Equateur : premier bilan d’une victoire. Une nouvelle phase de résistance populaire commence

, par UNDA Mario

Il y a quelques heures à peine, [ce lundi 14 octobre 2019,] le dialogue entre le gouvernement et le mouvement indigène prenait fin, avec l’annonce du retrait du décret 883 publié le 2 octobre, remplacé par un nouveau décret qui devrait être rédigé par des représentants du mouvement indigène et du gouvernement. Les blocages des routes vont donc être levés. Il est important pour l’instant de dresser un premier bilan, bien évidemment provisoire.

La résistance populaire est de retour

La résistance populaire, qui avait beaucoup souffert au cours des années de répression et de persécution sous l’ère de Rafael Correa [NDT 2007-2017], est de retour. Pendant ces 11 jours de blocage du pays, différents secteurs sociaux se sont mobilisés : au début, le secteur des transports, les autochtones et les ouvrier·es. Le secteur des transports avait annoncé une grève qui aura duré deux jours et qui a pris fin avec la négociation d’une hausse des tarifs pratiqués. Mais cela n’a pas mis fin à la vague de mouvement social : le mouvement autochtone et le mouvement syndical, qui se trouvaient alors en pleine préparation d’actions contre les politiques du gouvernement, ont occupé le devant de la scène, et ont attiré la sympathie des étudiant·es de différentes universités, organisé·es en brigades pour apporter des soins et s’occuper des campements, en particulier pour les femmes et les enfants autochtones. Puis sont arrivées les féministes et enfin, les derniers jours, de nombreuses personnes issues des classes populaires et moyennes de la population urbaine. Comme cela s’était déjà produit, le peuple se construit dans la convergence de la lutte, en partie de manière organisée et en partie de manière spontanée. Comme toutes les convergences de ce type, son avenir reste incertain, et déterminera la réalité du futur immédiat.

Convergences et fragmentations du mouvement populaire

La convergence actuelle affiche un certain nombre de différences avec les expériences passées qui avaient réussi à s’articuler au sein du mouvement social : les étudiant·es pendant les années 1970 ; le mouvement syndical au début de la décennie suivante ; le mouvement autochtone entre 1992 et 2002 ; ou encore l’explosion de la classe moyenne urbaine en 2005. Aujourd’hui, cependant, la convergence difficile et incomplète entre les autochtones et les ouvrier·es.

L’attaque du « corréisme » [1] contre les mouvements sociaux a eu pour conséquences, entre autres, de fragiliser leur articulation entre eux, de faire émerger des méfiances et prédominer les particularismes. Au cours de ces 11 jours de lutte, la tendance au rapprochement a pu être observée ainsi que les limites auxquelles elle est confrontée.

C’est bien pour cela que le gouvernement, bien qu’il ait été forcé de reculer, a réussi à avancer certains pions, même si ce n’est que pour gagner du temps. Sa tactique a toujours été celle de diviser la mobilisation en répondant à certaines exigences particulières : la hausse du prix pour les transports a démobilisé ce secteur. Ensuite, il a essayé de diviser les autochtones et les ouvrier·es : à un moment donné, le gouvernement et les médias ont cessé de prêter attention aux exigences du mouvement syndical pour se tourner vers le secteur rural et lui faire des propositions. Au début, cette stratégie n’a rien donné mais finalement, les deux acteurs centraux du mouvement populaire dans les processus de dialogue ont fini par se diviser. Ce dimanche [13 octobre], le gouvernement s’est réuni avec les autochtones pour parler du décret 883 et a proposé un dialogue possible avec le mouvement syndical le mardi suivant [15 octobre] – qui aura probablement lieu une fois la fièvre de la mobilisation sociale retombée. Dans le même temps, il cherche à diviser les travailleur·ses du secteur public du reste du mouvement syndical en annonçant sa disposition à reculer sur les mesures qui les touchaient en premier lieu, c’est-à-dire les réductions de salaires et les congés.

Le gouvernement a ainsi démontré sa bonne volonté à négocier des petits bouts du « paquete » [2], dans le but de garder la possibilité de mettre en œuvre les points névralgiques du modèle néolibéral : les privatisations et la surexploitation du travail et de la nature. Le temps nous dira si ces stratégies auront été fructueuses ou non – et si les mouvements sociaux auront réussi, après ces journées si éprouvantes, à retisser des liens indispensables pour faire face aux défis futurs. La construction d’un horizon politique clair et d’un programme d’action sont indispensables pour aller de l’avant.

