L’Assemblée nationale a adopté aujourd’hui la loi « haine », débattue mercredi et jeudi derniers. Le texte n’a pas été amélioré mais au contraire aggravé, avec des ajouts absurdes et dangereux.
Sur les dangers de ce texte tel qu’issu des travaux en commission des lois (avant son passage en séance plénière), nous avions déjà écrit plusieurs articles à ce sujet. Ces dangers n’ont pas disparu et sont toujours d’actualité.
Le texte adopté aujourd’hui a malheureusement ajouté par amendements une série de dispositions qui aggrave largement la situation, qu’il nous faudra collectivement veiller à faire corriger au Sénat lors des débats à la rentrée.
Création d’une base de données de la haine
L’ajout le plus absurde et délétère concerne l’obligation faite aux plateformes d’ « empêcher la rediffusion de contenus » manifestement illicites. Concrètement, cela signifie qu’une fois qu’une plateforme a retiré un contenu qu’elle a considéré comme « manifestement illicite » (seule, sans le contrôle d’une juge) et qui rentre dans le champ d’application de la loi (allant du sexisme à l’apologie du terrorisme, en passant par l’entraide entre travailleuses du sexe et la diffusion d’images pornographiques accessibles aux mineurs), la plateforme doit tout faire pour en empêcher la rediffusion (avec la menace de la sanction de 4% du chiffre d’affaires par le CSA). Une telle obligation force donc les plateformes à surveiller l’ensemble des contenus postés par ses utilisateurs et à les comparer avec le contenu auparavant retiré. Comme nous l’avions indiqué, cela est strictement interdit par le droit de l’Union européenne qui, dans sa directive e-commerce, interdit depuis 2000 aux États de forcer de tels acteurs à mettre en place « une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Espérons que le Sénat soit plus au courant du droit européen que l’Assemblée. Sans cela, nous devrons, une fois encore, attaquer la loi française devant les juridictions de l’Union.
Une telle obligation est à rapprocher d’un autre amendement adopté et qui donne au CSA un nouveau pouvoir. Celui-ci doit maintenant encourager « les opérateurs de plateforme en ligne […] dans la mise en œuvre d’outils de coopération dans la lutte contre les contenus à caractère haineux ». Cela fait tout de suite penser au règlement anti-terroriste contre lequel La Quadrature du Net a lutté ces derniers mois (et luttera dans les mois à venir et ce n’est pas fini) : ce texte cherche à étendre à l’ensemble des acteurs de l’Internet la « base d’empreintes numériques » créée par les géants du Web et mise en avant par la Commission européenne.
Comme nous l’expliquons, il s’agit d’une base de données nourrie par les géants du Web qui se partagent l’empreinte numérique des contenus « à caractère terroriste » qu’ils censurent pour éviter qu’ils ne réapparaissent ailleurs. La Commission européenne et les États membres voient dans cette solution algorithmique la solution magique contre la diffusion des contenus terroristes en ligne (refusant de voir les dangers qu’il y a à déléguer tant de pouvoirs à des algorithmes opaques inventés par des sociétés privées hégémoniques). On retrouve ici presque la même idée, avec une base de données partagée entre plateformes pour censurer, préalablement à leur mise en ligne, des contenus qui auraient déjà été considérés comme manifestement illicites et retirés par une autre plateforme. Le juge national et indépendant est remplacé par les décisions de Facebook et Google destinées à s’imposer à tous les internautes et toutes les plateformes ou presque.
Les seuils
Autre ajout alarmant : la précision selon laquelle le gouvernement pourra fixer plusieurs seuils de connexions au-delà desquels les plateformes devront respecter les obligations fixées par cette loi. Deux amendements identiques ont été adoptés à ce sujet. Mais si l’amendement tel que présenté par la majorité parlait de prise en compte de la « diversité des activités des acteurs » visés par le texte (car celui-ci vise aussi bien des réseaux sociaux que des moteurs de recherche), d’autres députés présentaient donc le même amendement dans une formulation plus grave de conséquences. En effet, si cette loi a été pensée au départ pour ne viser que les très grandes plateformes, les députés expliquent ici que ces géants du Web respectent en réalité déjà l’ensemble des obligations de la loi et qu’il faut alors viser les « plus petits opérateurs, moins scrupuleux, mais très actifs dans la propagation des contenus haineux sur internet ». C’était exactement la même justification qui était à l’œuvre pour le règlement européen anti-terroriste. Un tel amendement, autre que de risquer de soumettre beaucoup d’acteurs aux obligations de cette loi, laisse ainsi au gouvernement une grande marge de manœuvre dans l’application du texte car il reviendra à lui-seul d’en décider, par décret, le ou les champs d’application. Ensuite, comme dit plus haut, le CSA aura tout pouvoir pour obliger tous ces nouveaux acteurs à se soumettre aux listes noires édictées arbitrairement par Facebook et Google.
