Méditerranée : des alternatives citoyennes pour défendre les libertés

Grèce : Exarcheia, quartier libre

, par Le Ravi , RICHEN Nicolas

Bastion historique de la résistance durant la dictature des colonels, Exarcheia est devenu « le » quartier libertaire et alternatif d’Athènes où on mise au quotidien sur la solidarité, la gratuité, l’échange, la démocratie directe et l’autogestion.

Dessin de Jimo / Le Ravi

Saisissant. C’est le mot qui vient à l’esprit devant la Vouli, le parlement grec, symbole de la naissance de la démocratie dans la Grèce antique. Qu’il se soit transformé en une simple chambre d’enregistrement des directives de la Troïka et des créanciers, cela n’est un secret pour personne. Mais à quelques centaines de mètres de là se situe un laboratoire d’alternatives et d’utopies : Exarcheia. Quand ce quartier s’est remis à bouillonner « les banques ont fait leurs valises », lance en souriant Sofia Siopi, 20 ans et anarchiste. La présence de l’État s’est faite plus rare aussi ; la police n’y est pas la bienvenue pas plus que les groupes fascistes. En 2008, un policier a tué par balle un jeune de 15 ans, Alexandros Grigoropoulos, au cœur du quartier. Des émeutes ont éclaté pendant plusieurs semaines. « Même des personnes âgées lançaient des pots de fleurs sur les policiers depuis leur balcon », se souvient Sofia Siopi. Ici, la culture de la résistance remonte à la dictature dont la chute date de 1974. C’est dans ces rues que les grandes protestations de 1973 ont eu lieu. Et dans l’Université polytechnique nationale que les tanks de la junte militaire ont fait irruption.

Plus que n’importe où à Athènes, on peut y écouter la voix de la rue. Elle exprime sur ses murs la colère, la vie, la mort, la souffrance, le courage, l’insoumission, la honte, l’indignation, l’espoir, la violence, l’utopie et parfois la haine. Les murs sont couverts de petits et de grands graffitis [1]. Multiculturel, artistique et plutôt jeune, ce quartier respire la politique et le changement radical, même si la gentrification et le tourisme commencent à s’y inviter. Il est aussi connu pour ses réseaux de trafiquants de drogue, bien que des habitants s’organisent pour contrer ce fléau.

Un ministère devenu un squat

Beaucoup des bâtiments inhabités sont occupés et ont été reconvertis en centres sociaux ou en bars populaires. Le Notara 26 est l’un des très nombreux squats, où « on résiste et on vit ensemble ». Il a la particularité d’être l’ancien ministère du travail. Environ 70 réfugiés y sont accueillis. La vie commune se décide une fois par semaine en assemblée où tout le monde peut prendre la parole. Des militants grecs et étrangers viennent donner un coup de main. Ils se relayent même pour assurer une garde de nuit, depuis que le squat a été incendié, en août, probablement par des militants d’extrême droite - à l’heure où Aube Dorée, parti néo-nazi, est la troisième force politique représentée au parlement. « Des gens qui vivent avec peu viennent ici et laissent des pâtes ou des lentilles », assure Marina [2], une « indignée » pour laquelle « il faut être avec l’autre, pas contre l’autre » : « Aujourd’hui, les Grecs sont souvent renfermés sur eux-mêmes, démoralisés et parfois dépressifs. Je ne crois pas au changement institutionnel. L’État n’existe plus. Des structures solidaires et autogérées représentent le seul avenir. Nous, à Exarcheia, on dit qu’il ne faut pas s’isoler : il faut avoir des amis, sortir, parler avec les autres et créer ensemble. C’est essentiel pour qu’on s’en sorte ! »

Face à la casse des services publics et des biens communs, l’entraide et la solidarité se sont imposées comme moyens de survie. Cette partie d’Athènes pratique l’autogestion sous toutes ses formes. Nosotros [3] est un espace social, le premier du genre né en Grèce il y a 10 ans. À deux pas du square d’Exarcheia, ce vieux bâtiment, ouvert à tous, associe sur 3 étages culture, pratique artistique et politique. Paul, militant libertaire, s’y investit depuis 3 ans. Il prépare les assemblées hebdomadaires et s’occupe de la programmation culturelle et politique. Poursuivre ses études n’étant pas prioritaire pour lui, il consacre aujourd’hui presque tout son temps à des structures autogérées : « Cette expérience est plus que fascinante pour moi : j’apprends plus que dans n’importe quelle université ! C’est enthousiasmant d’être dans un groupe œuvrant pour le même objectif : que Nosotros reste ouvert et utile pour tout le monde. »

