Honduras : un narco-État made in the USA

, par NACLA , BLUME Laura, FOUTREL Emilie (trad.)

Bien que Juan Orlando Hernández ait été reconnu coupable de trafic de drogue par un tribunal de New York, les États-Unis n’ont pas encore reconnu son rôle dans l’expansion du trafic de drogue, parrainé par l’État au Honduras.

L’ancien président hondurien Juan Orlando Hernández (à gauche, avec des lunettes de soleil) parle avec l’officier militaire étatsunien des Bérets Verts à Tagucigalpa (Honduras), le 7 avril 2014.

« Ha ! Qu’il pourrisse en prison, et pareil pour Pepe Lobo », jubile Gabriela. « Et j’espère que Mel les rejoindra ! », a-t-elle ajouté en riant. J’avais envoyé un texto à mon amie Gabriela après avoir appris que l’ancien président hondurien Juan Orlando Hernández (JOH) avait été reconnu coupable de trafic de drogue et d’armes par un tribunal fédéral de New York le 8 mars. JOH sera condamné le 26 juin et risque 40 ans de prison à vie. Gabriela est une institutrice de primaire hondurienne qui doit recourir à un deuxième emploi pour subvenir aux besoins de ses quatre enfants, et, comme de nombreux Hondurien·nes, elle a fêté la bonne nouvelle : JOH passerait potentiellement le reste de sa vie dans une cellule de prison étatsunienne. Néanmoins, les conséquences des deux mandats présidentiels de JOH et de la narco-corruption endémique restent omniprésentes au Honduras. Gabriela est un pseudonyme ; les Hondurien·nes ne jouissent pas de la même liberté de parler ouvertement de la narco-corruption et de la violence dans leur pays que moi en tant que « gringa » [ndlr : étasunienne].

Même si la jubilation face à cette condamnation est contagieuse, l’hypocrisie des États-Unis qui traduit JOH en justice est difficile à digérer. Après tout, ce sont les États-Unis qui ont permis à JOH d’accéder au pouvoir et qui l’ont maintenu pendant ses deux mandats. C’est la consommation de drogue aux États-Unis qui finance et alimente la narco-corruption au Honduras, avant et pendant l’administration de JOH. Ce sont les États-Unis qui ont armé les forces militaires de JOH. En outre, Gabriela rappelle immédiatement que le prédécesseur de JOH, Porfirio « Pepe » Lobo et l’ancien président déchu Manuel « Mel » Zelaya pourraient lui succéder. L’actuelle présidente, Xiomara Castro, est également l’épouse de Zelaya. Il est clair que JOH n’est rien de plus qu’un exemple radical d’un problème beaucoup plus systématique ; un problème que les États-Unis ont créé et continuent d’exacerber au Honduras.

De la république bananière à la république de la cocaïne

Au début du XXe siècle, le Honduras était un terrain d’essai pour l’impérialisme étatsunien et l’archétype de la « République bananière ». Les premières interventions étatsuniennes au Honduras pour protéger les intérêts capitalistes ont renforcé l’influence de Washington dans le pays. Par conséquence, l’armée est devenue « l’institution politique la plus développée » du Honduras. Au moment où Reagan est arrivé au pouvoir, le Honduras avait déjà gagné le surnom de « République du Pentagone ».

Le trafic de drogue au Honduras est antérieur à la guerre des Contras et est depuis longtemps lié à la politique et aux forces armées du pays. Cependant, l’utilisation du Honduras par les États-Unis comme d’un levier pour leurs interventions durant la Guerre Froide en Amérique centrale – en particulier sous l’administration Reagan – a renforcé ces alliances corrompues.

La guerre des Contras au Nicaragua, soutenue par les États-Unis, a entraîné une augmentation significative de l’aide militaire américaine et de la formation au Honduras. Ce financement a souvent renforcé directement le pouvoir des élites corrompues du narco.

