Fearless Cities. Relever les défis d’un réseau municipaliste international

, par Mouvements

Le réseau Fearless Cities, initié depuis quelques années par la ville de Barcelone, défend une ambition municipaliste qui présente l’originalité d’être portée par des équipes municipales en place en lien avec des mouvements sociaux locaux et de se situer immédiatement à une échelle internationale. Le plaidoyer de ce réseau pour une rupture avec l’orientation néolibérale des politiques locales permet de saisir une forme de « révolte institutionnelle » tentant de réarticuler les échelles globales/locales et intérieur/extérieur des institutions locales. Mouvements propose ici de laisser la parole à des soutiens actifs de ce réseau, qui en décrivent l’origine, l’organisation concrète et les ambitions, portant à la fois sur la conduite d’une lutte internationale commune et la capacitation des coalitions militantes dans chaque ville.

Le mouvement municipaliste naissant a connu une croissance remarquable au cours des dernières années, s’étendant à des endroits aussi divers que Messine (Italie), Barcelone (Catalogne), Jackson (USA), Beyrouth (Liban) ou Rosario (Argentine). Souvent appelé le mouvement des « Villes sans peur » [Fearless Cities], cette expansion rapide du municipalisme à travers le monde a coexisté avec une tension interne, entre l’accent mis sur le local comme espace central du changement social et la nécessité d’intensifier les luttes communes et d’unir les efforts au niveau international.

L’idée d’un mouvement mondial des « Villes sans peur » est née au printemps 2017 lorsque Barcelone en Comú [Barcelone en commun] a décidé – après plus d’un an de conversations avec différents mouvements porteurs de plateformes revendicatives – d’accueillir le premier sommet municipaliste international. Cet événement incarnait l’idée selon laquelle le municipalisme doit être internationaliste s’il veut être capable d’atteindre son plein potentiel en tant que mouvement politique. Fermement ancrée dans les valeurs du féminisme et de la démocratie radicale, l’objectif fondamental de cet évènement était de rassembler des militant·es et des organisations engagé·es dans des pratiques municipalistes afin de partager expériences et débats tant sur les politiques publiques que sur les pratiques organisationnelles.

Bien que ce premier sommet des « Villes sans peur », auquel ont participé plus de 700 personnes du monde entier, ait été considéré comme un succès, il a également soulevé de nombreuses questions. L’une d’entre elles peut se formuler ainsi : pourquoi et comment développer et articuler le projet municipaliste à un niveau trans-local ? En particulier, faut-il que les mouvements revendicatifs de chaque ville, rassemblés à cette occasion, cherchent à intensifier leur action d’internationalisation ou au contraire la considèrent comme accessoire ? Ce débat s’est aussi décliné autour de discussions plus précises : les projets municipalistes sont-ils capables de s’étendre [au sens territorial du terme] sans perdre leur essence démocratique ? Les gouvernements municipalistes ont-ils pu changer la dynamique du pouvoir dans un contexte d’austérité et de faible autonomie locale formelle ? Les mouvements sociaux doivent-ils s’engager dans la politique électorale ou vont-ils y perdre leur dynamisme ? Les initiatives locales ont-elles réellement permis de s’attaquer aux problèmes mondiaux ? Les citoyen·nes ont-elles et ils été en mesure de répondre aux attentes du mouvement et de s’engager dans des formes plus radicales de démocratie, même au niveau local ?

L’année suivante, le mouvement, encore émergent, organise des réunions régionales décentralisées à New York, Varsovie, Bruxelles, Valparaiso et Naples. Ces rencontres ont suivi le même modèle, avec un programme construit autour de débats et de tables rondes ainsi que des conférences, des présentations et des ateliers pratiques visant non seulement à poursuivre les débats évoqués précédemment, mais aussi à renforcer les organisations participantes. Ces partages d’expériences et d’idées ont donné naissance à un début d’« espace mondial » d’échange et de débat dépassant la simple participation à ces événements au profit de coopérations futures dans le cadre d’une lutte commune. Cet espace n’est pas fictif, et s’appuie sur la multiplication concrète des rencontres. À chaque fois, des mouvements sociaux municipalistes locaux ont été impliqués dans l’organisation de l’événement.

