Dossier Luttes populaires autour des problématiques énergétiques et urbaines en Inde

Grève historique des employés de l’électricité dans l’Uttar Pradesh (Inde)

, par Intercultural Resources , SEHGAL Rakhi

Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Audrey Garcia et relu par Annabelle Rochereau, traductrice bénévole pour Ritimo. L’article original est en ligne sur ce site Historic Strike by Electricity Workers in Uttar Pradesh, India

An Electric Pole with Hundreds of Connections in a Crowded Street in Old Delhi
Photo by PT George

Introduction

Le 31 juillet 2012, l’Inde vivait la plus grande panne d’électricité de son histoire, privant de courant la moitié du pays. Les jours suivants, un débat houleux portait sur l’état des réformes du secteur énergétique indien et donnait lieu à d’évidentes demandes de renforcement de ces réformes. Ce débat nous rappelle que, 12 ans après la plus importante grève des employés du secteur énergétique indien qui portait sur ces mêmes réformes, rien n’a changé.

Contexte historique

Une fois affranchi du régime colonial britannique, le gouvernement indien proclama que les secteurs principaux de l’économie - y compris les infrastructures -, seraient placés sous le contrôle de l’État, qui prendrait alors la responsabilité de fournir des biens et services essentiels aux citoyens à des prix raisonnables, tout en s’assurant que les objectifs d’industrialisation, de croissance économique et d’équité socio-économique seraient atteints.

Lors de l’indépendance, environ 80% de l’électricité indienne était fournie par des entreprises privées ou des autorités locales et se limitait par conséquent aux zones urbaines. Au lendemain de l’indépendance, ces entreprises ou autorités locales sont tombées sous la houlette des offices de l’Électricité des États (State Electricity Boards, ou SEB). Dans l’Uttar Pradesh (UP), l’État le plus important et le plus peuplé du pays, l’ UPSEB (Office de l’électricité de l’État de l’Uttar Pradesh) a été créé en 1959 et est aujourd’hui le deuxième gisement d’emplois du pays, avec plus de 125 000 employés.

Malgré une croissance rapide, dans les années 1980, de nombreux SEB (y compris l’UPSEB) ont rencontré de graves difficultés financières et se sont retrouvés au bord de la faillite, enregistrant des pertes croissantes, des dettes non recouvrables et se rendant responsables de plus en plus de coupures de courant. De nombreuses raisons peuvent expliquer l’aboutissement à une telle crise. D’une part, des pratiques mauvaises et inefficaces en matière de contrôle, de gestion etde pratiques réglementaires ; des failles dans les relevés de compteurs et la collecte des factures, un manque de transparence quant aux pertes énergétiques et enfin le facile détournement des lignes à basse tension destinées à l’électrification des zones rurales. Les gouvernements locaux arrosaient également leurs circonscriptions en subventionnant les tarifs de l’électricité, notamment auprès des riches paysans, entraînant encore plus d’inégalités. Enfin, les tarifs des principaux fournisseurs d’électricité ont augmenté bien plus vite que l’inflation.

Au lieu de s’attaquer à ces problèmes fondamentaux et de résoudre les difficultés de gestion et de contrôle, les gouvernements ont préféré acheter une participation dans des modèles de réforme auprès de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement. Ces modèles, qui mettent l’accent sur la réduction des subventions, des effectifs, des opérations non rentables et sur l’évolution vers la privatisation, n’ont pas répondu aux besoins socio-économiques complexes propres aux pays en développement et ont fait glisser l’approche socio-économique du secteur énergétique vers une approche purement économique. L’énergie est donc devenue une marchandise régie par le marché.

En 1989, la Banque mondiale annonça que la demande en énergie des pays émergents s’élevait à 100 milliards de dollars par an, mais que seulement 20 milliards étaient disponibles selon des sources multilatérales L’institution a également signalé que toute aide supplémentaire serait soumise à l’engagement des pays à réformer leurs infrastructures énergétiques.

