Faire le sale boulot d’une économie mondialisée ?

Manjima Bhattacharjya

, par Infochange

 

La version originale de cet article a été publiée en anglais par InfoChange. Il a été traduit par Carole Dautriche, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

L’économie mondialisée basée sur la consommation ostentatoire requiert l’externalisation du travail domestique vers les femmes migrantes - les femmes originaires de Thaïlande, des Philippines, d’Éthiopie en Europe, les femmes issues des populations tribales en Inde. Les bas salaires et les conditions de travail caractérisées par l’exploitation sont des problèmes reconnus, mais qu’en est-il de la pratique de se délester du travail domestique sur une autre catégorie opprimée ?

Je pense souvent à une histoire poignante que j’ai vu dans une série de courts métrages mettant en scène divers personnes de toutes conditions sociales vivant dans la ville de l’amour, « Paris, je t’aime ». Une jeune maman se lève de bonne heure et laisse son bébé dans une chambre remplie de berceaux (une sorte de crèche) et, d’un regard désespéré, commence un long trajet en bus, en train et à pied pour enfin atteindre sa destination. Elle monte une volée de marches et se retrouve dans une maison cossue et calme à l’intérieur élégant. Une voix de femme provenant des renfoncements de la maison se fait entendre : « Vous êtes là ? » dit-elle – « Oui, Madame », répond-elle et, enfilant son tablier, elle se rend à la pouponnière pour prendre un autre bébé presque aussi jeune que le sien et entamer sa journée de travail.

L’ironie de ce genre d’histoire est indéniable. Il est déchirant de voir des femmes qui doivent laisser leurs enfants pour s’occuper de ceux des autres. Cependant, outre le poids énorme de la culpabilité dont il me charge, ce sujet m’intéresse également à cause des similitudes qu’il peut y avoir avec ma propre vie. Je laisse également mes enfants pour partir travailler (certes, je ne m’occupe pas d’autres enfants). Cependant, cette histoire est encore plus inquiétante que cela. Ce ne sont pas seulement des récits de ce type, mais un nombre croissant d’études au niveau mondial qui me mettent mal à l’aise face au problème du travail domestique. Car cette histoire parle d’une nouvelle catégorie de travailleurs - les « travailleurs domestiques » - qui commence à faire parler d’elle tout autour de la planète.

En l’an 2000, l’ouvrage précurseur de la sociologue Bridget Anderson intitulé Doing the dirty work (« Faire le sale boulot »)a soulevé des questions embarrassantes sur les dimensions sociales et raciales de l’emploi de « domestiques » au sein des pays occidentaux. Les entretiens conduits par Anderson auprès de travailleuses domestiques migrantes thaïlandaise, philippines et éthiopiennes illustrent une véritable « politique du travail domestique », c’est à dire la manière dont celui-ci a été externalisé vers une main d’oeuvre féminine migrante, un processus qui est de plus en plus « un marqueur de classe ». Le recours à des travailleurs domestiques permet de maintenir un certain statut et mode de vie de classe, dans le cadre d’une économie mondialisée basée sur une consommation et des modes de vie ostentatoires ayant besoin, voire même dépendant, des travailleurs domestiques pour la perpétuer. Les maisons urbaines de la haute bourgeoisie font étalage de nombreux trésors, tels que le cristal qui requiert un soin particulier pour l’époussetage, un nombre incalculable de chaussures, de robes de soie et de tenues de haute couture qui ont besoin d’être entretenues. Anderson souligne l’ironie de l’histoire : « Le travail domestique est vital et essentiel mais également dégradant et laissé à l’indifférence générale. » Qu’il s’agisse d’un phénomène très répandu, peut-être l’un des plus caractéristiques de ce siècle, c’est ce que montre le volume collectif Global Women : Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy (« Femmes globalisées : nounous, servantes et travailleuses sexuelles dans la nouvelle économie ») (Ehrenreich et Hochschild, 2004), qui explique à quel point de nombreux pays sous-développés sont économiquement dépendants de la migration des femmes pour les services à la personne, le travail domestique et sexuel.