En juillet 2018, le tout premier sommet municipaliste nord-américain a vu le jour, organisé par Movement Netlab, Cooperation Jackson et le Collaborative on Global Urbanism de l’Université de New York. Il a été explicitement inspiré par le premier sommet international Fearless Cities. Cet événement visait à catalyser « de nouvelles pistes de travail et des alliances plus profondes entre projets convergents » dans le mouvement municipaliste au Canada, au Mexique, dans la Grande Caraïbe et aux États-Unis, à travers un programme qui incluait des stratégies de participation pour la défense et le développement des « communs » [1]. Deux semaines auparavant, le sommet régional de Varsovie avait réuni des politicien·nes, des chercheur·ses et des militant·es d’Europe centrale et orientale autour de trois idées : le rôle du municipalisme dans la politique institutionnelle, les défis spécifiques du mouvement municipaliste en Europe centrale et orientale et l’importance fondamentale des politiques féministes dans ce mouvement. Il a été suivi d’un sommet latino-américain organisé cette fois-ci autour des thèmes des droits fondamentaux et de la production de la vie en commun : la santé, le logement et l’éducation, les droits indigènes, la culture, la mémoire, le patrimoine, l’identité, les arts traditionnels, la sécurité, la violence urbaine ou la participation politique. Un troisième sommet régional, parrainé par l’organisation napolitaine Massa Critica, s’est concentré sur la politique des soins en tant que question centrale et a offert un espace de discussion sur des sujets tels que l’écologie et la santé, les modèles alternatifs de développement urbain, la dette, le bien-être et les finances publiques, les villes sanctuaires ou le patrimoine. La dernière de ces réunions régionales a eu lieu en juin dernier (2019) dans la ville serbe de Belgrade. Organisé par Ne Davimo Beograd, l’événement a rassemblé des représentants de plateformes locales et de mouvements sociaux de toute l’Europe. Le programme a adopté le même modèle des discussions et ateliers que les rassemblements précédents, et il a offert aux participant·es l’occasion de discuter d’une grande variété de sujets, allant d’un échange d’expériences concernant les luttes locales pour les droits civils, politiques et économiques à une évaluation plus large des tendances communes affectant les acteur·rices politiques opérant à un niveau local.

Les rencontres des « Villes sans peur », toujours organisées conjointement avec les mouvements sociaux locaux [2], ont ainsi pu favoriser la consolidation d’un récit commun et donner au mouvement municipaliste une visibilité indispensable auprès du grand public. En outre, ces réunions ont également permis la diffusion de méthodologies de transformation fondées sur la démocratie radicale et les approches féministes, valables pour un large éventail de questions et centrées sur le rôle primordial des relations entre institutions, organisations municipalistes, mouvements sociaux et citoyen·nes ordinaires. Les nombreuses discussions qui ont eu lieu tout au long de ces événements ont mis en évidence la nécessité d’articuler la politique locale, en tant que lieu central d’action pour réaliser le changement politique prêché par le municipalisme, avec un mouvement mondial reliant les plateformes locales du monde entier. Ceci a soulevé à son tour des questions sur la manière dont les municipalités pourraient faire face aux défis mondiaux (tels que la montée de l’extrême droite, le changement climatique ou les migrations) sans perdre de vue les besoins pratiques de chaque région en raison de l’impact différent de ces défis à l’échelle locale.

Pour le comprendre, prenons l’exemple de l’évènement organisé à Belgrade en juin 2019. Les tables rondes y ont été particulièrement pertinentes pour aborder deux des questions fondamentales auxquelles est confronté le mouvement municipaliste en Europe : la nécessité d’articuler un réseau cohérent capable d’offrir une réponse commune à des problèmes communs et l’analyse du rôle central que la politique féministe devrait jouer dans ce mouvement. La première de ces tables rondes, intitulée « Le municipalisme : la nouvelle force de l’Europe », a offert un espace de discussion où les représentant·es de plusieurs plateformes ont échangé des idées sur le potentiel que le municipalisme offre comme alternative politique viable et sur sa capacité à aborder avec succès des questions telles que le populisme croissant, le nationalisme et l’extrémisme. Cette première table-ronde a été suivie d’une seconde sur la « féminisation de la politique », à travers laquelle les participant·es ont eu l’occasion de réfléchir aux différentes politiques et pratiques susceptibles d’apporter des changements structurels dans ce domaine. Ce débat était d’une large portée et a montré les similitudes entre les expériences et les défis rencontrés par chaque plateforme revendicative présente dans les réunions. Il a également esquissé le paysage du mouvement municipaliste européen : une analyse commune du contexte politique en Europe, les problèmes communs affectant tous les acteur·rices travaillant au niveau local, et le potentiel que le municipalisme offre comme alternative politique viable. Cette rencontre s’est conclue par un accord sur la nécessité d’unir les efforts pour mener à bien les tâches d’un projet de transformation qui nécessiterait un espace de coopération et de coordination internationales pour réussir le changement social, complémentaire de l’accent mis sur l’action locale en tant qu’unité d’action fondamentale.

