Fidel Castro : une vie - et une mort - dans leurs contextes

, par NACLA , PEREZ Louis A.

Fidel Castro symbolisait l’authenticité des aspirations de souveraineté et d’auto-détermination historiques cubaines.

Parmi la multitude des dizaines de milliers de partisans qui ont congratulé le nouveau Président Franklin Roosevelt réélu en novembre 1940 se trouvait un garçon de 12 ans écrivant dans un anglais hésitant. « J’aime écouter la radio », écrivait-il , « et je suis très content parce que j’y entends que vous allez être Président pour une nouvelle période  ». La lettre était envoyée depuis le Collège de Dolores, l’internat jésuite de Santiago de Cuba. L’auteur était Fidel Castro Ruz, et il ajouta une requête à ses félicitations. « Si vous voulez  » demanda-t-il au Président Roosevelt, « me donner un billet vert américain de dix dollars parce que… je n’ai jamais vu de billet de dix dollars américain et j’aimerais en avoir un. »

Peut-on imaginer que, si Fidel Castro âgé de 12 ans avait reçu un « billet vert américain de dix dollars », l’histoire aurait été différente ? Probablement pas – mais, à y réfléchir, c’est une option intéressante à considérer.

D’un autre côté, des dénouements non moins plausibles ont été échafaudés dans l’histoire attribuée à Fidel Castro. Ô combien improbable était une révolution d’une ampleur et d’une profondeur sans commune mesure dans un pays qui, avant janvier 1959, était considéré – quand on y pense – comme à peine plus qu’un état-client, un terrain de jeu américain : un lieu à la moralité permissive et débridée ; de prostituées, de proxénètes et de pornographie ; de bars et de maisons closes ; de casinos et de cabarets ; dans un pays où les États-Unis, selon l’ancien Ambassadeur du pays sur l’île, Earl E. T. Smith, « étaient tellement influents à Cuba que… l’Ambassadeur américain était le deuxième homme le plus important à Cuba ; parfois même plus important que le Président. »

Que le gouvernement de Fidel Castro ait expulsé les États-Unis, nationalisé des propriétés américaines et positionné Cuba aux côtés de l’Union soviétique – et aussi résisté à des décennies d’efforts américains pour changer le régime, y compris à une invasion armée, à des années d’opérations secrètes, à une multitude de tentatives d’assassinat et à 50 ans de sanctions cinglantes. Tellement improbable en effet…
C’est précisément cette invraisemblance qui tourmenta tant les États-Unis. Fidel Castro a jeté un voile noir sur la capacité des USA à faire preuve de sang-froid, un mauvais rêve qui ne se dissipera jamais.

Les notions de fierté nationale offensée, d’humiliation et d’embarras – toutes de l’ordre du ressenti émotionnel – attribuées directement à la personne de Fidel Castro, ont façonné l’état d’esprit avec lequel les USA ont modelé leur politique envers Cuba. Fidel devait être puni et la politique des USA envers Cuba était purement punitive : tous les Cubains seraient punis jusqu’à ce que soit réglé le cas Castro. Sa seule présence rappelait l’incapacité des États-Unis à obtenir un monde conforme à leurs propres souhaits, une situation rendue d’autant plus insupportable du fait que c’est un pays auquel les États-Unis avaient régulièrement imposé leur volonté. Les politiciens américains pouvaient à peine réprimer leur indignation. Cuba sous Castro se transforma en obsession et en curieuse pathologie américaine. La révolution cubaine, personnifiée et personnalisée par le personnage de Fidel Castro, défia les notions de bien-être national défendues depuis longtemps et bouleversa les notions dominantes d’un légitime ordre des choses. Fidel Castro devint une véritable bête noire pour les Américains.

Assurément, le nombre de tentatives d’assassinat orchestrées par les Américains contre Fidel Castro ne pouvait pas rendre la colère américaine plus personnelle. Il existe bien des façons d’exorciser des démons. Castro en était un. Il a été honni et calomnié, il fut considéré comme extravagant, mégalomaniaque, menaçant, anathème et fantôme, se prêtant à de mauvaises actions, un homme malfaisant avec qui les hommes respectables ne devaient pas avoir affaire. Fidel était extravagant, un homme au caractère abject tout à fait répréhensible, dépourvu de la plus infime crédibilité morale nécessaire pour négocier en toute bonne foi. En résumé, il était un homme maléfique avec qui les hommes respectables ne devaient pas traiter, il était si irrémédiablement méprisable que même être en sa compagnie semblait revenir à pactiser avec le diable et les perspectives de rapprochement apparaissaient comme un arrangement diabolique.

Fidel Castro était, à bien des égards, perçu au travers de sa confrontation avec les États-Unis. Son inflexible soutien à la volonté d’autodétermination du peuple cubain représentait un mandat historiquement défini et un héritage à honorer plutôt qu’une réelle validation de son aspiration morale au leadership. Faire face aux États-Unis sur la défense de la souveraineté nationale respectait la logique interne de l’histoire cubaine, un appel auquel des millions de Cubains répondraient sans faute, sans tenir compte des affinités politiques. C’est dans le roman Los muertos andan solos (1962) de Juan Arcocha, que l’intensité de ce moment de l’histoire cubaine est rapportée dans les pensées de la protagoniste, Esperanza. « Au début, quand Fidel a tenu tête aux Américains,  » commente le narrateur, « elle a aimé ça, parce qu’enfin, il y avait à Cuba un homme intègre qui ferait face vigoureusement et parlerait sévèrement aux Américains, » qui les tiendrait pour responsables…

Ce qui résonna en 1959 et dans les années qui suivirent c’est le véritable phénomène de la révolution cubaine, d’un peuple uni dans un but héroïque, pour affirmer le droit à l’auto-détermination et à la souveraineté nationale. Fidel Castro était le représentant le plus visible de ce peuple.