En Inde également, alors que de systèmes de servitude ont historiquement toujours existé à cause des structures sociales féodales, un nouveau mouvement migratoire de jeunes femmes issues des zones tribales migrant vers les villes pour passer leur vie (littéralement) « dans »le travail domestique est devenu une caractéristique majeure du paysage social urbain. Il semble que le travail domestique soit devenu l’une de nos plus importantes catégories professionnelles après l’agriculture et le bâtiment. On compte plus de 100 millions de travailleurs domestiques, soit plus de 50 fois le nombre d’individus travaillant dans le secteur du logiciel informatique. Les bas salaires, l’exploitation au travail ainsi qu’une série de violations des droits ont conduit le personnel domestique à s’organiser dans plusieurs États. Depuis 1985, Le Mouvement national des travailleurs domestiques (National Domestic Workers Movement, NDWM) s’emploie à syndiquer les travailleurs domestiques à travers plusieurs États indiens afin de leur permettre de revendiquer la reconnaissance de leur travail et de leurs droits. Le NDWM dispose actuellement de 53 antennes dans 23 États. D’autres mouvements similaires ont conduit à l’élaboration du projet de loi de 2008 sur les travailleurs domestiques (réglementation du recrutement, conditions de travail, sécurité et assistance sociales) qui tente de prendre en compte les vulnérabilités du personnel domestique (en particulier les domestique logés chez l’employeur) et d’établir des dispositions visant non seulement à éviter l’exploitation mais également à consacrer juridiquement la responsabilité à la fois des employeurs et des employés. Ce projet de loi propose la formation d’un conseil tripartite regroupant des travailleurs domestiques, des employeurs et des agences de placement.

La législation du travail domestique (contrairement à d’autres types de professions sans statut) est devenue une préoccupation majeure à l’échelle mondiale. Au cours de sa 99e session, en juin 2010, le Bureau International du Travail (BIT-ILO) a mis à l’ordre du jour la question du travail décent pour les travailleurs domestiques, en vue d’adopter des standards internationaux dans ce domaine, éventuellement sous la forme d’une convention.

Une législation protectrice des droits des travailleurs domestiques est déjà présente depuis plusieurs années dans des pays comme l’Afrique du Sud, où il existe une culture historique de « madame » et sa « domestique ». Le mois dernier, le sénat et le gouverneur de New York ont voté la première loi aux États-Unis sur la protection des droits de plus de 200 000 travailleurs domestiques et personnes en charge des services à la personne à New York. Cette loi exemplaire s’applique aux heures supplémentaires, aux congés et traite du problème du harcèlement sexuel. « Ceux qui font ce travail méritent dignité et respect » affirme un membre de du Syndicat des travailleurs domestiques (Domestic Workers Union), fer de lance du mouvement, qui se prépare à faire pression pour que d’autres États adoptent une législation similaire.

Dans les pays tels que le Liban (où de nombreuses femmes travaillent comme aide domestique) et l’Indonésie (dont un grand nombre de femmes émigrent pour faire du travail domestique), des discussions sont en cours afin d’élaborer une législation suite à la publication par Human Rights Watch de rapports accablants sur les mauvais traitements infligés au travailleurs domestiques dans ces pays. Les décès de plusieurs travailleurs domestiques (principalement de jeunes Philippines et Népalaises) dans des circonstances troublantes, y compris des « suicides » et des chutes d’immeuble alors qu’elles tentaient d’échapper à leur employeur, ont conduit à la création au Liban d’une commission officielle impliquant la police, les ONG locales et internationales ainsi que les hauts fonctionnaires, dans le but de mettre en place des moyens de protection des droits de ces travailleurs domestiques migrants.

En Indonésie, la Commission parlementaire IX est en train d’élaborer un projet de loi sur la protection des employés de maison qui sera présenté au parlement cette année. Le gouvernement indonésien cherche également à établir un protocole d’accord avec les pays tels que la Malaisie ou le Koweït, où de nombreux Indonésiens sont employés comme travailleurs domestiques.

Les travailleurs domestiques sont indubitablement exposés à une série de vulnérabilités au vu du caractère unique de leur « lieu de travail », à cheval entre le domaine public et privé. Plusieurs rapports montrent qu’il existe un important réseau d’exploitation ciblant particulièrement les travailleurs domestiques migrants. On trouve des « agences de placement » au caractère douteux, se livrant à un trafic de jeunes femmes travaillant dans des conditions proches de l’esclavage. Les employeurs les maltraitent, les séquestrent, les exposent au harcèlement sexuel ou à des conditions de vie inhumaines. On ne peut ignorer ces réalités, et il ne fait aucun doute que des mécanismes doivent être mis en place afin de traiter ce problème.

