Nicaragua : aux origines du grand embrasement

Explosion des inégalités dans un contexte de boom économique

, par CDTM 34

Lorsqu’il revient au pouvoir en 2006, Daniel Ortega poursuit les politiques néolibérales des gouvernements qui l’ont précédé, s’appuyant sur un modèle de développement agro-exportateur et extractiviste. La décennie 2007-2017 est marquée par un contexte international très favorable : les prix des matières premières exportées, comme le café, la viande ou l’or, sont très élevés.
Le coût du travail étant le moins cher d’Amérique centrale, tout comme le prix de la terre, le Nicaragua est très attractif pour le capital transnational. Le pays s’ouvre largement aux investissements étrangers, Ortega leur offrant des conditions très avantageuses au détriment de la protection de l’environnement et des petit·es paysan·es. Près de 40 % du territoire est aujourd’hui sous concessions d’exploration ou d’extraction minières à des entreprises étrangères [1] et des accords économiques sont signés avec les États-Unis, principal partenaire économique du Nicaragua,

Guayas (Guayaquil), 30 juillet 2013. Marche des mouvements sociaux pour le XII sommet des Présidents ALBA - TCP . Photo : Xavier Granja Cedeño (CC BY-SA 2.0).

Dès 2007, le Nicaragua rallie l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique), fondée en 2004 à l’initiative de Fidel Castro et Hugo Chavez pour instaurer une solidarité entre des pays unis par une affinité idéologique et anti-impérialiste. Une collaboration économique se met en place avec le Vénézuela qui couvre tous les besoins en pétrole du Nicaragua. Cette aide colossale, à hauteur d’un quart du budget national du Nicaragua, permet à Ortega de financer des programmes sociaux ciblés, tout en respectant les règles d’ajustement structurel imposées par le FMI.

La croissance économique est bien là, de 4 à 5 % par an, et la grande pauvreté diminue mais les inégalités augmentent [2] et le Nicaragua reste le pays le plus pauvre du continent après Haïti. Aucune réforme structurelle n’est engagée. Les salaires demeurent très bas. Quant au secteur informel, il est en pleine explosion, accompagnant un accroissement de la précarité [3].
Le secteur énergétique, l’agro-business, les industries minières et halieutiques s’ouvrent largement au capital international et plusieurs traités de libre commerce sont mis en place, notamment avec les États-Unis et Taïwan.

Ortega reçoit les félicitations des instances financières internationales pour ses bons résultats. Mais le « miracle économique », comme l’a qualifié le Fonds monétaire international, a de fait creusé les inégalités.

Des choix politiques contestés

Une réforme agraire en panne
Dès la perte du pouvoir par les sandinistes en 1990 se met en place un inexorable processus de contre-réforme agraire et de reconcentration de la propriété foncière, sur fond d’une politique de libéralisation du secteur agricole.
Cela commence avec la privatisation des fermes d’1Etat au profit de la nomenklatura sandiniste connue comme la « piñata [4] » et qui participe au déclin du FSLN. Une grande partie des coopératives issues de la réforme agraire se désagrègent petit à petit et perdent leurs terres. L’avancée de la frontière agricole sur la région forestière caraïbe, qui avait contribué à faire du Nicaragua le grenier de l’Amérique centrale dans les années 1960 et 1970, reprend avec vigueur, grignotant les derniers massifs forestiers pourtant protégés ainsi que les territoires amérindiens, eux aussi en principe démarqués et inviolables, à l’origine d’une vague de conflits chaque fois plus violents. Dans les plaines fertiles du versant pacifique aussi, les conflits se multiplient autour de la terre et de l’eau entre paysan·nes et grands producteur·rices de canne à sucre. Contrastant avec ces tendances, un petit secteur de coopératives de café et de cacao, inséré dans les circuits de commerce équitable et fortement appuyé par la coopération internationale, réussit à s’imposer sur ces marchés de niche.

Avec le retour d’Ortega en 2007, une nouvelle politique publique s’affiche en faveur de l’agriculture familiale. Des programmes comme le PPA (Programme productif alimentaire ou Faim Zéro) voient le jour, donnant à des femmes pauvres des biens productifs pour renforcer la production alimentaire et la capitalisation de leurs familles. Ils consistent notamment en dons d’intrants (vaches et truies gestantes, poules et coqs, semences, outils, matériaux de construction, etc.) qui s’accompagnent d’une assistance technique, de formations et de micro-financements. De telles dépenses sont permises par la générosité du gouvernement vénézuélien de Chavez qui, au travers de l’ALBA, redistribue massivement sa rente pétrolière auprès de pays amis comme Cuba, le Nicaragua, la Bolivie ou l’Équateur.

Mais cette politique cache mal la profonde défiance du gouvernement Ortega vis-à-vis des paysan·nes, toujours considéré·es comme des pauvres devant bénéficier d’aide sociale et non comme des leviers du développement rural.

Cette nouvelle politique s’inscrit dans la continuité des politiques d’alliance avec le grand capital et le gouvernement continue d’offrir des concessions minières aux multinationales, facilite l’installation de grandes plantations de palmiers à huile (au sud-est du pays) et de café robusta. Dans de rares cas, comme à Rancho Grande où l’appui de l’Église a joué un rôle clé, les luttes locales paysannes réussissent à freiner le développement de cette politique.

Le projet du Canal interocéanique censé traverser le pays d’est en ouest constitue l’apothéose du projet orteguiste pour les campagnes. Plus large, plus long et plus profond que le Canal de Panama, il est destiné à préparer la région au développement d’accords économiques avec les États-Unis et l’Union européenne. Ce méga-projet est annoncé en grande pompe en 2013 par le président Ortega. Malgré la défection en 2016 du financeur chinois, l’organisme en charge du projet confirme, en 2018, qu’il est toujours à l’ordre du jour. L’Académie des sciences du Nicaragua le qualifie d’irréalisable techniquement et financièrement, ainsi que désastreux au plan environnemental. Construit sans aucune concertation avec les populations et les différents acteurs concernés, noyé dans une opacité totale, ce projet à l’avenir incertain a déjà fait des dégâts considérables au sein des communautés touchées par l’expropriation de leurs terres. Il a généré une forte opposition paysanne, appuyée cette fois par les écologistes, et déclenché une impitoyable répression, annonciatrice des évènements de 2018 : les manifestant·es sont poursuivi·es par la police et l’armée jusque dans leur propre territoire, une centaine de ces militant·es sont assassiné·es dans l’indifférence générale et nombre de leurs dirigeant·es sont mis·es en prison ou contraint·es à l’exil.

Notes

[1En Août 2018, l’entreprise B2Gold, dont le siège est au Canada, obtient une nouvelle concession de 18 000 hectares pour l’exploitation aurifère au détriment d’une dizaine de communautés rurales. htttp ://www.b2gold.com/projects/nicaragua/

[2300 familles possèdent l’équivalent de 3 fois le PIB du pays.

[3En 2016, le secteur informel qui a connu une croissance de 20 % en dix ans, implique 80 % de la population qui n’a aucune couverture sociale.

[4Au Nicaragua, la piñata est un jeu traditionnel collectif au cours duquel les enfants, yeux bandés, frappent avec un baton un récipient rempli de friandises pour s’en approprier le contenu.