Le défi d’être une femme autochtone au Guatemala

Femmes transformant le monde

, par CIDES

« Mujeres transformando el mundo » (Femmes transformant le monde), « Actoras de Cambio » (Actrices de changement) sont des noms d’associations de femmes guatémaltèques, symboles de la place émergente des femmes et de leur volonté de faire changer les choses.
Les luttes des femmes guatémaltèques sont au croisement de mouvements divers : l’émergence d’une valorisation de leur appartenance ethnique chez les peuples autochtones, la lutte pour la restitution des terres et contre l’impunité, mais aussi la conscience d’une identité propre en tant que femmes autochtones, certaines allant jusqu’à partager les revendications féministes, lesquelles sont surtout présentes chez les « Ladinas ».

La « grande révolte indienne »

Cette formule [1] désigne la montée en puissance des questions culturelles, identitaires et religieuses au sein des populations autochtones ; au-delà des différences liées aux réalités des divers pays, la seconde moitié du XXème siècle voit l’émergence sur tout le continent américain de revendications d’abord sociales, souvent liées à l’accès à la terre, puis culturelles et identitaires en réaction contre les diverses politiques étatiques (racisme et quasi-apartheid aussi bien que politiques d’assimilation censées résoudre le « problème indien »). Au Guatemala, les peuples autochtones ont maintenu leur culture communautaire et une forte conscience de l’identité ethnique malgré plus de quatre siècles de colonisation et se sont renforcés en résistant aux tentatives d’inclusion des Autochtones dans l’économie « moderne » à la fin du XIXème siècle [2]. La guerre civile donne à cette émergence une tonalité particulièrement dramatique, puisque c’est en raison de leur autochtonie que les populations mayas sont les principales cibles de la répression et des massacres étatiques.

Devise de l’association ASIMAN
"Ils ont volé nos fruits, ils ont coupé nos branches, ils ont brûlé notre tronc, mais ils ne pourront pas tuer nos racines." Photo C. Gambier.

L’émergence des peuples autochtones comme acteurs politiques se cristallise en 1992 par des manifestations dans toute l’Amérique contre la célébration de la « Découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb, parallèlement au Sommet de la Terre à Rio : la défense de la biodiversité rencontre la défense de la diversité culturelle, et la spoliation des terres par les colonisateurs s’inscrit dans le contexte général de la surexploitation des ressources naturelles.

La commémoration de 1492 renforce partout la prise de conscience de la colonisation comme expérience partagée parmi les peuples autochtones d’Abya Yala (continent américain) et d’un continuum de la violence et des discriminations ; au Guatemala, les violences ouvertement racistes de la guerre civile trouvent leur racine dans la violence de l’invasion espagnole et des politiques coloniales. Et les combats particuliers des exilé·es pour récupérer leurs terres à la fin du conflit ont pour arrière-plan les confiscations séculaires des terres mayas au profit des haciendas pendant la période coloniale, puis des cultures industrielles à partir du XIXème siècle.

L’attribution en 1992 du prix Nobel de la paix à Rigoberta Menchu, dont l’autobiographie a eu un retentissement mondial, est un symbole très fort de cette nouvelle visibilité des peuples autochtones, et particulièrement des femmes autochtones. [2] Les Nations unies déclareront la décennie 1994-2004 celle pour les populations autochtones, renouvelée en 2005-2014 pour marquer la deuxième décennie, pour enfin déclarer la décennie 2022-2032 celle pour les langues autochtones.

Les impacts de la guerre civile : exil et « empowerment » [3] des femmes

Contrairement aux guerres traditionnelles où les victimes étaient principalement des hommes combattants, la guerre civile a fait des femmes, autochtones en particulier, la cible de violences spécifiques, en tant que femmes, mères et membres d’un peuple autochtone..

Beaucoup ont dû se réfugier dans les pays voisins et cet exil, expérience inédite pour des femmes qui n’avaient jamais quitté leur village et leur communauté, a pu leur permettre une prise de conscience, la découverte d’autres réalités, y compris la rencontre avec d’autres Mayas de groupes ethniques différents, ainsi que des mouvements militants notamment du Mexique.

Mais la guerre a aussi eu des conséquences à long terme : pour toutes, la répartition traditionnelle des tâches a été bouleversée par l’absence des hommes, combattants, prisonniers ou tués, et les femmes ont été amenées à prendre des responsabilités nouvelles, à assumer seules la survie et la cohésion de la famille.
Le retour des femmes exilées a été l’occasion de multiples combats : la recherche des disparu·es, la lutte pour récupérer leurs terres (d’autant plus difficile pour celles dont le mari a été déclaré « disparu »), la difficile réintégration dans leur communauté pour celles qui ont été victimes de viols.

Au nombre des hommes tués pendant la guerre civile s’ajoute désormais le grand nombre d’hommes qui ont émigré (légalement ou non) aux États-Unis. Cette forte émigration joue un rôle considérable dans l’économie du pays, puisque l’argent envoyé (remesas) par les émigrés est la première source de revenus extérieure (devant les exportations de café, bananes, huile de palme) et son montant est égal aux trois quarts du budget annuel du pays.
L’absence de longue durée des hommes place les femmes dans une position de responsabilité, éloignée de leur place traditionnelle ; responsabilité quotidienne dans le cadre familial, mais aussi dans le domaine économique, communautaire, voire, plus rarement, politique.