Au début des années 1980, les efforts des États-Unis pour lutter contre les stupéfiants se sont concentrés sur la perturbation des itinéraires du trafic à travers les Caraïbes et en direction de la Floride. Cela a considérablement accru l’importance de l’Amérique centrale en tant que plaque tournante du trafic et couloir de transport. Pendant ce temps, les efforts anti-drogue étatsuniens au Honduras étaient entravés par les intérêts politiques du pays. Par exemple, le bureau de la DEA à Tegucigalpa a été fermé en 1983, deux ans seulement après son ouverture, officiellement pour des raisons budgétaires. Cependant, l’enquête suggère que cette fermeture serait due au fait que le travail de lutte contre le trafic de drogue de la DEA entrait en conflit avec les priorités de la CIA, qui consistaient à soutenir les Contras. Dans le cadre des actions visant à armer, financer et former les Contras, les États-Unis se sont directement associés à plusieurs trafiquants de drogue connus. Un exemple clair de ceci est Juan Ramón Matta Ballesteros, à qui l’on attribue le lien entre les fournisseurs de drogue colombiens, y compris le cartel de Medellín, et les organisations de trafiquants mexicains, comme le cartel de Guadalajara. Matta Ballesteros était également en contact étroit avec la CIA. Sa compagnie aérienne, SETCO Air, avait signé un contrat avec le Département d’État étatsunien pour transporter de l’aide aux Contras nicaraguayens. Juan Ramón Matta Ballesteros finira en prison pour son implication dans la torture et le meurtre en 1985 de l’agent de la DEA Enrique « Kiki » Camarena. Les liens et les réseaux de corruption entre les trafiquants de drogue et les milieux politiques, économiques et militaires honduriens, entretenus par Matta Ballesteros au moment où il était un allié clé des États-Unis, ont perduré après son arrestation.

Avec la fin de la Guerre Froide et des guerres civiles centraméricaines, le rôle de l’Amérique centrale, au cœur du trafic et du transport de cocaïne a continué de s’étendre. Les changements politiques soutenus par les États-Unis en faveur du néolibéralisme tout au long des années 1990 ont rendu les États d’Amérique centrale plus vulnérables aux marchés illicites. Dans le même temps, les réformes néolibérales ont facilité la circulation des biens tant licites qu’illicites dans toute la région.

Le coup d’Etat et ses conséquences

En 2009, le président hondurien Zelaya, démocratiquement élu, a été renversé par un coup d’État militaire. Les États-Unis ont soutenu, au moins passivement, ce coup d’État et ont joué un rôle clé dans la légitimation du gouvernement qui a fait suite au coup d’État. La justification du coup d’État par le Parti national et l’armée hondurienne étant qu’il fallait protéger la démocratie face aux tentatives de Zelaya de modifier la constitution et de rester au pouvoir. En fait, Zelaya plaidait simplement pour un vote démocratique lors d’un référendum non-contraignant, pour sonder la population hondurienne au sujet d’un amendement de la constitution pour permettre sa réélection. De plus, c’est le Parti national qui a fini par effectivement violer la constitution et par pousser à sa réélection au Honduras. Le président Porfirio « Pepe » Lobo y JOH, alors chef du Congrès national, ont rempli la Cour suprême de partisans. Quelques années plus tard, en 2015, l’ancien président du Parti national, Rafael Callejas, a porté plainte auprès de la Cour suprême du Honduras, alléguant que la limitation du nombre de mandats présidentiels violait ses droits humains. Le tribunal s’est prononcé en faveur de Callejas et du Parti national, autorisant la candidature de JOH à la réélection en 2017.

Les États-Unis ont brièvement suspendu leur aide militaire après le coup d’État. Cependant, la montée du trafic de drogue qui a suivi le coup d’État a conduit les États-Unis à intensifier leur soutien à la lutte militarisée contre la drogue au Honduras. Des rapports étatsuniens suggèrent qu’un vide de pouvoir serait la cause de l’intensification du trafic. Mais en réalité, les États-Unis ont favorisé la légitimation d’acteurs politiques qui, une fois au pouvoir, ont provoqué un essor du flux de cocaïne à travers le pays.

La violence est montée en flèche au Honduras, qui devient en 2013 le pays le plus violent au monde en termes d’homicides intentionnels. Cette violence et ce chaos de l’ère post-coup d’État ont servi de toile de fond à une nouvelle vague de réformes néolibérales. Avec le président Lobo, qui a déclaré que « le Honduras est ouvert aux affaires », et avec son successeur JOH, les industries extractives se sont développées au Honduras et le pays a privatisé de nombreuses industries nationales et services sociaux, notamment l’énergie et les télécommunications. Les privatisations ont limité l’accès des Hondurien·nes pauvres aux services publics, tandis que l’expansion de l’agro-industrie et des industries extractives a intensifié les violents conflits fonciers et exacerbé la narco-déforestation. Les partenariats public-privé au Honduras et les contrats gouvernementaux pour les industries nouvellement privatisées se sont également révélés être des moyens très lucratifs de blanchir l’argent provenant du trafic de drogue. Avec le coup d’État, les industries licites et illicites se confondent, tout en enrichissant leurs bienfaiteurs politiques corrompus.

