Internet ne doit pas se limiter à Facebook

, par OneZero , FARRELL Maria

Si Big Tech devient synonyme d’Internet, nous pourrions perdre notre libre choix, notre démocratie, et même notre capacité à penser le monde autrement.

Big Tech veut être tout ce que nous voyons et faisons en ligne. De l’expérience utilisateur soigneusement conservée d’Apple à l’empire tentaculaire de Google/Alphabet et Facebook, le but final des entreprises technologiques est de posséder tout ce que nous touchons dans la sphère technologique. S’ils gagnent, nous vivrons dans un Truman Show restreint, un tout petit échantillon de possibilités que nous aurons été amené-es à prendre pour la réalité. Nous serons coincé-es à notre insu dans un univers limité, façonné par quelqu’un d’autre, à l’image d’un poisson qui ne connaît que l’eau de son aquarium.

Considérer qu’une quelconque entreprise représente tout Internet n’aurait pas plus de sens que de penser que San Fransisco se limite à la tour Salesforce, l’industrie alimentaire à Heinz, ou la Floride à Disney World. Mais quand un entreprise réalise ses rêves de domination, nous perdons tou-tes des choses qui ne peuvent être remplacées. Pour véritablement choisir dans quel futur technologique nous voulons vivre, nous devons comprendre que l’interface n’est pas Internet. Internet est plus complexe et riche que la version attractive que nous pensons être exhaustive. Cela paraît contre-intuitif, mais pour percevoir Internet dans son entièreté, nous avons besoins de moyens plus efficaces de le concevoir. Après tout, on ne peut défendre l’invisible.

D’abord, considérons ce qui se produit lorsqu’une entreprise réussit à se placer au cœur de l’action d’une société.

Depuis 2010, Facebook paye des opérateurs mobiles dans les pays en développement pour proposer « Free Basics », une compilation d’applications simples auxquelles l’utilisateur-rice peut avoir accès gratuitement ou à bas prix. Tout le monde semble y gagner ; les opérateurs mobile voient leurs services financés, et attirent plus d’utilisateur-trices, tandis que ces dernier-es bénéficient d’un accès gratuit ou à bas prix à Facebook et à d’autres services en ligne. Pour beaucoup de pays en développement ou à revenu intermédiaire où l’accès universel semble être un rêve lointain, c’est un moyen d’étendre Internet à tou-tes.

Sauf qu’il ne s’agit pas vraiment d’Internet. Les internautes ont tendance à éviter les liens extérieurs à Facebook, ce qui défavorise les sites non inclus à « Free Basics », et retient les gens sur une seule plateforme propriétaire dont l’impératif commercial est de maximiser leur engagement. Des millions de personnes, partout dans le monde, vivent leur vie "en ligne" sous la coupe de Facebook, et n’en sont même pas conscient-es.

En 2014, Quartz a établi que 65% des Nigérian-nes et 61% des Indonésien-nes interrogé-es étaient d’accord avec l’affirmation : « Facebook est Internet ». Pour les habitant-es de ces pays, Internet est l’ensemble des pages Facebook, sites approuvés et canaux de messagerie auxquels ils et elles ont accès sur leur téléphone. Internet est une source d’information et de connexion qui, de façon fortuite, profite à Facebook et l’alimente. Tandis que beaucoup de ceux et celles qui travaillent sur « Free Basics » pensent rendre un service indéniable au monde, au fond, il s’agit d’un modèle de consommation pure qui sert d’abord les intérêts de Facebook. Au lieu d’utiliser les cubes Internet pour construire quelque chose de nouveau, ils et elles déplacent les jouets dans le parc Facebook.

Qu’un espace commercial comme Facebook fonctionne selon les règles de maximisation du profit et de minimisation de la créativité d’un centre commercial est inévitable. Le vrai problème apparaît quand le centre commercial convainc ses clients qu’il s’agit de la seule réalité possible. Cela ressemble plus à un centre commercial souterrain sans fenêtre ni sortie apparente où une ennuyeuse musique de supérette résonnerait de plus en plus fort jusqu’à ce que les client-es, confus-es, s’en prennent les un-es aux autres. Les vives émotions qui nourrissent l’engagement des internautes à Facebook sont un effet recherché, mais certaines des conséquences dépassent la capacité de l’entreprise à les contrôler, ou même à les remarquer. Et quand la sphère de réalité en ligne occupée par beaucoup de gens est façonnée par une seule entité, tous ses petites modifications, ses lacunes culturelles, ses impératifs commerciaux et erreurs stratégiques sont amplifiés à un point qui surpasse les conséquences du mondé réel.