Un premier affrontement avec les tendances répressives et anti-démocratiques de la bourgeoisie

Le gouvernement de Moreno, après quelques balbutiements, s’est construit comme l’expression de la volonté néolibérale des monopoles et du FMI. Au milieu de marchandages incessants, le gouvernement a commencé à céder de plus en plus face aux appétits des chambres de commerce sans pour autant appliquer complètement les mesures qu’on lui demandait, de telle façon que sa politique était toujours considérée comme insuffisante. La signature de la lettre d’intention avec le FMI a entériné le glissement du gouvernement vers le néolibéralisme, mais l’application effective des mesures exigées a mis du temps. C’est la lettre d’intention avec le FMI elle-même qui l’explique : l’annexe 3 parle des risques de soulèvement populaire liés aux mesures à mettre en œuvre.

Cela a permis le déploiement de deux tendances. Tout d’abord, le renforcement rapide du bloc au pouvoir avec un discours tenu par le gouvernement et le FMI, les organisations patronales et ses intellectuels, le gouvernement nord-américain et la grande presse : tou·tes appelant à une rapide mise en œuvre de ces mesures « douloureuses mais nécessaires ». Cela s’est traduit notamment par une campagne intense dans les médias au cours des six derniers mois.

D’autre part, il semblerait que le bloc au pouvoir soit arrivé à la conclusion que son programme ne pourrait s’appliquer que de manière violente. Plus le temps passait, plus la véhémence, l’inflexibilité, les menaces et les intimidations ont pris de la place dans leur discours. Le point culminant a sans aucun doute été lors de ces journées de conflit, et a fait apparaître au grand jour la nature répressive et anti-démocratique de la bourgeoisie et du néolibéralisme. Il s’agissait non seulement de traiter les manifestant·es de vandales, de délinquant·es et de terroristes, mais également de les menacer d’appliquer le code pénal inventé par Rafael Correa, qui prévoit trois ans de prison ferme pour avoir participé à des manifestations. Le ministre de la défense, l’ex-militaire Oswaldo Jarrin, est allé jusqu’à lancer des menaces aux tonalités fascisantes : il a parlé d’utiliser des armes létales contre les personnes mobilisées et a rappelé que les militaires sont préparés pour la guerre. Face à ces prises de position, la Fédération nationale de chambre d’industries d’Equateur a fait circuler une déclaration exigeant du gouvernement une « action immédiate des forces armées et de la police nationale afin de rétablir l’ordre et la paix sociale, en appliquant au pied de la lettre l’État d’Urgence », ainsi que « la poursuite en justice des auteur·es ou éventuel·les complices, matériels ou intellectuels, des délits commis dans le cadre du Code organique intégral pénal » (publié dans El Comercio).

Les actions gouvernementales sont allées dans ce sens : dans les heures qui ont suivi le début des mobilisations, l’état d’urgence a été décrété pour 60 jours (réduit à 30 par la généreuse Cour Constitutionnelle), suivi de la militarisation et du couvre-feu. Les chiffres de la Defensoria del Pueblo montrent qu’il ne s’agissait pas de paroles en l’air : entre le 3 et le 13 octobre, la répression gouvernementale a provoqué la mort d’au moins 7 personnes, 1340 ont été blessées et plus de 1150 personnes arrêtées. Il s’agit du plus important niveau de violence exercée contre des manifestant·es au cours de ces 30 dernières années.

Le 11 octobre 2019, à Quito, les manifestant.es se couvrent les yeux et la bouche avec des lunettes et des masques à gaz pour faire face à la répression de la police et aux gaz lacrymogènes (via wikicommons)

Cependant, ni la répression, ni les menaces n’ont pu faire barrage à la mobilisation. La toute dernière mesure prise par l’armée, le couvre-feu de 24h à partir du samedi 12 octobre à 15h, n’a même pas pu être appliquée : le « concert de casseroles » (« cacerolazo » en espagnol), qui s’est transformé en une véritable festivité populaire dans les quartiers de Quito, a, de fait, rendu impossible son application. Un constat s’impose toutefois : la mise en œuvre du modèle néolibéral a recours à la violence la plus brutale pour s’imposer, et les groupes de pouvoir ont révélé de façon indéniable leur nature violente et criminelle. En outre, cette mentalité violente a commencé à s’infiltrer dans certains groupes des classes moyennes.