Recul du juge
D’autres amendements révèlent la dérive d’ensemble de ce projet politique. L’Assemblée veut ainsi créer un « Observatoire de la haine en ligne », qui « assure le suivi et l’analyse de l’évolution des contenus visés à l’article premier de la présente loi, en lien avec les opérateurs, associations et chercheurs concernés ». Une telle institution ne peut apparaître que comme un échelon supplémentaire entre l’appréciation du contenu et le juge judiciaire, pourtant seul à même d’en décider le caractère manifestement illicite ou non. Ce dernier disparaît encore un peu plus, passant après la plateforme, le CSA et maintenant l’Observatoire. D’ailleurs, les débats à l’Assemblée n’ont cessé de le rappeler : la jurisprudence dégagée par l’institution judiciaire serait trop éparpillée, ne raisonnant qu’au cas par cas (et c’est en effet bien son rôle) et il faudrait donc trouver un moyen pour construire une jurisprudence extra-judiciaire capable de distinguer le licite et l’illicite, efficacement (comprendre : sans juge, sans appréciation concrète et sans procédure contradictoire).
L’interopérabilité, une voie de sortie au débat
Le sujet de l’interopérabilité a été abordé au travers de sept amendements proposés par une multitude de députés, marquant une vision fortement transpartisane sur le sujet. Malgré la lettre signée par plus de 70 organisations françaises et européennes, et malgré la conviction des élues qui ont essayé de faire comprendre à la rapporteure et au gouvernement le rôle profondément néfaste de l’économie de l’attention dans la diffusion des contenus haineux, Laetitia Avia et Cédric O ont tout refusé en bloc. Cédric O a encore une fois fait part de sa crainte de s’attaquer trop frontalement à ce modèle économique, craignant les représailles des États-Unis. La démission politique est si complète qu’elle n’est même plus dissimulée.
De son côté, Madame Avia a enchaîné les mauvaises comparaisons (utilisant ainsi à mauvais escient le souvenir de Rosa Parks) pour expliquer que ce n’était pas à la victime de partir mais à l’endroit de changer. C’est oublier que l’endroit, en l’espèce la plateforme, est intrinsèquement biaisé, fondé sur la culture du buzz et la mise en avant justement de contenus « à clics ». Si l’on devait utiliser les mêmes métaphores que la rapporteure, on pourrait répondre qu’il ne paraît pas non plus judicieux de confiner les bourreaux et les victimes dans la même plateforme, surtout quand le directeur de la plateforme organise matériellement les combats. Et Mme Avia semble aussi oublier que, si l’intention de corriger les géants du Net est louable, ce sont bien les militant·es des libertés numériques qui s’y attellent, en utilisant notamment le RGPD pour déconstruire leur modèle toxique (voir nos plaintes collectives), et non elle, avec qui Facebook, Google et Twitter annoncent fièrement collaborer pour écrire la loi. Difficile de ne pas lire la position de Mme Avia et de M. O comme autre chose que la défense d’entreprises hégémoniques partageant leurs idéaux économiques et autoritaires.
Quoi qu’il en soit, les débats sur l’interopérabilité à l’Assemblée sont apparus comme la seule voie de sortie crédible pour les parlementaires qui prétendent vouloir lutter contre la haine en ligne. La véhémence des désaccords entre la majorité et ses adversaires (ou même certains de ses alliés) a marqué l’importance du sujet. De quoi nous laisser enthousiastes pour poursuivre ces efforts au Sénat en septembre.
Rappelons que le gouvernement a engagé la procédure accélérée sur ce texte, cela signifiant qu’il ne peut y avoir qu’une seule lecture du texte par chambre (avec intervention de la commission mixte paritaire si les deux chambres ne sont pas d’accord).
Alors que l’ensemble des acteurs du monde numérique (plateformes, associations, Conseil National du Numérique, journalistes…), accompagnés notamment par le Conseil national du barreau, ont souligné les dangers et l’absurdité de ce texte, Madame Laetitia Avia et le gouvernement continuent leur processus de destruction de l’Internet, tout en échouant à repousser avec sérieux les arguments qui leur sont opposés.