Finance et communs. Pour une réappropriation collective de la finance

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Forces, faiblesses et perspectives des monnaies locales en France

, par BLANC Jérôme, FARE Marie

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En ces temps de crise sanitaire où notre dépendance à des productions lointaines pour des biens essentiels a brusquement resurgi, les monnaies locales (ML) ont sans doute une carte à jouer, en tant que vecteurs d’économies ordinaires résilientes. La crise économique qui résulte de cette crise sanitaire engendre un risque élevé de défaillance de petits commerces et petits producteurs plus vulnérables que les grandes firmes, tandis qu’elle accroît les risques d’une crise financière affectant banques, euro et, par contrecoup, via une crise du crédit, l’ensemble de l’économie.

Face à cela, les ML suscitent un intérêt renouvelé compte tenu des finalités qu’elles portent tant d’un point de vue économique (stimulation de l’économie locale) que d’un point de vue écologique (priorité aux circuits courts et à des productions respectueuses de l’environnement), politique (appropriation démocratique de la monnaie), social (retisser des liens et de la confiance) ou symbolique (réflexion sur les modes de valorisation des richesses). De tels dispositifs ont émergé à partir de la fin des années 1990, principalement en Amérique du Nord, en Amérique latine (avec le cas emblématique du Palmas, au Brésil) et en Europe (avec notamment le cas du Chiemgauer en Bavière, du Bristol Pound en Angleterre ou de l’Eusko au Pays basque français). Les monnaies locales, créées et émises par des associations, circulent dans un réseau délimité par une contrainte d’adhésion et constitué par des acteurs de l’économie locale tendus vers les mêmes aspirations de transformation écologique et solidaire du territoire. Ce réseau se matérialise par la circulation de moyens de paiement émis par conversion de monnaie nationale, à parité (par exemple, un euro = une unité de monnaie locale). Cette contrepartie de l’émission de monnaie locale est généralement déposée sur un compte relevant de la finance solidaire et permet de reconvertir les unités de monnaie locale en euros sur demande des professionnels.

Le Brixton Pound est une monnaie alternative britannique qui favorise les circuits locaux et soutient la création de communautés locales éthiques.

Ces projets s’inscrivent dans une dynamique plus large d’initiatives citoyennes locales qui s’emparent des outils économiques et les mettent au service d’objectifs de bien commun. Quel bilan tirer de ces initiatives monétaires ? Quels sont leurs potentiels, forces et faiblesses ? À quelles conditions peuvent-elles constituer des outils de transition et de résilience territoriale ? Nous reviendrons dans une première partie sur un état des lieux des ML après dix ans de développement à partir d’une enquête menée en France entre novembre 2019 et janvier 2020 (Blanc et al., 2020). Sa réalisation a bénéficié de l’appui des deux réseaux qui structurent le champ : le Mouvement SOL et le Réseau des Monnaies locales complémentaires et citoyennes (MLCC). Elle montre que l’essaimage important de ces expériences butte sur plusieurs obstacles qui restent à lever, ce que nous identifierons dans une deuxième partie, afin de faire émerger des perspectives et conditions de réussite pour renforcer le rôle des ML comme outil de transition et de résilience territoriale.

Les ML, quel bilan après plus de dix ans de développement ?

Depuis 2010, pas moins de 91 ML ont été mises en circulation et, fin 2019, 82 étaient en fonction. Cette dynamique est exceptionnelle et n’a d’équivalent qu’au Brésil (s’agissant du type précis de monnaie alternative dont il est question ici). 76,8 % d’entre elles ont répondu à l’enquête de 2019-20, ce qui a permis d’obtenir une bonne image globale de la situation à fin 2019. En complétant les informations fournies par l’enquête, on a estimé fin 2019 à 34 871 le nombre de particuliers et 9 614 le nombre de prestataires adhérents à ces dispositifs, avec une masse de monnaie en circulation équivalant à 4,4 millions d’euros pour l’ensemble des 82 ML. Sur les 63 associations de ML ayant répondu, ce n’est pas moins de 37,5 % des communes françaises qui sont potentiellement couvertes. La taille des ML est cependant très faible et hétérogène. En 2018, elles avaient une masse monétaire médiane de 17 945 euros, 231 adhérents usagers et 76 adhérents prestataires. Seul un petit nombre de ML a acquis une taille significative.