Le populisme et la crise de la démocratie

Deux autres problématiques pour conclure ces premières réflexions. La première : il semblerait que le retour au néolibéralisme ne se fera pas sans heurts et la « crise structurelle » de l’État, dont parlait Agustin Cueva [3] à l’époque, s’impose à nouveau à nous tel un horizon duquel on ne peut pas échapper. Si la crise qui a conclu le cycle précédant (25 ans de néolibéralisme), nous a poussé·es dans les bras du populisme de Correa, la crise du populisme nous pousse dorénavant de nouveau vers le néolibéralisme. Mais cette nouvelle vague néolibérale est née déjà en crise : la violence de plus en plus débridée des classes dominantes et de leurs gouvernements n’en sont que les premiers signaux. La résistance sociale est une réponse qui se prépare dès à présent. Le résultat ne peut être autre chose que des démocraties fragiles et restreintes.

Deuxième chose : comme l’ont démontré ces intenses journées de luttes, la construction du peuple est, elle aussi, un champ de bataille. Y rentrera en compétition la droite, qui tentera d’allier sa violence retrouvée avec des tentatives de mobilisations de masse. Y rentrera également en compétition le populisme de Correa, qui a montré ces derniers jours qu’il a encore les moyens d’influencer les secteurs urbains populaires, ce que les élections de mars dernier ont rappelé. Et le mouvement populaire y sera également en compétition, c’est-à-dire les mouvements sociaux autonomes, probablement rassemblés autour des ouvrier·es et des autochtones, qui se positionneront comme les fers de lance de la lutte contre la mise en œuvre du modèle néolibéral. La tendance qui parviendra à prendre le dessus marquera le tempo dans les temps à venir – et dès à présent.

La droite et le néolibéralisme ont perdu une première bataille, mais peut-on conclure qu’ils vont s’arrêter là ? C’est peu probable. Le dialogue à peine terminé, s’ouvre la bataille pour la définition du contenu du nouveau décret qui remplacera le 883 : cela indiquera déjà la nouvelle tendance. Le gouvernement tiendra-t-il sa promesse d’un dialogue avec les travailleur·ses ? Quelle direction cela prendra-t-il ? Quels seront les prochains mouvements stratégiques du bloc néolibéral au pouvoir ? Soutiendront-ils Moreno ou se débarrasseront-ils de lui ? Le mouvement populaire parviendra-t-il à construire des rapprochements et des articulations ou se perdra-t-il dans les limites étroites des intérêts sectoriels ? La seule chose dont on peut être sur·es, c’est qu’un nouveau cycle de résistance populaire contre le néolibéralisme a commencé. Et malgré sa grande force, de grands défis sont à prévoir.

Lire l’article original en espagnol sur le site de Correspondencia de Prensa

Notes

[1Néologisme en référence au mouvement politique lié à l’ex-président équatorien Rafael Correa

[2Ensemble (“paquet”) de mesures, souvent d’obédiance néolibérales. On retrouve également alors l’expression “paquetazo”

[3Agustín Cueva (1937-1992), est un sociologue et historien équatorien. Il fut facilitateur des débats sur la “théorie de la dépendance”. Il a gagné le prix du Premier essai de l’Editorial du XXIe siècle pour son ouvrage “Le développement du capitalisme en Amérique Latine”, dans lequel il propose, depuis un point de vue marxiste, une analyse de la “transition latino-américaine au capitalisme” au XIXe siecle. Il a exploré la formation sociale “comme co-existence de plusieurs modèles de production”. Il a été président de l’Association latinoaméricaine de sociologie et directeur de la Division des études supérieures de la Faculté de sciences politiques et sociales de la UNAM (rédaction de Correspondencia de Prensa).

Commentaires

Mario Unda est sociologue et activiste du mouvement urbain-populaire.

Cet article, initialement publié le 14 octobre 2019 sur le site de Correspondencia de Prensa, a été traduit de l’espagnol vers le français par ritimo.