Ayant été attaquées par les forces armées et paramilitaires dans leur identité de femmes et d’autochtones, elles se raccrochent à la défense de cette identité, notamment à travers le port du huipil et du corte (blouses et jupes traditionnelles tissées) (beaucoup plus répandu chez les femmes que chez les hommes) et le respect des coutumes et pratiques mayas. Mais elles sont aussi présentes dans de multiples associations recouvrant différents domaines.

Entre défense des valeurs culturelles et émancipation

On compte un très grand nombre de coopératives (tissage, production de chocolat, café, ou plantes et recettes traditionnelles, etc.) parfois soutenues par des organismes de solidarité internationale, tels que le CCFD-Terre solidaire [4], où des femmes trouvent à la fois une source de revenus et donc une autonomie financière, mais aussi une émancipation par la prise de responsabilités. Elles sont également présentes dans des organisations plus importantes, telles que le CCDA, Comité Campesino Del Altiplano, (Comité paysan de l’Altiplano) fondé en 1981, qui lutte pour l’accès à la terre, la défense du territoire, le travail digne et la justice agraire. [5]

Les femmes sont largement présentes dans les diverses luttes des communautés autochtones contre des projets miniers ou hydro-électriques. Le rapport à la terre (madre tierra) et au territoire, qui est au cœur des valeurs et pratiques autochtones, entre ainsi en résonance avec les mouvements écologistes et la remise en cause de l’extractivisme comme modèle de développement.

Le combat familial pour la recherche des disparu·es, avec la volonté d’offrir aux mort·es une sépulture digne et conforme aux valeurs et pratiques, prend aussi une dimension politique de lutte pour la justice et contre l’impunité. C’est notamment le cas de la CONAVIGUA (Coordination des veuves du Guatemala) [6], créée par des femmes réfugiées au Mexique qui a participé aux discussions du processus de paix, ou de l’Alianza Rompiendo el Silencio y la Impunidad, (Alliance contre le silence et l’impunité) qui lutte pour faire condamner les responsables des exactions de la guerre civile. D’autre part, les revendications autochtones, tout en renversant le stigma colonial, remettent aussi en question les prétentions d’égalité universelle des valeurs libérales qui sont loin de se concrétiser pour les peuples autochtones, qui demeurent encore largement marginalisés dans la société.

Jusqu’au début des années 1990, les mouvements féministes se sont développés uniquement chez les « Ladinas », femmes métisses plus urbaines et éduquées ; les revendications de femmes mayas étant essentiellement centrées sur la défense d’une identité ethnique et les problèmes spécifiques de leur communauté (accès à la terre, séquelles de la guerre civile). Un véritable fossé, allant de l’ignorance au racisme, existe encore souvent entre les deux groupes.

En 1994, la création du Secteur des femmes (30 groupes de femmes métisses et autochtones) a permis l’intégration des besoins et intérêts des femmes dans la négociation des Accords de paix. Le Forum national de la femme a pu recueillir les voix d’environ 25 000 femmes à travers le pays, dont les propositions ont été intégrées à la « Politique nationale de promotion et de développement intégral des femmes guatémaltèques ».

Si des avancées ont eu lieu au début du XXIème siècle (avec les lois contre les violences faites aux femmes), entre 2012 et 2015, les positions conservatrices se sont renforcées et le cadre institutionnel en faveur des femmes a été affaibli. [7]

En 2007 et 2011, Rigoberta Menchu s’est présentée aux élections présidentielles. C’était la première fois qu’une Guatémaltèque maya était candidate. Elle a fondé le parti WINAQ — « peuple » en quiché — qui réunit plusieurs mouvements mayas du Guatemala. Bien qu’elle soit éliminée au premier tour, son engagement politique inspire d’autres femmes autochtones qui candidatent aux élections de 2019. Mais l’investissement dans le domaine de la politique partisane reste limité ; la participation des populations autochtones aux élections est d’ailleurs assez faible et l’État ne fait rien pour la favoriser (éloignement des bureaux de vote, prédominance de la langue espagnole…).
Parallèlement aux revendications économiques ou politiques, des associations investissent le domaine artistique pour aider les femmes à surmonter les séquelles des violences subies (pendant la guerre civile ou au quotidien) afin de « passer du statut de victimes à celui d’actrices ». Le projet de l’association Actoras de Cambio, créée par la Française Amandine Fulchiron, est d’utiliser l’art corporel et le théâtre pour aider les femmes victimes de violence à « guérir, récupérer et reconstruire leur vie en toute liberté » et tenter de faire évoluer les mentalités sur la question des violences faites aux femmes. [8]

Le difficile combat des « défenseures communautaires »

Plusieurs mouvements se consacrent à l’accompagnement des femmes dans la défense de leurs droits, notamment le MMITZ – Movimiento de Mujeres Indigenas Tz’ununija’ (Mouvement des femmes indigènes Tz‘ununija ‘), regroupant des femmes autochtones mayas, garifunas et xinkas, qui se définissent alternativement comme « defensoras comunitarias » (défenseures communautaires ou défenseures des droits humains).

