HORS SÉRIE DE FIN - vers de nouvelles aventures !

Cher réseau,

Après trois ans à avec un pied au Pérou et un pied à ritimo-Paris, suite aux coupes budgétaires que l’on connais, je repars (presque) de plein pied vers Cusco, avec pour objectif principal en 2025 de rédiger ma thèse. Cette année je serai au moins neuf mois au Pérou, où la vie coûte moins chère - et où je suis moins sursollicitée par les activités militantes qu’à Paris, donc des meilleures conditions pour le passage à l’écriture. L’objectif est de rendre une première version du manuscrit à la fin de l’année (je suis très ambitieuse en disant ça), et une soutenance de thèse courant 2026, entre avril et novembre environ.

Au cours de ces trois ans, je vous ai raconté ce travail de terrain et les activités militantes qui l’ont accompagné : les luttes féministes et l’histoire sociopolitique du pays, les activités minières et leurs impacts sur les communautés, les traditions andines, mes anecdotes improbables de lamas en ville ou de ma vie à la ferme, mes diverses incursions dans le monde universitaire latino-américain… Avec mon départ de ritimo, il est temps également de clôturer cette rubrique.

Je repars donc à Cusco, dans un contexte politique qui reste difficile. Vous vous en souvenez, fin 2022 et début 2023 le Pérou a été secoué par d’importantes révoltes populaires contre la destitution du président Pedro Castillo, instituteur rural, syndicaliste et membre des rondas campesinas élu en 2021, et qui avait cristallisé d’importantes attentes économiques et symboliques. La répression contre ces révoltes s’est soldée par une cinquantaine de morts, des centaines de blessé·es et de nombreuses poursuites judiciaires abusives contre des dirigeant·es sociales·aux. Les manifestations s’étaient taries en mars 2023. Depuis, un gouvernement extrêmement répressif a mis en place toute une série de réformes ouvertement néolibérales : relance de projets extractifs (miniers, pétroliers, gazifères) paralysés du fait de conflits socio-environnementaux ; réduction des budgets de l’État pour les services publics, qui a fait exploser les chiffres de la pauvreté au Pérou depuis la prise de pouvoir de Dina Boluarte le 7 décembre 2022.

A Cusco, et au Pérou de manière plus large, le tissu social a été gravement fragilisé. De nombreux·ses de mes camarades ont perdu leur emploi au moment des révoltes du fait de leurs prises de positions politiques, certain·es ont dû émigrer pendant plusieurs mois ou années afin de trouver des sources de revenus. Les impacts économiques (envolée des prix sous prétexte des blocages de route pendant plusieurs mois, prix qui ne sont jamais retombés avec la réouverture des routes) ont été sévères également. Les traumatismes psycho-émotionnels sont profonds chez celles et ceux qui ont été en première ligne des affrontements avec la police et les militaires et qui ont assisté à la mort de manifestant·es. Des crispations et défiances internes aux organisations sociales ont émergé au plus fort de la lutte et de la répression : la corruption étant assez structurelle dans toutes les sphères de la vie socio-économique, la reddition de comptes pour les fonds collectés par la solidarité était cruciale – or, la criminalisation des dirigeant·es s’est justement abattue sur celles et ceux qui ont géré les comptes collectifs, rendant dangereuse cette reddition de comptes. Le sentiment de défaite, d’impuissance, d’indignation, d’injustice, de ras-le-bol est généralisé et on n’arrive plus à imaginer une sortie à l’enchevêtrement de crises – économique, politique, sociale, morale – que traverse le pays depuis 2016.