Alors que le gouvernement indien faisait déjà face à une crise financière, l’annonce de la Banque mondiale l’obligea à envisager une réforme radicale du secteur énergétique. En 1994, le National Development Council (NDC, Conseil national du développement) a, sous l’égide de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement, soumis un rapport portant sur les réformes du secteur de l’énergie. Ce rapport recommandait de mettre fin au monopole des SEB sur la production, le transport et la distribution d’électricité ; de privatiser les infrastructures productrices et distributrices d’énergie de chaque État ; l’ouverture au secteur privé des capitaux des principales infrastructures du secteur ; de favoriser les appels d’offre internationaux ; la création de conseils de réglementation indépendants à l’échelle nationale et régionale afin d’encadrer les tarifs ; la disparition progressive des subventions aux paysans. Cette politique culmina avec le Electricity Regulatory Commissions Act (loi sur les commissions de régulation de l’électricité) en 1998, qui appliquait à la lettre le diktat de la Banque mondiale : les tarifs de l’électricité ne devaient plus être « politisés » et les profits devaient être maximisés pour les entreprises privées, tout en réduisant la marge de manœuvre du gouvernement pour répondreaux besoins des différents segments de la population, tels les paysans pauvres et marginaux et les habitants des bidonvilles.

La Banque mondiale a également faussé les règles du jeu en faveur de la maximisation des profits des entreprises privées et au détriment des SEB et des consommateurs. L’Electricity Act (loi sur l’électricité) de 2003 se fondait en grande partie sur la stratégie de réforme défendue par la Banque mondiale. Selon les termes de la loi, les franchises distributrices d’électricité étaient libres de produire leur propre énergie et les entreprises productrices pouvaient se lancer dans la distribution. Le terrain était donc prêt pour permettre aux grandes multinationales telles Reliance et Tata d’étendre leur présence dans le secteur énergétique au détriment des SEB, qui n’avaient plus aucune marge de manœuvre au niveau local puisqu’ils étaient forcés de se « démanteler », tandis que des compagnies privées étaient autorisées à produire et à distribuer l’électricité. Le tout au nom de la concurrence !

La restructuration des State Electricity Boards-SEB dans l’Uttar Pradesh

Au début des années 1990, la Banque mondiale finança dans l’Uttar Pradesh une étude commandée par le gouvernement local et conduite par des consultants britanniques sur la situation de l’UPSEB, pour préconiser des améliorations. Les conclusions de l’étude, rendue en 1995, étaient les suivantes : (a) la politique interfère de manière importante dans le fonctionnement de l’UPSEB, (b) les pertes financières sont dues principalement à des subventions élevées, des tarifs bas, des pertes énergétiques durant le transport et la distribution et une mauvaise collecte des factures. Enfin, (c), l’inefficacité de l’UPSEB est due à de mauvaises politiques financières, une collecte déficiente des recettes, des pertes, des sur-effectifs, une qualité de service médiocre et l’interférence politique. Sans surprise, l’étude renouvela les recommandations du rapport de 1994 du NDC qui visait à diviser l’UPSEB en trois entités distinctes : l’énergie thermique, l’énergie hydraulique et le transport et la distribution.

L’Uttar Pradesh déposa un projet de loi sur la réforme de l’électricité en 1999 et le 14 janvier 2000, l’Office fut dissous et divisé en trois sociétés indépendantes - UP Power Corporation (UPPCL), UP Rajya Vidyut Utpadan Nigam (UPRVUNL) et UP Jal Vidyut Nigam (UPJVNL) -, respectivement responsables du transport et de la distribution, de l’énergie thermique et de l’énergie hydraulique. La Banque mondiale accorda un prêt de 150 millions de dollars à l’Uttar Pradesh pour financer le projet de restructuration de son secteur énergétique.

L’inquiétude des employés et les grèves de 1999 et 2000

Les employés de l’UPSEB n’ont pas été consultés avant que la privatisation et la restructuration ne soient décidées. Ils exprimèrent des inquiétudes que le conseil d’administration refusa de prendre en compte ou même de résoudre.

Premièrement, rien n’avait été communiqué sur ce qu’il adviendrait de leur fonds de prévoyance (General Pension Fund, GPF) ou de leur fonds de pension. L’UPSEB investit les 30 milliards de roupies,prélevés de ces mêmes fonds, dans des actifs immobilisés. Cependant, les employés craignaient qu’après la privatisation, aucune entreprise privée n’investirait le moindre sou dans leur fonds de pension. Étant donné que plus de la moitié des 87 000 employés était censée partir à la retraite 5 ans plus tard, les travailleurs avaient peur de ne pas récupérer leur fonds de prévoyance ni leur fonds de pension. De plus les employés se sont sentis trahis par leur gouvernement local qui n’a pas pris la peine de les consulter sur ses projets de privatisation.