Bien que le niveau global de violence ait augmenté, les violences ciblées contre les membres de la résistance au coup d’État et les gauchistes ont augmenté de manière exponentielle. La résistance aux intérêts politiques et économiques des narco-élites et des politicien·nes du Parti national est devenue mortelle. L’aide étatsunienne à la sécurité était censée lutter contre le trafic de drogue et améliorer les conditions de sécurité au Honduras (dans l’espoir que cela freine l’immigration clandestine). Elle a en fait soutenu les forces de sécurité honduriennes qui ont été impliquées à plusieurs reprises dans des actes de violence contre des communautés afro-autochtones marginalisées, des membres de la communauté LGBTQ, des militant·es environnementaux·ales et des droits humains, des défenseur·ses de la terre et des manifestant·es pacifiques dans le pays.

Armer des deux parties du conflit

Bien que cela puisse paraître drôle aujourd’hui, les États-Unis ont présenté JOH comme l’un de leurs plus grands alliés dans la guerre contre le trafic de drogue. Donald Trump, ancien président étatsunien et principal candidat républicain à la présidentielle, a affirmé que JOH travaillait « en étroite collaboration » avec les États-Unis et « arrêtait la drogue à un niveau jamais atteint ». John F. Kelly, chef du SOUTHCOM de 2012 à 2016 et chef de cabinet de Trump, a qualifié JOH de « bon ami » et de « type formidable ». Durant les deux gouvernements de JOH, les États-Unis ont fourni d’abondantes ressources et fonds au Honduras pour la lutte contre le trafic de drogue. Cette approche a été justifiée par des rapports selon lesquels les trafiquants de drogue avaient profité du vide du pouvoir. Cependant, le trafic de drogue au Honduras n’a pas lieu malgré l’État ou du fait de son absence, mais grâce à lui. Et armer des chefs d’État non démocratiquement élu et impliqués dans le trafic de drogue n’interrompra en aucun cas le flux de stupéfiants. En plus d’être contre-productif pour la mise à l’arrêt des flux de drogue, le soutien étatsunien en matière de sécurité et de lutte contre les stupéfiants vient même exacerber la violence.

Grâce à leur aide à la sécurité, les États-Unis arment directement les acteurs étatiques violents. Par exemple, Julián Pacheco Tinoco, ancien commandant militaire et ministre de la Sécurité (2015-2022), a été impliqué par un témoignage devant un tribunal étatsunien pour trafic de cocaïne dans tout le pays en 2016. Il a de nouveau été impliqué par des témoignages en 2017 et 2019, et a été mis en cause dans la dissimulation du meurtre de Berta Cáceres. Cependant, au cours du gouvernement de JOH, Pacheco est resté ministre de la Sécurité jusqu’en 2022. Pendant cette période, il a encadré la police nationale du Honduras. Comme l’écrivait Jake Johnston pour Intercept en 2017 : « Avec des centaines de millions de dollars d’aide étatusnienne destinés aux forces de sécurité honduriennes, Pacheco est l’un des acteurs les plus importants dans la coopération en matière de sécurité et de lutte contre les stupéfiants du pays. » L’aide étatsunienne à la sécurité peut également conduire directement à ce que des armes parviennent aux mains de groupes criminels. Dans un article sur le trafic d’armes en Amérique centrale, Mark Ungar rapportait en 2022 qu’au Honduras, « un corps militaire d’élite spécial vendait des armes à des réseaux du crime organisé, et la police déclarait les armes vendues comme ‘perdues’ ».

L’aide à la sécurité est loin d’être la seule façon dont les États-Unis arment le conflit au Honduras. Le trafic illicite d’armes constitue un problème majeur, tout comme les ventes commerciales légales d’armes. On estime que 50 % des armes récupérées sur les scènes de crime dans la région proviennent d’exportations étatsuniennes autorisées. Au cours de la période qui a suivi le coup d’État militaire au Honduras, les États-Unis ont autorisé la vente d’armes au pays pour un montant stupéfiant de plus de 1,5 milliard de dollars.