La plupart des ML sont d’abord mises en circulation sous forme de billets, dont les symboles font l’objet d’un moment important de réflexion et de participation citoyenne. Le numérique se développe néanmoins fortement, afin de compléter le papier par une solution facilitant à la fois des transactions de montants plus élevés et la conversion d’euros en monnaie locale via des virements automatiques réguliers. Le déploiement du numérique semble être une condition nécessaire pour que la masse monétaire et les échanges se développent substantiellement, bien que l’outil seul ne soit pas suffisant. Compte tenu des dynamiques actuelles, un tiers des ML devraient à terme circuler également sous forme numérique, principalement par applications sur smartphone.

Les ML sont émises et gérées par des associations, même dans les rares cas où elles sont issues des collectivités locales. Elles sont parfois organisées en fédération ou en groupes locaux pour couvrir des territoires plus larges. Les objectifs qu’elles déclarent le plus fréquemment sont ceux d’une résilience territoriale par le développement de circuits courts ainsi que le renforcement du pouvoir citoyen et de la démocratie locale. Ce sont des associations gouvernées démocratiquement moyennant des méthodes qui sont majoritairement celles du consensus ou du consentement. Leur budget est souvent minimal et ne permet pas de recruter des salarié·es : plus de la moitié déclarent un budget annuel inférieur à 10 000 €. Seul un tiers environ des associations de ML emploient un·e ou plusieurs salarié·es. Plus le budget est important, plus le nombre de salarié·es, mais aussi de stagiaires, services civiques et bénévoles est élevé. Quant au budget, son niveau dépend fortement des financements publics.

C’est ainsi que la capacité de l’association à se développer et faire circuler sa monnaie auprès d’un nombre important de particuliers et de professionnels est fortement dépendante des financements publics. Le rôle potentiel des monnaies locales dans la résilience territoriale semble donc subordonné à leur prise en compte active par les collectivités comme un outil de politique publique territoriale. Un tiers environ des associations sont cependant, soit sans lien, soit en conflit avec des collectivités locales. Les autres ont des liens très variables, rares étant les collectivités qui s’engagent non seulement dans un soutien financier pérenne des associations gestionnaires, mais également dans l’entrée dans le circuit monétaire par l’acceptation de paiements en ML pour certains services, voire dans l’usage de la ML pour régler certaines dépenses publiques. Or cet engagement est déterminant pour diversifier les usages possibles de la ML et faciliter sa circulation. Par ailleurs, des contraintes juridiques limitent encore actuellement les possibilités d’utilisation des ML par les pouvoirs publics. Si quasiment 90 % des ML répondantes entretiennent au moins une relation avec un autre acteur du territoire, ces partenariats sont encore peu variés. Ils sont majoritairement entretenus avec des initiatives s’inscrivant dans la transition ou avec des associations locales dans différents domaines (culture, agriculture bio, AMAP, habitat participatif, repair cafés, tiers-lieux, etc.). Une minorité d’associations de ML entretient des relations avec des chambres consulaires (CCI, CMA, CA) et des CRESS (Chambre Régionale de l’Économie Sociale et Solidaire). De même, dans le cadre du soutien des ML aux acteurs du territoire, on observe que seulement 8 ML sur les 65 répondantes déclarent allouer des ressources à des partenaires, tandis que 13 autres en ont le projet ou y réfléchissent.

La connexion des ML à la finance solidaire est réalisée en particulier au travers du placement de leur fonds de garantie auprès d’organismes de finance solidaire comme la Société financière de la NEF et le Crédit coopératif. Une convention signée en 2018 entre les deux grands réseaux de ML et la NEF conduit celle-ci à prêter au moins le double du fonds de garantie à des projets du territoire concerné.

La crise sanitaire s’est déclenchée peu après cette enquête. À cette occasion, certaines associations de ML ont développé des outils financiers spécifiques à destination de leurs utilisateur·rices. Parmi ces initiatives, la Gonette, ML de la métropole de Lyon, a proposé des prêts à taux zéro pour soutenir ses partenaires économiques. Dans le Puy-de-Dôme, la Doume a mis en place l’opération « Solidarité Pros » selon le même principe. Le professionnel intéressé devait envoyer à l’association un ou plusieurs chèques en euros dont le montant serait ensuite converti en doumes numériques et crédité sur son compte. Les chèques seraient encaissés plus tard, avec l’accord du bénéficiaire, selon l’échelonnement des remboursements qu’il souhaitait mettre en place. L’association Euskal moneta, dans le Pays basque, a proposé un système de bons d’achat solidaires en euskos. Elle a également développé des outils facilitant la mise en relation directe des producteur·rices et consommateur·rices du réseau de la monnaie Eusko pendant le confinement. Dans le même esprit, d’autres ML comme le Cairn, à Grenoble, ont utilisé la plateforme Petits commerces pour soutenir les artisan·es et commerçant·es du réseau : en achetant des bons d’achat auprès des professionnels inscrits sur la plateforme, les particuliers leur fournissent une avance de trésorerie, en attendant de consommer effectivement. Dans d’autres lieux, des collectivités ont eu recours aux monnaies locales en distribuant un pouvoir d’achat sous cette forme, dans le double but de soutenir des populations fragiles (lorsque seules celles-ci étaient ciblées) et de soutenir les commerces et producteurs locaux (qui réaliseraient des ventes en monnaie locale aux bénéficiaires de cette injection de revenus). Ces initiatives solidaires sont restées symboliques du fait de la faiblesse des montants mis en jeu (sauf dans certains cas en Belgique, par exemple). Elles soulignent néanmoins le rôle que les ML peuvent jouer dans le cadre de la transition, en tissant des liens de solidarité entre les acteurs sur leur territoire. Le renforcement des liens avec les acteurs socio-économiques du territoire pourrait également s’inscrire dans leur connexion plus étroite avec des politiques publiques locales de résilience et de transition via des partenariats plus forts avec les collectivités territoriales, avec par exemple le développement de la valorisation des écogestes ou encore le versement d’un revenu inconditionnel en partie en ML. [1]