Deuxièmement, les employés s’inquiétaient de la préservation de leurs conditions de travail et des pratiques en place ainsi que de leur pouvoir de négociation s’ils se retrouvaient divisés en trois entités. La séparation en trois entreprises distinctes réduirait également leur flexibilité, la possibilité de travailler en zone rurale et urbaine et au sein de diverses divisions internes. De nombreux employés pouvaient partir travailler 5 ans dans des zones isolées, dans des centrales thermiques ou hydrauliques et ensuite revenir à la ville, dans des stations secondaires, des divisions de transport ou de distribution, et ainsi gagner suffisamment pour offrir une meilleure éducation à leurs enfants.

Enfin, l’expérience similaire de restructuration et de privatisation de l’Office de l’électricité de l’État d’Orissa (OSEB), n’était pas pour rassurer les employés, la Corporation de Transport d’Orissa ayant vu sa situation financière empirer au lendemain de sa restructuration.

En Mars 1999, de nombreux employés de l’UPSEB se sont mis immédiatement en grève lors de l’adoption du projet de loi sur la réforme de l’électricité. Le gouvernement local invoqua la loi sur le service minimum et sur la sécurité nationale, fit appel à l’armée et parvint à écraser le mouvement de grève en quelques jours. Les travailleurs ont fait appel auprès de la Haute Cour, qui a pris un décret assurant aux employés que leurs intérêts et leurs droits seraient honorés. Toutefois, le gouvernement local n’a entamé aucune discussion avec les travailleurs ni envisagé de reconstituer le fonds de prévoyance ou le fonds de pension ni même de les éclairer sur leurs conditions de travail après la réforme.

En décembre 1999, le UP Powermen Joint Action Committee (UPPJAC, comité d’action conjoint de l’Uttar Pradesh), qui rassemble des ingénieurs, des employés et des opérateurs, décida de déclencher une grève en cas de restructuration. Pourtant, le gouvernement local annonça la restructuration de UPSEB en trois organisations distinctes. Le 14 janvier 2000, tout le personnel de l’UPSEB (opérateurs, ingénieurs et employés) se mirent en grève pour contester cette division. Le gouvernement local répondit une fois de plus par des actions de répression, mais cette fois sans succès.

Les grévistes exigeaient du gouvernement qu’il revienne sur sa décision de division en trois entités, sécurise leur fonds de pension et leur fonds de prévoyance, entame des discussions sur les conditions de travail et reporte la décision de privatiser. Comme 4 des 6 centrales d’électricité de l’État avaient fermé leurs portes et que les coupures se multipliaient, le gouvernement de l’Uttar Pradesh déclara la grève illégale et demanda au gouvernement national de déployer des troupes armées autour des centrales. Six leaders syndicaux furent arrêtés et 1700 employés placés en résidence surveillée. Le domicile des grévistes fut perquisitionné et certains furent arrêtés et interrogés par la police de l’État.

Alors que les négociations entre le gouvernement et les travailleurs de l’UPSEB se poursuivaient, le gouvernement supprima les postes de 208 ingénieurs grévistes et déclara qu’il ne reviendrait pas sur la division en trois entités. Pendant ce temps, le 21 janvier 2000, la Haute Cour de l’Uttar Pradesh retint le gouvernement local de « violer la vie privée des employés grévistes en inspectant leur domicile à des heures indues ». Cette mesure stoppa les raids de la police mais le ministre de l’énergie nationale déclara quant à lui que la grève bénéficiait de l’appui de la mafia et menaça de saisir le Conseil pour la restructuration industrielle et financière (BIFR) si la grève se poursuivait. Le gouvernement local donna un ultimatum aux travailleurs grévistes : la reprise du travail le 24 janvier ou la suppression des emplois. Voyant que les grévistes ne reculaient pas, le gouvernement prit des mesures répressives. L’armée fut appelée pour assurer le maintien de la production d’électricité mais 20% de la production ne pouvait plus être assurée. En désespoir de cause, le gouvernement de l’Uttar Pradesh licencia 25 000 employés et procéda à un nouveau recrutement. D’un côté il recrutait des employés de bureau, des techniciens et des travailleurs, de l’autre il licenciait 495 ingénieurs et arrêtait 6 276 opérateurs de centrales.