« Free Basics » a été lancé aux Philippines en 2013. En 2018, selon Buzzfeed, près de deux tiers des 110 millions d’habitant-es du pays utilisaient Facebook. Ce qui est inhabituel à propos de ce pays, en plus de l’échelle et de la vitesse d’expansion de Facebook, c’est combien l’expérience Internet est ancrée dans Facebook, et à quel point la vie politique du pays s’y déroule là. Presque tous les internautes ont un compte Facebook, même ceux qui n’ont pas besoin de « Free Basics ». Aux Philippines, les mots "Internet" et "Facebook" sont interchangeables.

Les quatre heures que les Philipin-es passent sur les réseaux sociaux — peut-être la durée la plus longue de tous les pays au monde — les plongent dans un environnement conçu pour capter et intensifier l’attention au maximum, mais aussi, en fait, pour étendre la propagande. Contrairement aux scandales des informations fallacieuses ("fake news") aux Etats-Unis, où les lecteur-rices sont souvent dirig-ées vers des sites tiers, la campagne de désinformation aux Philippines, selon BuzzFeed, repose largement sur Facebook lui-même. Et plus exactement sur des images, des vidéos en live et des publications écrites directement sur la plateforme ; une campagne de propagande nourrie par les mèmes, plus faciles à partager qu’à réprimer. Le président Rodrigo Duterte, coordinateur de la campagne, s’est vanté de son armée de trolls Facebook salarié-es ainsi que de ses pages de désinformation, et Duterte lui-même a utilisé la plateforme en 2016 pour répandre de fausses informations à caractère sexuel sous forme graphique à propos de la leader de l’opposition, la sénatrice Leila de Lima.

Le Facebook philippin n’est pas une expérience vécue sur une plateforme, mais dans une bulle — un environnement fermé où se déroule l’entière expérience Internet de l’utilisateur-rice. Aux Philippines, Facebook a atteint son objectif stratégique d’absorber complètement en son sein les échanges sociaux et politiques pour faire de Facebook l’espace de communication où vivent les habitant-es. Le résultat dans le monde réel est un régime fasciste dont la force essentielle est d’avoir détruit la croyance des citoyen-nes en la possibilité même de vérité.

Plus d’un kilomètre et demi à l’est, en Birmanie, la junte militaire et les extrémistes religieux ont systématiquement utilisé Facebook pour aider à radicaliser un pays entier durant les massacres et l’expulsion du peuple Rohingya en 2018. « En Birmanie, tout se fait sur Facebook », explique Yanghee Lee, rapporteur spécial des Nations Unies en Birmanie. « J’ai bien peur que Facebook ne se soit éloigné de l’idée de départ pour devenir un montre ». Le directeur de la mission d’enquête aux Nations Unis, Marzuki Darusman, a déclaré que le discours haineux propagé par Facebook a considérablement contribué au niveau d’amertume, de dissension et de conflit en Birmanie. Deux années plus tôt seulement, les expert-es régionales-aux avaient relevé avec stupeur l’augmentation de connexions à Facebook chez les Birman-nes. La participation à Facebook est passée de 2 millions à au moins 14 millions en 2016. (D’autres sources situe le nombre d’utilisateurs à 30 millions, bien que dans l’ensemble, l’accès Internet ait également été favorisé par la libéralisation des télécommunications en 2013.)

Facebook n’a jamais été conçu pour devenir le lieu d’incitation à la violence de masse. Il s’est transformé en lieu d’encouragement à l’épuration ethnique en Birmanie en partie parce que les nouveaux-elles utilisateur-rices s’y connectant se sont multiplié-es très rapidement. En une nuit, la plateforme est devenue le "point d’entrée" pour celles et ceux qui recherchaient des informations, et ces personnes ne comprenaient pas que les publications sur Facebook n’étaient pas nécessairement de vraies informations. Une porte ouverte pour les pourvoyeurs de désinformation.

Mais quand une entreprise cherche à, et même s’en vante, d’être le seul fournisseur de toutes les expériences Internet des internautes, c’est ce qui arrive. L’effet catastrophique de Facebook aux Philippines et en Birmanie est le résultat entièrement prévisible de ce qui arrive quand on enferme les gens dans un espace social clos où ilset elles sont bombardé-es d’informations fallacieuses, de trolls et de propagande jusqu’à la folie collective.

La façon dont nous percevons Internet a de l’importance. En tant que réseau des réseaux paraissant intangible pour beaucoup, on utilise souvent des modèles et des métaphores pour le comprendre. Ces images nous donnent la mesure des problèmes, donnent forme à nos sentiments, mettent certaines solutions à disposition ou les rendent invisibles.

A l’époque où j’enseignais aux agents régulateurs de télécommunication à quoi ressemble Internet, je me servais du modèle de sablier à plusieurs niveaux, utilisé depuis les années 90. Il y a trois niveaux ; le contenu et les applications au sommet, la structure physique de câbles, d’ondes et de fibres à la base, et la recette magique de protocoles et de standards qui les lie est entre les deux, dirigée par la Suite des protocoles Internet.