Ce jeune a été conquis par le mode de vie alternatif d’Exarcheia, où il s’est installé et voit dans son engagement quotidien une façon de briser le modèle capitaliste. « Beaucoup de gens pensent que l’anarchisme et l’autogestion riment avec manque d’organisation. Oui, c’est une façon très différente d’organiser la société, mais c’est finalement beaucoup plus organisé. » Il note que la soif de démocratie directe permet de dépasser les divergences politiques de chacun : « Le grand principe qui nous rassemble est le fait de ne jamais vouloir prendre le pouvoir. »

Transmettre le désir

Si demain le propriétaire de son appartement le met à la porte en raison d’impayés, Paul n’est pas inquiet pour son avenir : « Je peux trouver immédiatement un squat. L’hiver dernier, il y avait dans le quartier un nouveau squat chaque semaine ! » Et si demain il n’a plus de quoi manger ? « Il y a plusieurs cuisines collectives. Des collectifs d’agriculteurs peuvent fournir de la nourriture dans la durée et en quantité. » Et s’il n’a plus de quoi se vêtir ? « Nous pouvons avoir des vêtements gratuits ou en échanger contre quelque chose. » Et en cas de pépin de santé ? « Il existe au moins deux dispensaires autogérés et ouverts à tous dans le quartier... »

Parmi les innombrables formes d’autogestion, citons aussi les lieux où l’on peut suivre des cours de langue gratuitement ou échanger tout type de savoir. « Dans le quartier, il y a des dizaines, bientôt des centaines, de projets solidaires, anti-autoritaires et autogérés, dont certains ont dépassé le stade expérimental », se félicite Paul. Déjà de nouvelles idées se mettent à germer, comme chez Sofia Siopi, cette jeune originaire de la banlieue d’Athènes. Un de ses rêves est d’ouvrir une kollektiva, un lieu d’échange de produits et de services pour s’affranchir de l’argent. « Certains groupes, assez isolés, sont très impliqués pour faire émerger ce changement, mais ce n’est pas le cas d’une majorité, estime Sofia. Il faut généraliser ces initiatives. Peut-être que ce changement profond viendra de nos enfants à qui on aura transmis ce désir. » Et Paul de poursuivre : « Nous sommes toujours plus nombreux à partager les idées que nous défendons. Si le mouvement social continue sur le rythme actuel, tous les besoins de base seront disponibles pour un plus large public dans 5 ans. »

Mais le conseil municipal d’Athènes et certains députés s’inquiètent de ne plus pouvoir contrôler « cette zone de non-droit ». Comme Kyriakos Mitsotakis, le nouveau chef de la droite (Nouvelle Démocratie) et favori pour succéder à Tsipras. Il a déjà annoncé la couleur en promettant « un grand nettoyage d’Exarcheia » en un mois seulement après son élection. L’expulsion de 3 squats a déjà eu lieu en juillet, à Thessalonique, signe que le pouvoir ne veut pas que ces initiatives se multiplient. Une fois encore, le quartier symbolique de l’insurrection s’apprête à résister.

Un microcosme non représentatif

Pour l’ethnologue et historien Pangiotis Grigoriou, le bouillonnement politique d’Exarcheia a ses limites.

Sur son blog greekcrisis.fr, Panagiotis Grigoriou analyse tous les jours le chaos social que traverse la Grèce depuis fin 2011. Initiateur de Greece Terra Incognita, il propose également des « voyages alternatifs » en voilier pour découvrir la Grèce d’hier et comprendre la réalité du pays aujourd’hui. Ethnologue, il porte un regard « très réservé quant au sens des ‟alternatives” à Exarcheia et sur leurs chances d’aboutir même si le mouvement social anti-mémorandum n’a pas été plus efficace [pour apporter le changement] ». Et Panagiotis Grigoriou de poursuivre : « Comme tant d’autres endroits, ce quartier est plutôt un mouroir de la Grèce contemporaine. C’est un microcosme qui n’est pas du tout représentatif de la société grecque. Mais il est sûr que c’est un quartier vivant politiquement, et il y a de quoi saluer les initiatives porteuses. » Ce qui « chagrine » le chercheur, également historien, ce sont les dégradations volontaires de plusieurs monuments classés comme l’Université polytechnique : « C’est inacceptable, quand on prétend faire avancer la société, de ne pas préserver son patrimoine. »

Panagiotis Grigoriou est notamment l’auteur, chez Fayard, de La Grèce fantôme, voyage au bout de la crise (2010-2013).

Notes

[1Le site alternatif et culturel inexarchia.gr immortalise ces graffitis., stigmates de la dureté d’une époque, qui racontent l’histoire d’Exarcheia.

[2La plupart des personnes citées n’ont pas voulu qu’on dévoile leur nom pour des motifs de sécurité ou en raison de décisions prises collectivement en assemblée.

[3Le collectif qui anime ce lieu confectionne Babylonia, un magazine politique autogéré disponible sur papier et en ligne sur babylonia.gr