Le 24 janvier 2000, une grève symbolique d’une journée fut organisée par les travailleurs et les ingénieurs de l’électricité à travers l’Inde en solidarité avec les employés grévistes. Les quatre principaux syndicats indiens se regroupèrent pour exprimer ensemble leur solidarité avec les travailleurs grévistes de l’UPSEB.

Bien que l’UPPJAC exigeât la libération de son leader principal afin de pouvoir mener des négociations de façon démocratique, le gouvernement de l’Uttar Pradesh s’obstina sur la voie tyrannique et procéda à des licenciements à grande échelle et à des arrestations massives. La grève de 11 jours prit fin le 25 janvier 2000, quand les employés acceptèrent la division en trois de l’Office et le gouvernement local accepta de reporter la privatisation, de discuter des conditions de service et de faire un bilan sur la division un an après son implémentation. Le gouvernement local accepta en outre de payer 10 milliards de roupies au Fonds de Prévoyance des employés avant le 30 avril 2000 et de payer le reliquat plus tard.

Les fonctionnaires ont reconnu que si une partie importante de l’État avait été plongée dans le noir, il aurait été presque impossible pour n’importe quel gouvernement local d’entreprendre des réformes du secteur énergétique. Cependant, même une grève historique de 100 000 travailleurs n’a pas pu contrer le fléau des « réformes » et des privatisations qui se poursuivent sans relâche encore aujourd’hui.

Dans un article publié un an après la grève de l’Uttar Pradesh, Anjula Gurtoo et Rahul Pandey remarquent que « les réformes de l’électricité dans les États indiens sont mises en place afin d’échapper au fardeau qu’est la situation financière déplorable des SEB et des gouvernements locaux... Bien que de grandes disparités économiques subsistent parmi les différentes catégories de la population, le principe de « distribution équitable », quoique préoccupation politique majeure, a été officiellement misde côté... La manière dont le modèle de réformes a été mis en place jusqu’à présent dans l’Uttar Pradesh a révélé un aspect très inquiétant du démantèlement des institutions de contrôle démocratique et l’éventualité d’autressubversions autocrates à venir. » Un autre commentateur affirma qu’il existait « une menace que la privatisation des services essentiels, dans une économie disparate, institutionnalise les inégalités ».

La lutte contre la privatisation des entreprises du secteur énergétique et le combat des travailleurs de l’électricité, particulièrement contre la précarisation de l’emploi, est loin d’être gagnée. À titre d’exemple, dans la ville de Nagpur, un syndicat indépendant de travailleurs de l’électricité a rassemblé 5 000 des 10 000 travailleurs contractuels employés par le Maharashtra State Electricity Board (MSEB, Office de l’électricité de l’État du Maharashtra) et a remporté des victoires majeures, notamment l’amélioration des conditions de travail et la mise en place d’un salaire minimum, de bonus et d’autres avantages sociaux. Le syndicat a également gagné sur le terrain de la sécurité de l’emploi pour les travailleurs contractuels, qui peuvent à présent conserver leur emploi jusqu’à 60 ans, l’âge de la retraite, même si les employeurs sont appelés à changer.

Les travailleurs de l’électricité et les syndicats continuent d’exiger l’abrogation de la loi sur l’électricité de 2003 (Electricity Act), l’accusant d’être à l’origine de graves déséquilibres dans le secteur énergétique. L’analyse récente de Sagnik Dutta du black-out qui a touché 21 États indiens en juillet 2012 est très juste, dans le sens où elle montre que la crise résulte d’une « accumulation de pertes financières des SEB et des entreprises distributrices d’électricité, qui ont été contraintes d’acheter de l’électricité à des tarifs plus élevés en raison d’une privatisation à grande échelle de la production d’électricité. » En soulignant l’extrême pression dont font l’objet les SEB, l’article conclut que « la crise n’est qu’un détail de la grande histoire de l’abandon progressif de la planification, qui a laissé la gestion des services essentiels aux forces brutales du marché. »

La résistance à la privatisation et à l’invasion du secteur public par les entreprises privées au nom de la concurrence et d’un contrôle plus efficace a été et reste aujourd’hui un combat difficile.