Haîti, la décentralisation : plan communal de développement ou plan de développement communal ?

, par Collectif Haïti

Un article du Collectif Haïti de France, paru dans son mensuel « Nouvelles Images d’Haïti », n° 98, juin 2011

La parution d’un article sur la question de la décentralisation, chère à l’équipe de rédaction, était un des objectifs de la mission du mois de mai d’Emeline Sauvignet, coordinatrice du CHF. Elle a donc rencontré à cette fin M. Tony Cantave, du GRIEAL et Mme Suzy Castor, du CREESFED.

Elle leur a rappelé les axes de travail du CHF et les engagements des associations membres, et Mme Suzy Castor a souhaité avant tout exprimer son émerveillement face au bénévolat/ militantisme du CHF. « Il y a une recherche de l’autre dans ce comportement, ce qui n’existe plus en Haïti » explique-t-elle. « La dictature est passée par là, le débat démocratique dans les associations haïtiennes est parti au moment de l’arrivée de la dictature. On ne peut donc quasiment plus parler de bénévolat aujourd’hui. Le concept de « société civile » à l’occidentale a vu le jour avec l’arrivée de l’aide au développement. Cependant, il faut savoir que la société civile ici est presque mercantile : à force de vouloir travailler avec cette « société civile » plutôt qu’avec les autorités locales, les organisations de coopération ont participé à la fragilisation du tissu social haïtien. Les organisations haïtiennes se révèlent donc être une possible monnaie d’échange. Parallèlement les autorités locales n’ont pas été reconnues comme telles : il faut pourtant les appuyer dans leur quête de compréhension de leur rôle sur leur territoire ».

« Ces dernières années et davantage depuis le tremblement de terre, beaucoup d’institutions arrivent avec de très bonnes intentions mais elles rendent en réalité Haïti comme une page blanche, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant, ni associations, ni autorités publiques locales et nationales. Ces institutions ont alors du mal à obtenir des résultats, elles font preuve d’une grande méconnaissance du pays et des acteurs nationaux, elles dépensent beaucoup d’argent. Elles laissent le vide à la fin de leurs projets. Toute cette situation ne provoque parfois que des résultats minimes, voire négatifs, comme des conflits. »

Telle était la teneur de nos premiers échanges. La tonalité de l’entretien était posée.

Emeline Sauvignet : Qu’est-ce que l’État haïtien et la CIRH ont mis en place pour rendre la décentralisation effective, comme le prévoyait le Plan pour la reconstruction d’Haïti proposé le 31 mars 2010 à la conférence des bailleurs ?

Tony Cantave : « Il y a seulement eu des déclarations , et nous n’avons rien vu de concret se mettre en place grâce à l’équipe de Préval ou à la CIRH. Avec la dictature héréditaire, le pouvoir est resté concentré à Port-au-Prince : nous avions assisté à la fermeture des ports, qui étaient, dans le temps, des lieux de prospérité et d’ouverture, ils drainaient la richesse de la région, les importateurs pouvaient travailler. Port-au-Prince est alors devenu le centre des richesses, du savoir, de la politique, du culturel, du pouvoir. Après le départ de Duvalier, on a dit « il faut décentraliser ».

Ce principe a été inscrit dans la constitution de 1987, mais il n’y a pas eu de changements. La constitution présente trois niveaux, trois types de collectivités locales aux vocations différentes : la section communale, la commune et le département. C’était à la loi de définir leurs vocations spécifiques (loi sur les compétences, les orientations, la fiscalité), mais ces lois là n’ont jamais vu le jour, par manque de volonté politique. Même le parlement qui a l’initiative des lois et qui représente les provinces, n’a jamais lancé une séance pour élaborer ces lois. La mise en vigueur de telles lois ne leur serait pas favorable car aujourd’hui les députés et sénateurs tiennent un rôle d’agent de décentralisation : c’est eux qui vont voir le Ministère de l’Éducation pour installer une nouvelle école sur leur territoire ou le Ministère de la Santé pour un dispensaire. Avec la loi sur la décentralisation, ils perdraient ce prestige et se verraient confiner au rôle de « législateur », ce qui leur convient moins !