Même si les discussions qui ont eu lieu à Belgrade ont servi, en quelque sorte, de moment de cristallisation de tous les efforts déployés pour le développement d’un réseau municipaliste international, le bilan ne peut qu’être modéré. En effet, pour l’instant, un tel réseau est loin d’être plus qu’un simple espace informel où l’on pose plus de questions qu’on ne trouve de réponses et où l’on discute plus que l’on prend des mesures efficaces. L’enjeu crucial de l’accès aux ressources et de la mise à disposition des outils d’action est donc au centre des discussions. Partant d’un ensemble d’outils, de projets et de ressources déjà existants, créés par les différentes plateformes et appliqués dans leurs domaines d’action respectifs, il a été convenu que la coopération internationale exigerait de mettre ces instruments en commun dans un environnement de travail partagé.

Il convient donc de ne pas sous-estimer les mesures prises en vue de la consolidation d’un mouvement municipaliste mondial. La série des rencontres « Villes sans peur » qui ont eu lieu depuis 2017 et le travail de coopération qui en a résulté ont, à juste titre, inspiré de nombreuses personnes qui cherchaient une nouvelle manière de faire de la politique, porteuse d’espoir. Dans le prolongement de cet événement, des représentant·es de différentes plateformes et organisations municipalistes actives à travers l’Europe ont tenu une série de réunions de travail afin d’explorer les possibilités offertes par le réseau naissant qui s’était développé au cours des mois précédents. Au cours des discussions, les membres de neuf organisations européennes – M129 (Madrid), Barcelone en Comú (Barcelone), Marea Atlántica (La Corogne), Massa Critica (Naples), Cambiamo Messina dal Basso (Messine), Commonspolis (France), Notre ville commune (Budapest), Ne Davimo Beograd (Belgrade) et Zagreb Je Nast (Zagreb) – ont eu l’occasion de partager leurs points de vue sur les objectifs et les buts qu’un tel réseau devrait avoir, ainsi que son potentiel pour leurs propres plateformes. En conséquence, une vue d’ensemble de ce que le réseau pourrait être et comment il fonctionnerait a été définie, et les prochaines étapes à suivre à court et à moyen termes ont été définies. Un échange de réflexions sur les caractéristiques et les objectifs généraux qu’un réseau municipaliste européen devrait avoir et sur les lignes de travail spécifiques qui pourraient être mises en œuvre à travers lui a ouvert un espace de discussion générale.

De Valparaiso à Naples, la bannière « Villes sans peur » sert désormais de forum pour celles et ceux qui voient la possibilité d’une politique transformatrice et libératrice émerger de nos villes et de nos villages. Une orientation commune a commencé à émerger de ces espaces : elle prône une action stratégique basée sur le potentiel transformateur de la proximité, de la démocratie et du féminisme, le souci d’affaiblir les frontières entre mouvements sociaux et institutions formelles, et un engagement pour l’expansion des « biens communs » et de la démocratie économique. Même si nous ne pouvons pas encore parler des « Villes sans peur » comme d’un réseau formalisé, se réunir sous son égide, même balbutiante, est une façon d’affirmer qu’une autre façon de s’organiser collectivement est possible. Le pari est que nos villes, par la vertu de la proximité qui les caractérise, nous offrent un point de départ privilégié pour entamer la transformation politique et sociale. Se rassembler sous ce nom, pour dire à voix haute que nous pouvons créer une façon de faire de la politique qui dépasse l’opposition, dont nous héritons, entre la croyance en l’intervention étatique et celle qui prône l’action de la « société civile », amène de nouvelles manières de gouverner nos vies en commun.

Lire l’article original sur le site de la revue Mouvements

Notes

[1Nous renvoyons, sur la place des « communs » dans les luttes urbaines, à l’article de Maité Juan dans le numéro 101 de Mouvements.

[2Signalons également l’engagement des organisations We Brussels pour la région de Bruxelles et du Centre-Ouest, et de Valparaíso Ciudadano et Ciudad Futura pour l’Amérique latine.

Commentaires

Cet article de la revue Mouvements a été écrit par Ana Mendez de Andes, Laura Roth, Alejandro Sánchez Rois et Natalija Simovic et traduit de l’anglais par Olivier Roueff.