnes et des mobilisations, et - c’est là que j’interviens - accompagne ses structures membres dans leur appropriation du numérique libre et dans la compréhension des enjeux politique du numérique dans son ensemble.
ritimo ne développe donc pas d’outil. Enfin, on participe aux développement de certains, mais je préfère plutôt considérer que ritimo est l’outil lui-même.
J’avais prévu de parler de comment le numérique est un enjeu de solidarité internationale. Mais j’ai l’impression que le sujet a déjà été au moins en partie couvert dans ces rencontres, par petites touches : censure des réseaux en Palestine, conséquences environnementales et sociales de l’expansion du numérique et de l’IA, organisation des exilé⋅es russes vers celleux qui sont resté… uniquement pour ce que j’ai pu suivre, et je suis sûre qu’il y a eu d’autres discussions à ce sujet. Je vais donc plutôt vous parler de l’approche qu’on a à ritimo en termes d’accompagnement au numérique.
J’aimerais insister quand même sur un point, c’est l’importance de garder en tête que le numérique n’est pas un élément abstrait, mais que sa matérialité a des conséquences très concrètes. On a évoqué hier la construction de centres de données et les enjeux liés à l’eau pour les refroidir, mais il faut aussi penser à la fabrication en masse de nouveaux processeurs, fabrication elle-même grande consommatrice et pollueuse d’eau, à l’extractivisme nécessaire pour obtenir les métaux rares pour cette fabrication, et en fin de boucle, à la production de déchets dits "numériques". Je saute des étapes, mais il y a bien un circuit, du sud global au nord global puis de nouveau au sud, dont les impacts n’ont rien de virtuel. Il est donc absolument nécessaire que nous nous saisissions de ce sujet, alors même qu’il n’y a aucun débat démocratique permettant de décider si oui ou non il est souhaitable de s’engager dans la course à l’IA, pour ne donner qu’un exemple.
Pour autant, le numérique est aussi un outil quasi indispensable à l’organisation collective. C’est ce qui fait qu’on peut se parler aujourd’hui bien sûr pour parler d’un usage positif du numérique, mais c’est aussi un espace pollué par le monopole des GAFAMs, dont il devient très difficile de s’extraire. Face à cette contrainte, ritimo a fait le choix de s’engager dans la philosophie du logiciel Libre, dont les principes mettent les droits des utilisateurices au centre de ses considérations. Je ne rentre pas dans les détails de ce qu’est un logiciel Libre, mais juste pour clarifier on parle de logiciels qui offrent 4 libertés : celle d’exécuter un programme, celle de l’étudier, celle de le distribuer (et redistribuer), et celle de le modifier.
Nos choix technologiques se font souvent par défaut, au fur et à mesure de l’apparition de tels et tels outils et des recommandations de nos proches et collègues. Avec la montée en puissance des Gafams, on s’est retrouvé collectivement coincés avec ces outils, qui désormais exploitent nos données, nos comportements, nos contacts autant sinon plus qu’ils répondent à nos besoins.
Avec la prise de conscience des enjeux politiques du numérique : les impacts environnementaux déjà mentionnés, mais aussi la surveillance, commerciale ou étatique selon les situations, et bien d’autres, on souhaite généralement mettre en accord nos valeurs et nos outils. Après un peu de recherche, souvent on se dirige vers des alternatives libres. La marche pour changer nos habitudes est cependant assez haute. C’est là qu’intervient ritimo pour ses structures membres. Lise Chovino en parlait très bien hier, il ne s’agit pas de dire "utilise ceci", mais bien d’étudier avec la personne ou la structure quels sont ses besoins exacts, en termes de fonctionalités recherchées, mais aussi en terme d’organisation au quotidien. C’est seulement une fois cette étude réalisée qu’on peut suggérer des outils. Ensuite, une fois ces outils mis en place, on accompagne la prise en main des nouvelles interfaces et comportements logiciels. Il n’y a jamais d’alternative parfaite et donc il y a toujours un temps d’adaptation à prévoir.
C’est un travail collectif de longue haleine et compliqué : pris⋅es dans nos urgences quotidiennes, les outils numériques sont souvent le cadet de nos soucis, et si ça ne marche pas comme on le souhaite, on laisse tomber rapidement pour revenir vers des logiciels certes privateurs de liberté, mais qu’au moins on sait utiliser. Ce qu’on se dit à ritimo, c’est qu’il faut y aller par étapes, tranquillement, un pas après l’autre. Parce que si on met une persone ou un collectif en situation d’échec, alors on n’a en rien permis la moindre émancipation.
Il est important de continuer à développer des outils émancipateurs, et beaucoup d’efforts ont été fait ces dernières années sur les questions de design des logiciels libres. Mais je pense qu’on a aussi un grand besoin de penser et de multiplier l’accompagnement à la transition vers ces outils, qui ne soit pas fondé sur des injonctions mais sur l’écoute des besoins qui sont formulés. À ce sujet, je vous recommande la lecture de deux billets de blog d’une structure d’éducation populaire au numérique, membre de ritimo, qui s’appelle l’Établi numérique : "Pourquoi faire de l’éducation populaire au numérique" https://letab.li/blog/2023_11_education_populaire_au_numerique/ et "C’est quoi un accompagnement émancipateur au numérique ?" https://letab.li/blog/2022_09_accompagnement_%C3%A9mancipateur/
Un dernier point qu’il me semble important à garder en tête, et ça boucle avec les questions de solidarité internationale, c’est que l’usage de logiciels libres ne garantit pas un usage éthique du numérique. Je vais employer une image de guerre assez violente, mais qui me semble bien résumer la situation. C’est un camarade qui a pas mal dit ça dans ses conférences : "si je me prends un missile sur la tronche, ça me fera une belle jambe de savoir qu’il était piloté par un logiciel libre". On ne peut pas considérer uniquement les aspects techniques d’un outil pour savoir s’il est bon pour nous ou pas. Il est fondamental de penser les conditions dans lesquelles il est produit, et ce qu’il produit lui-même sur nous.
Merci pour votre attention ! »