Suzy Castor confirme qu’après le séisme, il n’y a pas eu de volonté réelle d’apporter un changement au statu quo. Tout le monde parlait de la décentralisation mais la volonté ne s’est jamais manifestée. Or il ne peut y avoir une décentralisation effective sans une initiative du pouvoir central d’établir un nouvel ordre, dans le cadre de la constitution. Le séisme a mis le doigt sur l’isolement des provinces, elles sont peu considérées. Après le séisme, on aurait aussi dû parler de déconcentration, rajoute Tony Cantave, c’est à dire le fait de déplacer les fonctionnaires en surnombre de Port-au-Prince pour les envoyer aider les fonctionnaires en province. La constitution le dit d’ailleurs « la décentralisation doit être accompagnée de services publiques accessibles à tous ». Nous n’avons pas constaté cette déconcentration et nous vivons toujours dans un véritable capharnaüm.

Emeline Sauvignet : Donc ce qui veut dire que le pouvoir ne souhaite finalement pas cette décentralisation ?

Suzy Castor : « Le présidentialisme, c’est à dire vouloir la concentration du pouvoir au niveau exécutif, apparu depuis l’occupation américaine, s’est établi de plus en plus dans les mentalités haïtiennes. Parallèlement, c’est à la chute de Duvalier, en 1986, que l’on a vu émerger l’envie de mettre en place la décentralisation dans les provinces. Il y a donc une tension aujourd’hui entre ce centralisme et l’envie de décentralisation ».

Pour Suzy Castor, « il faut d’une part pousser les autorités centrales à appliquer la Constitution et d’autre part former la population et les élus locaux à la citoyenneté pour l’appropriation de chacun de la décentralisation. Les gens doivent comprendre ce qu’un pouvoir local représente, son fonctionnement, ses attributs, son contenu.... Enfin, il faut une plaidorie au niveau national pour que des lois d’application voient enfin le jour ».

Emeline Sauvignet : Que peut-on attendre de l’arrivée de Michel Martelly comme nouveau président ?

Suzy Castor : « Avec Michel Martelly, nous rentrons dans une nouvelle étape de la transition démocratique haïtienne. Martelly n’a pas beaucoup parlé de la décentralisation et son application. Quand il en a parlé, c’était comme tous les politiciens depuis 1986 : tout le monde en parle mais personne ne fait rien ! ». Tous deux sont d’accord pour affirmer que c’est la pression du bas qui fait changer le haut. Cette revendication existe aujourd’hui, il faut la soutenir.

Emeline Sauvignet : Quelle est la réaction des maires face à cette absence de volonté ?

Tony Cantave : « Il y a malheureusement une perversion de la fonction, renforcée par le pouvoir central : les maires peuvent facilement se ranger d’un coté ou d’un autre en fonction des propositions. Être maire aujourd’hui peut être pris comme une étape pour devenir député ou sénateur demain. Il n’y a qu’une vision carriériste et pas de valeur et vision prônées. Il y a clairement eu par exemple une récupération par le pouvoir de Préval en 2009 : il a convoqué les maires pour préparer le soutien à son parti INITE et également pour préparer les élections de 2010/2011. Ça a provoqué des tensions au sein des élus locaux. Les maires sont intéressés à obtenir les faveurs du président, comme évoqué plus haut, et cette tentation casse le mouvement, la mobilisation de certains maires en faveur de la décentralisation : ce ne sont pas des prérogatives qu’ils obtiennent mais des faveurs. Les maires qui arrivent à tenir dans ce climat de pression ne sont pas nombreux.

Pour éviter cette perversion, Suzy Castor rappelle qu’il faut mettre au cœur du débat la question civique, le sentiment et l’appartenance à une citoyenneté, évincée par la dictature où seul l’intérêt individuel comptait, le civisme étant banni de l’action et du vocabulaire. Elle insiste pour préciser que cette dérive n’est pas seulement présente chez les élus locaux mais dans tous les secteurs.

Emeline Sauvignet : La coopération décentralisée est-elle un outil adéquat face à cette situation ?

Tony Cantave : « Comparer un maire français et un maire haïtien est un exercice extrêmement dur tellement la distance est importante entre eux. D’une part, une commune haïtienne est bien plus étendue qu’une commune française, ainsi les maires français ont en fait comme homologues en terme de territoire les CASECS [1] des sections communales. Cependant ces CASECS ne fonctionnent pas administrativement, ils n’ont aucune formation. D’autre part, le maire haïtien attend tout du pouvoir central et n’a pas le réflexe d’aller chercher par lui même. Il ne faut pas que les maires français viennent rencontrer leurs homologues haïtiens en pensant trouver leur équivalent et des discours similaire aux leurs ».