En même temps, nous devons réfléchir en profondeur sur les questions qui touchent à l’existence même de ce type de travail. S’agit-il d’une tendance vouée à se pérenniser, un produit comme un autre des flux et des reflux de la mondialisation ? Peut-il disparaître progressivement à mesure que les sociétés deviendront plus autarciques et égalitaires ? Une étude examinant également le travail domestique du point de vue de la demande (Anderson et O’Connell Davidson, 2003) a mis en lumière, à travers des entretiens effectués avec des femmes employant des travailleurs domestiques à plein temps, que les femmes d’un certain milieu socio-économique recrutent des employés domestiques essentiellement pour pouvoir sortir et travailler. Cependant, la raison la plus importante est le besoin de faire garder les enfants en l’absence de tout dispositif public ou privé pour ce faire. Les féministes sont donc confrontés à un autre problème ardu : d’une part, les femmes devraient pouvoir sortir, travailler et mener une vie épanouissante, mais d’autre part, de quelles femmes parle-t-on ? Toutes, sûrement pas, car les femmes issues d’une certaine race, classe ou caste, doivent nous remplacer pour accomplir les tâches domestiques traditionnellement assignées au genre féminin. L’externalisation de ces tâches aide à occulter la question du partage des tâches, et par là à préserver un relation harmonieuse entre l’épouse et son mari ou d’autres membres du foyer. Une question embarrassante subsiste : quelle moralité y a-t-il à « refiler » le travail domestique à une autre catégorie opprimée ? En cherchant à donner de la visibilité au statut des travailleurs domestiques, ne risque-t-on pas d’occulter la question du statut (en termes de genre) du travail domestique ?

En revenir à la considération de ce travail domestique en lui-même, ainsi qu’à sa valorisation, quel que soit celui ou celle qui l’accomplit (employés domestiques, femmes au foyer, homme ou femme de toute nationalité) est également essentiel pour atteindre l’objectif général : attribuer au travail domestique et au travail de soin ou de service à la personne la reconnaissance et la valeur qu’ils méritent. Légiférer est une bonne chose, mais un projet de loi peut-il assurer dignité et respect ? Pourra-t-il étendre sa portée législative à d’autres activités de soin et à ceux ou celles qui effectuent ce type d’activité, telles les femmes au foyer. Comment leur travail est-il reconnu ?

Le fait de ne pas considérer cet « arrangement domestique » ainsi que l’existence des travailleurs domestiques en tant que catégorie professionnelle comme une évidence acquise nous permettra également d’exercer et de maintenir la pression sur l’État et les entreprises pour que la valeur de cette activité soit reconnue, et pour soutenir les femmes et les hommes qui l’accomplissent par la conception et la mise en place de politiques allant dans ce sens (création de crèches, législation et politiques de la maternité, mesures pour les femmes actives et les systèmes de soutien à la garde des enfants). Légiférer sur le statut des travailleurs domestiques ne doit en aucun cas signifier faire preuve de complaisance sur tous ces fronts.

Réinventer le travail domestique peut nous permettre d’imaginer une relation différent entre « l’employeur » et l’« employé » (selon moi, une simple relation d’employeur-employé est intenable, tout comme une relation purement familiale patron-client est injuste) dans le cas où le système d’externalisation perdurerait. La série de bande dessinée populaire Madam and Eve immortalise la relation conflictuelle, quoiqu’aimable, entre Madam, une bourgeoise blanche sud-africaine typique (dont la résolution de nouvel an est d’apprendre la différence entre une machine à laver et un lave-vaisselle) et Eve Sisulu, son aide-ménagère (qui se nomme elle-même « assistante d’entretien domestique » et fait constamment pression pour obtenir une augmentation de salaire). Cette BD culte est lue quotidiennement par plus de 4 millions de personnes et traite du changement des relations entre races et entre « madame » et domestique dans l’Afrique du Sud post-apartheid. Outre le fait qu’elle nous livre un nouveau regard sur cette relation difficile, elle nous permet de formuler les failles qu’il peut y avoir dans cette relation, mais également de nous faire sourire.

Références 
 :
Anderson, Bridget (2000), Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, Zed Books, London.
Ehrenreich, Barbara and Arlie Russell Hochschild, eds. (2004), Global Woman : Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, Metropolitan/Holt, New York.
Anderson, Bridget and Julia O’Connell Davidson (2003), Is Trafficking in Human Beings Demand Driven ? A Multi Country Study, International Organization for Migration (IOM), Genève. Disponible en ligne : http://www.compas.ox.ac.uk/