La révolution cubaine a triomphé plus largement car elle s’est aussi tenue en parallèle des mouvements de décolonisation en Afrique, au Moyen Orient, en Asie du Sud Est, dans les Caraïbes et en Amérique latine. Tenir tête aux États-Unis au nom de la souveraineté nationale et de l’auto-détermination propulsa Fidel sur la scène internationale, comme un symbole de puissance pour défendre l’intransigeance du Tiers Monde face à la domination du Premier Monde. Goliath a rencontré son David. Que les cubains puissent donner vie à leurs aspirations résonna autour du globe : Cuba en modèle, Cuba en exemple. La défaite de l’invasion américaine organisée dans la Baie des Cochons et la fierté des Cubains, représenta la première défaite de l’impérialisme dans les Amériques. La bravade cubaine se répercuta à travers l’Amérique latine.

Il est aussi nécessaire de ne pas se précipiter pour établir « l’héritage » de Fidel. Il serait bon en cette période de nécrologie de Fidel Castro, de la part de ses amis et de ses ennemis, de ceux qui voudraient porter le deuil ou célébrer sa mort, d’agir avec la plus grande prudence. Il faut résister à la tentation d’associer les complexités des résultats historiques avec la volonté d’un homme. La biographie de Castro n’est pas l’histoire de Cuba.

La vie de Fidel Castro était liée à un contexte. Les forces sociales qui se sont affrontées dans le climat catastrophique de 1959 s’étaient mises en place bien avant Fidel Castro. Ce qui ne signifie pas que la révolution cubaine était une issue inévitable, évidemment. Mais reconnaître que la révolution n’était pas inévitable ne veut pas dire qu’il n’existait pas de logique interne, on s’écarterait de la véritable histoire dont elle est issue.

Aussi important soit le rôle joué par Fidel Castro dans le cours de l’histoire cubaine, il faut insister sur le fait que le succès de son appel et la source de son autorité dépendaient bien plus du degré auquel il représentait l’authenticité des aspirations historiques cubaines. Fidel Castro était acteur, bien-sûr, mais il a aussi agi en réponse. Il a modelé l’histoire de son époque en se libérant de l’histoire qui l’avait façonné. Le sens de sa vie doit s’intégrer à cette histoire, comme elle a été vécue et apprise, comme les circonstances ont permis de se comprendre et de comprendre le monde dans son ensemble et ont servi à expliquer la raison de sa présence.

Associer les résultats obtenus par les programmes et la politique cubains de 50 années à la volonté d’un homme est facile. Ce n’est pas la vérité. Pire encore, c’est oublier les efforts de centaines de milliers d’autres hommes et femmes qui – avec mauvaise volonté ou bonnes intentions – ont joué un rôle important dans les décisions, les délibérations et se sont impliqués dans la cause qui a guidé l’histoire de Cuba durant les 50 dernières années. Le peuple cubain est amoureux de sa révolution. Ses espoirs étaient gonflés par les perspectives d’une vie meilleure, pas immédiatement pour lui-même mais peut-être pour ses enfants. Il a pleinement agi de manière désintéressée en oubliant les sacrifices, euphorique face aux nouvelles possibilités et aux nouvelles promesses mais surtout face aux perspectives d’un futur meilleur qui semblait à sa portée grâce à ses efforts. Le pouvoir, en résumé.

L’exercice de la souveraineté nationale et de l’autodétermination était le paradigme définissant comment le leadership de la révolution cubaine prenait en compte la logique de tout le reste. A cet égard, Fidel Castro était inflexible. De nombreux facteurs ont joué un rôle dans le maintien au pouvoir de Fidel Castro. Il est certain que le recours à la répression souvent avancé n’est pas sans fondement. Le système a en effet compté sur un dispositif de renseignement étendu et efficace. Il a agi avec des réflexes autoritaires et n’était ni lent ni réticent à utiliser la répression comme moyen de maintien du consensus interne.

Mais la répression seule ne peut suffire à expliquer l’endurance du gouvernement dans des circonstances extraordinaires, durant des années de grandes difficultés économiques, aggravé par 50 ans de pressions extérieures – active et passive, principalement de la part des États-Unis. Les antécédents de la révolution cubaine ont atteint un extrême au dix-neuvième siècle, précisément au moment où des hommes et des femmes à travers l’île ont pris conscience du concept de nationalité et de la connaissance du sens du mot nationalité. Pour un grand nombre d’hommes et de femmes, être Cubains était le destin. Aucune autre aspiration n’a autant modelé la création d’une sensibilité nationale cubaine que les idéaux de nation et de souveraineté nationale. C’est le préambule à la suprématie des intérêts cubains et la principale raison d’être de la patria, une profonde reconnaissance du besoin de redonner le pouvoir à Cuba et de réorganiser l’objectif de pouvoir pour le compte des affaires cubaines principalement comme une affirmation des droits des Cubains à Cuba. Personne n’a autant et aussi fortement exprimé ces sentiments que Fidel Castro.

La résonance globale de la raison d’être cubaine était conjoncturelle, représentant une époque où la détermination d’un peuple vivant sur une petite île des Caraïbes a été un symbole d’espoir pour des peuples vivants sur des continents lointains. L’héritage de Fidel Castro ? L’exemple du peuple cubain…