Dans ce contexte, le réseau militant a presque disparu. Notre collectif féministe Género Rebelde s’est désarticulé et a officiellement fermé en août 2023. Chez les camarades LGBTI+ également, le collectif lesbo-féministe s’est déstructuré suite à des conflits internes liés à l’administration de fonds et de subventions mal gérés. La Jeunesse Socialiste (un groupe trotskyste historique) s’est scindé en deux (« la blague se raconte toute seule », comme disent les Péruvien·nes) et a largement abandonné ses activités de formation politique. Les élections internes de la Fédération Agraire, entâchées par des accusations de fraude, ont donné lieu à deux Comités exécutifs qui se disputent la légitimité de la direction de cette organisation, l’une des plus représentatives du sud péruvien. Les syndicats brillent encore et toujours par leur absence, ou encore par leur collusion avec les autorités locales lorsqu’il s’agit de défendre des intérêts professionnels spécifiques. Les ONG sont à peu près ce qui reste de la société civile organisée, avec tout ce que l’ « ONGéisation » des mouvements sociaux comporte de risques et d’impasses. Et pourtant, ces mêmes ONG subissent de plus en plus de pression de la part des autorités et des médias, font face à des diffamations ouvertes de la part de campagnes publiques financées par des lobbys de grandes entreprises, mais aussi à des baisses de leurs sources de financement dans un contexte où les budgets occidentaux pour la coopération internationale sont drastiquement réduits. La récente annonce du retrait de la coopération de USAID avec l’arrivée au pouvoir de Trump est un élément de plus qui fragilise ce secteur.

Les temps sont durs, individuellement et politiquement. Les conditions matérielles d’existence, économiques et politiques, ne laissent que bien peu de place à l’enthousiasme. Pourtant, pour les opprimé·es, la résistance n’est pas un choix ; elle est inévitable, car elle relève d’une affirmation de la dignité fondamentale, même dans les temps les plus sombres. Les formes que cette résistance peut prendre, elle, sont sujet à débat ; c’est cette discussion collective qu’il faut reprendre, en rebattant les cartes sur la table. Se retrouver, se rassembler, soigner ensemble nos plaies. Réouvrir les imaginaires politiques. Réévaluer nos priorités en fonction des forces disponibles. Reformuler nos stratégies de lutte, les repenser sur le temps long, car le contexte actuel ne nous est de toute façon pas favorable. Penser comment prendre soin de soi, collectivement, pour affronter cette période où tous les fascismes, des plus petits aux plus grands, ont pignon sur rue. Recréer nos outils de lutte, nos organisations, nos infrastructures sociopolitiques, afin d’être prêt·es dès que le vent tournera afin de reprendre l’offensive.

Pendant ce temps là, pour ma part, je vais continuer à écrire. Tous ces brefs articles pour ritimo m’ont permis de penser mon sujet au fur et à mesure que je faisais mon terrain, d’articuler les idées, de figer certaines pistes à approfondir. Je reste convaincue que la recherche n’a de sens que si elle s’accompagne de l’activité militante, associative, politique : car on ne pense jamais seule, on pense toujours ensemble (même si l’université insiste à individualiser la production de connaissance et à ériger la propriété privée des analyses en gage de légitimité). La recherche et les sciences sociales permettent de nommer notre réalité, de nous désaliéner des discours qui nous rendent impuissants à la transformer. Dans un contexte où la novlangue néolibérale vident les mots de leurs sens ; où les théories conspirationnistes et les récits confusionnistes brouillent les pistes ; ‘bien nommer’ la réalité, bien la comprendre pour mieux la transformer, me semble essentiel. La lutte continue, même si les espaces depuis lesquels on lutte évoluent.

Vous pourrez suivre mes publications scientifiques sur ma page academia.edu (bon, si vous lisez en espagnol, c’est vrai que c’est mieux). Vous pouvez aussi m’écrire sur ma boîte perso : caroline.weill89@gmail.com (je saiiis je vais me faire taper par mes collègues pour utiliser une boîte Gmail). Et évidemment, l’équipe de ritimo vous racontera quand je soutiendrai ma thèse – qui sera portes ouvertes dans la mesure du possible, même si ça sera vraisemblablement dans au moins un an et demi ! D’ici là, portez-vous bien, prenez soin de vous, on a besoin de toutes les énergies pour tenir le coup dans les années qui viennent et pour reconstruire un monde un peu moins violent et un peu plus solidaire à la sortie du tunnel du fascisme.

A très vite tout le monde. Rien n’est perdu jusqu’à ce qu’on baisse les bras.