Pour illustrer ce propos, Suzy présente les 144 mairies comme vivant dans un grand dénuement, grand délabrement, grand délaissement. Dans la mairie d’une ville moyenne comme Aquin par exemple, que le CRESFED soutient dans son processus d’élaboration de plan communal de développement, il n’y avait pas 5 chaises pour faire leur réunion tous assis. Autant dire que l’équipe municipale est coupée de sa dignité. « Ceci n’est que le reflet du laisser pour compte de la majorité des gens dans ce pays. La question des élus locaux vient, là encore, poser la question de la citoyenneté et de la non citoyenneté dans le pays ».

Malgré ces freins, certaines mairies tentent de fonctionner, comme celles de Léôgane et Port-au-Prince. La coopération décentralisée doit alors avoir comme rôle premier de renforcer la dignité et les compétences des maires haïtiens.

Emeline Sauvignet : pouvez vous nous donner un exemple concret d’accompagnement à la décentralisation ?

Le CRESFED avait été sollicité pour travailler sur un dialogue communal entre les 3 communes du Sud : St Louis du Sud, Aquin, Fonds des Nègres, qui se trouvent sur 2 départements malgré la continuité géographique. Le Dialogue communal consiste à réunir 3 mairies qui ne s’était jamais réunies pour étudier le territoire, la relation avec le pouvoir central.

Puis le CRESFED a continué à travailler particulièrement avec la Mairie d’Aquin sur le plan communal de développement. Le GRIEAL est également venu en renfort sur le projet. Le partenariat se décline en deux axes

 Elaboration par le GRIEAL et le CRESFED d’orientations stratégiques pour un plan communal, en conformité avec les attributions de la mairie et les besoins de la population. Ces orientations sont importantes car la mairie n’a pas les capacités ni même l’idée de le penser. Un comité de pilotage, dont les membres sont choisis par la mairie, travaille avec le GRIEAL et le CRESFED sur ce point.

 Renforcement de la mairie pour gérer et piloter ce plan. Un diagnostic institutionnel est mené pour identifier les besoins en formation. Par exemple, la mairie n’a jamais eu l’occasion de gérer 5000 dollars : il faut donc faire des formations de gestion avant de lancer un projet sinon c’est évident qu’il tombera à l’eau. Le rôle du Cresfed est donc de leur faire prendre conscience de leur « incompétence » et « rien que cela, c’est très important. ».

Le GRIEAL et le CRESFED souhaitent donc parler de « plan communal de développement » et pas de « plan de développement communal ». Le premier est fait par la mairie et la population de manière endogène. Le dernier peut être fait par un cabinet extérieur (comme la FAO, le Fonds d’assistance économique et sociale, le Fonds des équipement des Nations Unies, Oxfam Quebec, Aide et Action.).

Emeline Sauvignet : avez-vous un message particulier à faire passer à nos associations membres ?

Le Cresfed souhaiterait que les partenaires haïtiens des associations membres puissent venir aux cours gratuits du Cresfed. En effet, le Cresfed dispense un diplôme intitulé « décentralisation, pouvoir locaux et participation citoyenne » pour des personnes qui ont déjà une licence ou qui ont une expérience dans l’administration territoriale.

Le CRESFED, Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le développement, a été fondé en 1986 par un groupe d’universitaires qui se sont rendus compte des besoins liés à la formation et à la recherche pour mieux comprendre le pays. La formation appréhendée au sein de l’association touche un spectre assez large : leader de la paysannerie jusqu’à formation pour les lycées. Formation en science sociale, en économie, en droit humain. Le CRESFED publie également une revue intitulée « Rencontre ». Coordonnées : Mme Suzy Castor, sucastor@gmail.com / 00509 36 64 53 09

Le GRIEAL est le Groupe de Recherche et d’Intervention en Education ALternative, ils interviennent dans trois domaines : la décentralisation, l’éducation alternative, (dont formation des maîtres, notamment des écoles nationales et des écoles communales), l’éducation aux droits humains. Coordonnées : M. Tony Cantave / toncantave@yahoo.fr / 00509 34135536