Quelles perspectives ? Quelles conditions pour que les ML contribuent à la transition et la résilience territoriale ?

Si les monnaies locales ont connu un succès important en France depuis les années 2010 et si elles ont obtenu une reconnaissance officielle dans le cadre de la loi sur l’économie sociale et solidaire (2014), leur circulation est, sauf exception, restée confidentielle : le volume en circulation ne dépasse le million d’euros que dans un seul cas, lequel concentrait à lui seul plus du tiers de la masse monétaire totale des monnaies locales en France en 2019, et dont le poids relatif s’est encore accru depuis.

De manière générale, et donc nonobstant des cas particuliers plus ou moins impor-tants, sept grands facteurs peuvent être pointés pour expliquer ce manque de portée des monnaies locales au bout de dix ans de déploiement en France : (1) la faiblesse des ressources des associations émettrices, qui engendre un manque de travail salarié apte à entretenir et développer le réseau d’utilisateur·rices et la circulation monétaire ; (2) la faiblesse de leurs interactions avec les acteurs du territoire, au-delà de l’adhésion d’entreprises, d’associations et parfois de collectivités, celles-ci ayant alors un rôle de soutien symbolique plus qu’effectif ; (3) s’ajoute à cela une difficulté dans la définition des territoires de circulation, qui sont davantage construits en fonction d’opportunités de développement que d’un travail actif de diversification des activités économiques ; (4) le faible développement des formes numériques de monnaies locales aux côtés du papier ; (5) la difficulté à développer des dispositifs de financement aptes à soutenir le tissu économique vertueux local ; (6) on peut y ajouter la contrainte d’émission par conversion préalable de fonds en euros, qui à la fois garantit la valeur de la monnaie locale aux yeux des acteurs et limite son émission ; (7) enfin, et de manière transversale, les monnaies locales ne sont quasiment jamais perçues et mises en œuvre comme des projets aptes à porter ou accompagner une transformation du territoire par la multitude des acteurs réunis autour d’une telle perspective : ce sont des outils sous-utilisés, qui ne sont pas pris pour des éléments d’une infrastructure territoriale porteuse de transition.

À cet égard, des évolutions importantes seraient nécessaires pour que des monnaies locales solides émergent et contribuent efficacement à la transition écologique de leur territoire. Certaines sont déjà fortement engagées et produisent des effets significatifs, comme la présence de formes numériques de monnaies locales qui, en facilitant la conversion d’euros (par exemple via des virements mensuels), démultiplient les transactions et facilitent les transactions interentreprises. D’autres produisent des effets insuffisants, comme la convention qui lie la Société financière de la NEF aux réseaux de monnaies locales depuis 2018, et par laquelle la NEF s’engage à affecter des prêts à des projets du territoire à hauteur du double du montant du fonds de garantie déposé par les associations de monnaies locales. D’autres encore ne peuvent être évaluées sans recul, comme le développement des engagements de collectivités à utiliser la monnaie locale en paiement de certaines dépenses, à la suite de la commune de Bayonne, qui en 2018 a obtenu un accord de l’État pour que de tels paiements soient possibles, mais à la condition que l’association émettrice soit mandatée par les destinataires (élus, salariés, fournisseurs, associations bénéficiaires de subventions) pour le faire à leur place.

