C’est la plus grande élection jamais organisée. Près de 970 millions d’électeurs et d’électrices sont appelés aux urnes en Inde à partir d’aujourd’hui, pour un scrutin qui s’étalera sur plus d’un mois, jusqu’au 1er juin ! « 2024 sera une année décisive pour la démocratie, et les élections générales indiennes en seront le plus grand test », écrit le média indien The Quint, en introduction de sa couverture du scrutin.
Ces élections désigneront les 543 membres de la chambre basse du Parlement, le Lok Sabha. Les résultats devraient être connus le 4 juin. « L’Alliance démocratique nationale (NDA), dirigée par le Bharatiya Janata Party (BJP) du Premier ministre Narendra Modi, s’est fixé pour objectif d’obtenir plus de 400 sièges et plus de 50 % des suffrages exprimés », écrit Crikey. Le média australien relaie la parole d’experts qui estiment, inquiets, que « ce qui a été un fier bilan de sept décennies d’élections libres et équitables est peut-être en train de s’achever ».
Un leader de l’opposition arrêté quelques semaines avant le vote
« Le Bharatiya Janata Party du Premier ministre indien Narendra Modi, bras électoral d’un mouvement nationaliste hindou, représente la force d’extrême droite la plus importante et la mieux organisée de la planète », écrit Jacobin. Le BJP dirigé par Modi est au pouvoir depuis 2014. Dans les colonnes du magazine états-unien, l’ancien professeur de relations internationales à l’Université de Delhi, Achin Vanaik, retrace le parcours de l’actuel Premier ministre, qui s’est formé à la politique dans un mouvement de jeunesse aux relents néo-fascistes : « Narendra Modi a commencé à fréquenter le RSS — ou ce que l’on appelle l’Organisation nationale des volontaires — dès son plus jeune âge. Il a été endoctriné par leur idéologie. »
Cette organisation a largement influencé tant l’actuel Premier ministre que son parti. Ils sont intrinsèquement liés. « La vision du BJP et de son organisation cadre, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), organisation paramilitaire bénévole nationaliste hindoue, est celle d’une voie militariste et nucléaire menant à la grandeur de l’Inde. Il s’agit également d’une vision dans laquelle les musulmans n’ont pas d’histoire et n’ont donc pas le droit d’appartenir au présent », explique Jacobin. À titre d’exemple, le 11 mars 2024, le pouvoir a promulgué une loi limitant l’accès à la citoyenneté aux musulmans qui souhaitent vivre dans le pays, entérinant dans la loi les discriminations déjà pratiquées contre cette partie de la population (nous en parlions dans l’édition de « Chez les indés international » du 23 mars).
Face à Modi, une coalition d’opposition s’est formée. Appelée « INDIA », elle rassemble 26 partis, dont le parti du Congrès, le parti historique de centre-gauche. Quelques semaines avant les élections, mi-mars, l’un des responsables de la coalition a été arrêté à l’initiative d’une « puissante agence d’enquête contrôlée par le pouvoir ». The Guardian consacre un portrait à cet homme, Arvind Kejriwal, fondateur du parti de gauche Aam Aadmi, « l’un des leaders de l’opposition les plus reconnus du pays » qui a passé sa carrière « à combattre la corruption ordinaire ».
Son arrestation, justement, est basée sur des accusations de corruption. « Kejriwal a qualifié cette affaire de conspiration politique visant à écraser son parti et à ternir ses chances lors des élections indiennes qui débuteront le mois prochain, souligne le média britannique dans un article du 28 mars. Le gouvernement Modi nie toute intention politique. »
De petits médias luttent contre la désinformation
Narendra Modi resserre aussi l’étau autour de la liberté d’expression, tout en manipulant les canaux d’information à son avantage. Une enquête conjointe du Washington Post et d’Amnesty International en décembre 2023 a montré « que des journalistes indiens étaient ciblés par le logiciel espion de piratage Pegasus », selon le Réseau international des journalistes (IJNet) en février 2024.
Dans un pays qui compte plus de 21 000 journaux différents et près de 400 chaînes de télévision, « les histoires les plus intéressantes récemment ont été publiées par de petites rédactions de médias en ligne », écrit le Global Investigative Journalism Network (GIJN). « Les grands médias subissent une pression gouvernementale énorme, car le gouvernement indien est l’un de leurs plus gros annonceurs », explique Kunal Majumder, le représentant indien du Comité pour la protection des journalistes (CPJ).
Ainsi, de petits médias indépendants comme The Quint s’attellent à vérifier les informations partagées dans le cadre de la campagne, où circulent nombre de vidéos et d’images manipulées. Un rôle d’autant plus important que la menace d’ingérence étrangère via les réseaux sociaux plane sur les élections — nous en parlons dans la rubrique « numérique » de cette newsletter.
En Inde, un « réseau fantôme de pages pro-BJP » a dépensé plus de 200 000 euros depuis novembre dernier pour colporter « des informations erronées sur les manifestations des agriculteurs, des propos haineux à l’encontre des musulmans et des publicités trompeuses ciblant les dirigeants de l’opposition », écrivait Boom, un média en ligne de fact-checking, le 7 mars 2024. Leur travail est essentiel, selon Adrija Bose, rédactrice en chef à Boom, dont le GIJN rapporte les propos : « Pour la première fois, les élections se déroulent pratiquement sur les plateformes de médias sociaux. »
S’unir pour dénoncer un système de dons anonymes aux politiques
Pour contrer les discours de haine, la désinformation et autres menaces, certains médias indépendants ont décidé d’unir leur force. Trois d’entre eux, Newslaundry, The News Minute, et Scroll, se sont rassemblés autour d’un projet commun : le « Project Electoral Bond », du nom d’un mécanisme de financement des partis politiques mis en place par Modi en 2017. Ce mécanisme de financement permettait aux organisations et aux individus de faire des dons illimités et anonymes.
« Le parti connaît le nom du donateur. Mais il n’est pas tenu de le divulguer à qui que ce soit, même à l’autorité de régulation des élections », expliquait Reuters, lorsque la Cour suprême indienne a révoqué en février ce système, dont le principal bénéficiaire était le BJP. Les médias du « Project Electoral Bond » s’associent pour examiner les données de financement des années précédentes, chose qu’ils n’auraient probablement pas pu faire seuls.
Un groupe de journalistes indépendants, The Reporters’ collective, s’est aussi penché sur ces dons mirobolants, révélant par exemple comment plusieurs grandes entreprises en difficulté financière ont pourtant donné de grosses sommes à des politiciens. Plus de 60 % de cet argent était dirigé vers le BJP. Dès 2017, « la Commission électorale et la Banque de réserve de l’Inde […] craignaient que ce dispositif permette à des sociétés-écrans et à d’autres personnes d’acheminer de l’argent non comptabilisé et non taxé en provenance d’Inde et de l’étranger vers des partis politiques », rappelle le collectif.
Encore une fois, ces élections à fort enjeu démocratique montrent combien des médias indépendants, exigeants et engagés sont essentiels lorsque l’ombre de l’autoritarisme plane. Dans un pays aussi grand que l’Inde, et alors que près d’un milliard de personnes seront appelées aux urnes durant 44 jours, s’unir est plus que jamais essentiel pour les petits médias indépendants. Pour pouvoir examiner de grandes quantités de données, pour démasquer les mensonges en ligne, en bref, pour avoir un impact. Et même si Modi est pressenti pour briguer un troisième mandat à la tête du pays, ces médias continueront ensemble de demander des comptes au pouvoir.