Les États-Unis arment les deux parties au conflit par le biais de l’aide à la sécurité et des ventes d’armes commerciales et aussi à travers de leur incapacité à arrêter le flux illicite d’armes vers le Sud, sans parler des armes héritées de la Guerre Froide.

« Mettez-leur la drogue dans le nez, à ces gringos »

Lors d’une réunion avec Geovanny Fuentes Ramírez, JOH se serait vanté en disant : « Nous allons leur mettre la drogue dans le nez, à ces gringos ». Les Hondurien·nes n’ont pas besoin de beaucoup insister… Les États-Unis sont le premier consommateur mondial de cocaïne. Les flux de drogue sont une conséquence de la demande et non de l’offre. En d’autres termes, c’est parce que l’Amérique du Nord consomme de la consommation qu’elle circule à travers le Honduras, et non l’inverse. Pas de demande, pas de raison d’approvisionner en drogue. Comme l’ont affirmé plusieurs trafiquants dans les interviews réalisées au cours de mon travail de terrain au Honduras : les gringos peuvent arrêter autant de trafiquants qu’ils veulent en Amérique centrale, mais il y aura toujours un approvisionnement constant en cocaïne étant donné le potentiel de profit créé par les marchés internationaux illicites.

La rentabilité de la consommation des gringos finance à son tour la corruption généralisée au Honduras, tandis que les politiques d’extradition étatsunienne ont favorisé davantage les narco-investissements dans le pays. En 2012, sous la pression des États-Unis, le Honduras a adopté des réformes constitutionnelles autorisant l’extradition de citoyen·nes hondurien·nes. Les trafiquants investissent dans la politique dans l’espoir de disposer d’enclaves de protection. Selon certaines estimations, 90 % des fonds de la campagne proviennent de sources illicites. Les narco-investissements massifs dans la politique compromettent ainsi l’efficacité de la gouvernance et de la démocratie.

Déconstruire le narco-État

S’il est difficile de sous-estimer l’hypocrisie des États-Unis qui ont traduit Juan Orlando Hernández en justice, il faudra désormais qu’ils rendent des comptes. Cependant, il n’y a aucune responsabilisation des États-Unis dans leur rôle dans la promotion de la narco-politique au Honduras, qui a commencé avant JOH et se poursuit aujourd’hui.

En 2021, Xiomara Castro a remporté l’élection présidentielle, mettant fin à plus de 11 ans de règne continu du Parti national depuis le coup d’État. L’une de ses promesses de campagne était de créer au Honduras une Commission internationale contre l’impunité au Honduras (CICIH), ce qui constituerait une première étape, cruciale, pour démêler des décennies de narco-corruption. Une commission similaire au Guatemala (CICIG) a produit des améliorations significatives en termes de réduction de la violence (évitant environ 20 138 meurtres entre 2008 et 2019) et un renforçant la mise en cause de la responsabilité des coupables. Cependant, la politique intérieure et une réduction du soutien financier étatsunien (grâce au travail soutenu du sénateur républicain Marco Rubio) a mis fin au travail de cette commission. Cependant, l’expérience de la CICIG montre l’importance de ces commissions pour commencer à lutter contre la corruption et les cycles de violence.

En plus de soutenir la CICIH, les États-Unis doivent également réfléchir à leur rôle dans la création et le maintien d’un narco-État au Honduras. Ils doivent mettre fin à leur guerre manquée contre la drogue, qui a coûté plus de mille milliards de dollars. Cette guerre a complètement échoué dans son objectif déclaré de réduction de la consommation de drogue et a entraîné d’innombrables pertes de vies, à la fois du fait de la violence qui s’intensifie au sud de la frontière mexicaino-étatsunienne et des cas d’overdoses qui auraient pu être évités grâce à une approche en termes de santé publique. Les États-Unis devraient reconsidérer leur aide à la sécurité au Honduras ainsi que leurs ventes commerciales d’armes autorisées, ainsi que prendre des mesures pour réduire la contrebande d’armes. Enfin, les États-Unis doivent a minima reconsidérer d’urgence le traitement réservé aux Hondurien·nes fuyant les conditions de violence et de corruption desquelles ils sont indéniablement responsables.

Voir l’article original en anglais sur le site de NACLA