Pour contribuer efficacement à la transition écologique des territoires, deux mutations importantes sont nécessaires. La première, susceptible d’engager toutes les autres, consiste à mettre ensemble et équilibrer la dynamique citoyenne d’émergence par le bas de ces initiatives et l’implication des collectivités locales. Elles pourraient alors devenir les outils d’un développement territorial participatif où, à l’instar des Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), [2] les acteurs se rassemblent autour d’un projet partagé et impliquant les collectivités locales, à égale distance de dispositifs descendants dont les attendus et l’ingénierie échappent aux acteurs territoriaux et de dispositifs qui restent confidentiels car trop protégés par les groupes citoyens dont ils émanent. Ces projets monétaires locaux peuvent alors devenir des communs monétaires, engendrant un approfondissement démocratique. On peut attendre beaucoup de l’apparition de tels communs monétaires territoriaux, dans la mesure où cela consiste à faire émerger une infrastructure monétaire territorialisée susceptible de soutenir la transformation écologique et sociale des économies locales en mobilisant un grand nombre d’acteurs du territoire. Une incidence de cette première mutation est l’implication directe et active des collectivités dans le projet de monnaie locale, se traduisant par un rôle nouveau de bouclage du circuit monétaire : les collectivités, sans nécessité que l’organisation émettrice soit mandatée pour cela, recevraient des paiements en monnaie locale et, surtout, injecteraient de la monnaie locale dans le territoire via, en particulier, des soutiens financiers à des projets locaux compatibles avec la transition écologique.

Dans ce but, cependant, une deuxième mutation est nécessaire : les monnaies locales doivent être branchées sur un circuit de financement d’investissements de transition et ne plus être confinées aux seuls paiements de transactions de particuliers à professionnels et entre professionnels. [3] C’est ainsi que les monnaies locales devraient pouvoir être employées comme outils de soutien à l’investissement écologique local. Une possibilité consiste à les utiliser sous forme de subvention proportionnelle aux avantages écologiques estimés de l’investissement, autrement dit, par exemple dans une perspective climatique, en fonction d’un équivalent monétaire de l’émission de gaz à effets de serre que l’investissement permet d’éviter. La monnaie locale ainsi injectée non seulement rétribuerait l’effort écologique des investissements réalisés, mais circulerait dans un second temps au sein du territoire, de sorte qu’elle renforcerait le tissu économique local, en permettant le développement d’une économie de proximité plus résiliente parce que plus étoffée. Au bout de cette proposition, la monnaie locale peut être émise sans contrepartie en euros, dès lors qu’est introduit dans le système monétaire le principe d’émission en contrepartie de la valeur sociale du carbone évité.

L’enquête sur laquelle s’appuie ce texte a fourni une première photographie des ML françaises à fin 2019. Elle montre les moyens par lesquels ces associations travaillent à la résilience des territoires par leur soutien au développement des petites économies locales et des circuits courts. Elle montre également que le chemin pour y parvenir est long, et qu’elles doivent pour cela être appuyées par des collectivités dont les politiques s’orienteraient également vers ces objectifs. Cela suppose qu’elles soient placées au cœur de projets territoriaux de transition écologique, trouvant leur place d’infrastructure territorialisée dans une économie plus décentralisée et appuyée sur l’implication collective des acteurs dans la définition et dans la gestion de ces projets. Les crises actuelles pourraient faciliter la prise de conscience de cette nécessité de territoires résilients.

RÉFÉRENCES

  • Blanc, Jérôme. 2018. Les monnaies alternatives, Paris, La Découverte (Repères, 715).
  • Blanc, Jérôme. 2020. « Politiques territoriales de résilience et de transition écologique : la piste des monnaies locales », Note Terra Nova, 17 juin 2020.
  • Blanc, Jérôme ; Fare, Marie et Lafuente-Sampietro, Oriane. 2020. « Les monnaies locales en France : un bilan de l’enquête nationale 2019-20 ». Lyon : Triangle UMR 5206. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02535862.
  • Fare, Marie. 2016. Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société, Paris, Editions Charles Léopold Mayer – Institut Veblen pour les réformes économiques.

Notes

[1Ces propositions sont développées dans Fare (2016).

[2Reconnus en droit français depuis la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014, les PTCE sont des groupements d’acteurs (collectivités locales, entreprises, associations...), ancrés sur un territoire et visant à développer des projets fondés sur la coopération et la mutualisation

[3Cette proposition est développée dans Blanc (2020)

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Jérôme Blanc est économiste à Sciences Po Lyon. Ses travaux portent sur la monnaie, la pluralité de ses formes et de ses usages, qu’il aborde principalement d’un point de vue socio-économique et d’histoire des idées.
Marie Fare est économiste à l’Université Lyon 2. Ses travaux se concentrent sur la pluralité monétaire analysée au regard des enjeux de développement territorial et de transition socio-écologique