Cette structure en sablier — avec différents niveaux réservés à différentes choses, sans que personne ne possède les trois — a permis à Internet de croître et de changer. Plus que tout, cela signifiait qu’aucune entreprise ni aucun intérêt ne pouvait supprimer des utilisations nouvelles ou inattendues, et qu’aucune erreur commise par une entreprise ne pouvait mettre en péril des pays entiers. Le modèle en sablier nous a permis d’ajouter des protocoles Internet sur l’infrastructure des télécommunications ; la toile mondiale sur la Suite des protocoles Internet, les plateformes de haute technologie pour le web. Tout cela ensemble a créé un nouveau niveau politique et social — les résultats que nous percevons dans la vie réelle.

Pourtant, le sablier est juste un modèle. Cela simplifie beaucoup cet écosystème complexe dans le but d’illustrer le fait qu’Internet se compose de tous les câbles sous la mer, des protocoles techniques jusqu’à l’application de rencontres dont vous pensez qu’elle changera votre vie. Plus nous sommes enfermé-es dans les prisons ouvertes du niveau sommet d’Internet ou interface, qui ne nécessite que de faire défiler — et non de construire, de cliquer, de créer — et moins nous nous représenterons comme ayant du pouvoir, un choix, une responsabilité.

Il y a quelques mois, Facebook a publiquement supprimé des pages de désinformation dans les démocraties en danger. En Inde, des pages gérées par le parti au pouvoir ont été effacées pour « comportement inauthentique organisé » (CIB). Le CIB inclut en général l’utilisation de plusieurs comptes, le spam, les pièges à clics, la dissimulation de lieu, les fermes de contenu et de publicité. Des pages associées à un CIB au Pakistan, aux Philippines, en Birmanie et en Indonésie ont été également supprimées. Après un démarrage extrêmement long, l’entreprise accentue ses efforts pour agir contre les manipulations politiques.

Malheureusement, cela ne fonctionne pas et les tactiques de désinformation continuent de se multiplier, parce que la réponse de Facebook est trop superficielle. Cette purge n’élimine les problèmes de désinformation malveillante et de radicalisation que si on les voit comme un problème local de contenu, et non comme un problème inhérent au modèle de l’entreprise elle-même. Considérer ses actions légères comme une solution reviendrait, par exemple, à penser que c’était les règles de combat des gladiateurs qui étaient problématiques plutôt que l’existence du Colisée ou de l’esclavage lui-même.

Facebook pose un problème non négligeable, mais pas seulement en voulant se confondre avec Internet. Quel est le pouvoir de pénétration d’Apple’s App Store ou de Google’s Android Store ? Alphabet s’étend des villes intelligentes avec ses appareils jusqu’à ce qui est peut-être le plus gros service e-mail du monde. Le cloud AWS d’Amazon prévoit d’être l’Internet de toutes les entreprises, des petits commerçant-es jusqu’aux entreprises cotées en bourses. Ces sociétés veulent supprimer l’espace entre les niveaux, contrôler et réduire les espaces liminaux qui rendent Internet remarquable, qui lui permettent d’évoluer au-delà des modèles commerciaux défaillants.

Le conglomérat technologique qui s’est développé à partir de l’ouverture d’Internet et des différents contrôles de ses niveaux est en train de reconfigurer son architecture pour lui permettre, dans le futur, de réellement se confondre avec Internet en devenant la seule offre disponible. Il est temps d’arrêter d’appeler les conglomérats des « plateformes » — on peut descendre d’une plateforme — pour commencer à les voir comme des dômes géodésiques conçus pour nous enfermer et nous isoler dans des conditions telles qu’elle provoque chez nous une évolution politique.

Beaucoup d’entre nous acceptons involontairement — ou dans le cas de beaucoup d’utilisateur-rices Facebook, croyons explicitement —qu’Internet est vraiment ce petit nombre d’entreprises qui nous nassent et nous transforme en un appât gigantesque. Nous réalisons trop tard que les vrais prédateurs ne sont pas les entreprises technologiques elles-mêmes, mais les extrémistes politiques et les capitalistes du désastre qui exploitent les vulnérabilités systémiques qu’ils ont créées.

Les métaphores auxquelles nous avons recours machinalement pour décrire Internet — qui veut que la circulation ou l’infrastructure physique soit la « plomberie » ou les « tuyaux » — implique que tout ce qui ne fait pas partie de l’interface est trop difficile à imaginer et indigne de notre attention. Cela signifie que nous n’accordons pas d’importance à la structure complexe toujours en évolution d’Internet et pouvons écarter les caractéristiques ineffables — liminalité, émergence, innovation libre — qui le rendent véritablement et utilement révolutionnaire. Nous devons nous rappeler que l’interface n’est pas Internet. Internet peut faire et être tellement plus, tout comme nous.

Lire l’article original en anglais sur le site de OneZero