« Devenir « défenseure » au sein du MMITZ implique un travail politique de relecture des violences subies, générant de ce fait une prise de conscience du poids de l’imbrication des systèmes d’oppression raciste et sexiste dans leurs expériences individuelles. De plus, il s’agit de proposer des modes d’action collective, basés sur la solidarité entre femmes autochtones, et une identification commune. Des séances de « sanación » (guérison) permettent aux femmes de partager émotions et expériences individuelles de violence. Cela passe aussi par une réhabilitation d’une histoire spécifique à chaque peuple, qui révèle les oppressions subies et raconte les résistances passées, notamment celles liées à leur vision du monde (cosmovision), et les relations fondées sur les savoirs et les récits transmis par les femmes. » [9]

Les défenseur·es des droits sont régulièrement victimes de multiples attaques (494 recensées en 2019) : diffamation, plaintes judiciaires non fondées, arrestations arbitraires, actes de torture et même assassinats (13 hommes et 2 femmes en 2019) [10].

Par exemple, l’un des avocats des victimes de l’incendie du Foyer Hogar Seguro a reçu plus de trente menaces en deux ans, liées à son travail de défenseur des droits humains et à son rôle dans le procès Molina Thiessen (crimes commis par l’armée pendant la guerre civile : disparition d’un jeune homme, enlèvement et torture de sa sœur). [11]

Les femmes défenseures communautaires sont de surcroît régulièrement en butte à des intimidations, à des injures sexistes et racistes de la part des policiers et des fonctionnaires du système de justice, mais souvent aussi à une stigmatisation au sein de leur propre communauté, du fait qu’elles sortent de leur place traditionnelle.

Des associations étrangères interviennent depuis plusieurs décennies à leurs côtés dans le cadre des projets d’accompagnement international. Très actifs en 1993, ces projets avaient pour but d’accompagner les « retornados », soit les exilé·es se réinstallant sur le territoire guatémaltèque, à la fois par une présence physique dissuasive et par un soutien moral aux luttes des défenseur·es des droits humains. Ils ont joué un rôle important dans la lutte contre l’impunité et les campagnes internationales de soutien. Ces accompagnements sont notamment assurés par le Collectif Guatemala [12], le Projet Accompagnement Québec-Guatemala [13], ou PBI (Peace Brigades Internationales) [14] et sont fédérés au sein du programme ACOGUATE (Accompagnement du Guatemala), créé en 2000 et formé de 11 comités d’Europe et d’Amérique du Nord.

Paradoxes et convergences

La situation des femmes autochtones au Guatemala présente de nombreux paradoxes. Si des avancées ont eu lieu –du moins officiellement, avec l’adoption d’une Constitution qui reconnaît l’égalité de tou·tes les citoyen·nes-, les femmes mayas restent doublement discriminées au quotidien, en tant que femmes et en tant qu’ « autochtones ».

Travaillant généralement dans le secteur informel, ou pratiquant une culture vivrière dans des zones peu fertiles, elles sont les premières victimes des diverses catastrophes naturelles qui frappent le pays (éruptions volcaniques, cyclones, pandémies, etc.), et principales victimes des inégalités d’accès à l’éducation et à la santé. Encore marquées, pour les plus âgées, par les horreurs de la guerre civile, elles sont en butte à de multiples violences sexistes, ainsi qu’à un racisme omniprésent. Mais elles font preuve d’une volonté et d’une résistance remarquables, à la fois pour défendre leur identité et revendiquer leurs droits.

La défense de l’identité maya est symbolisée notamment par le port des vêtements traditionnels (très répandu chez les femmes, alors que la plupart des hommes portent les vêtements dits occidentaux). On pourrait y voir un signe de soumission à un système profondément patriarcal, la femme « gardienne » des traditions étant trop souvent synonyme de « prisonnière » des traditions ; mais c’est aussi la marque du choix, non d’une émancipation individuelle par rupture avec leur communauté, mais d’une lutte au nom de cette communauté.

Ancrés dans la dynamique d’une nouvelle fierté autochtone après des siècles de mépris colonial, leurs combats entrent en résonance avec les préoccupations mondiales liées au changement climatique et aux ravages de l’extractivisme, qui donnent une nouvelle légitimité à leur cosmovision marquée une approche relationnelle entre les êtres humains et non humains, soit une « vision du monde basée sur la relation harmonieuse de tous les éléments de l’univers, dans lequel l’être humain est seulement un élément de plus » [15].

Tout le défi consiste à articuler le respect des cultures autochtones, l’aspiration des peuples autochtones à bénéficier de meilleures conditions de vie (accès à la terre, santé, éducation, énergie, protection sociale, etc.) et une véritable égalité entre les femmes et les hommes.