Entreprises récupérées (par leurs travailleurs)

Par Entreprise Récupérée par ses Travailleurs (ERT), on désigne une « […] entreprise, qui fonctionnait sous le modèle de l’entreprise capitaliste traditionnelle et dont le processus de faillite ou de non-viabilité a amené ses employés à lutter pour la remettre en marche sous une forme autogérée [1] », ce qui « implique la substitution symbolique de la propriété des travailleurs, basée sur leur travail, à la propriété du patron, basée sur la détention du capital [2] ».
La très grande majorité des ERT se sont constituées sous la forme de coopératives, une des rares formes juridiques permettant à ces travailleurs de gérer leurs entreprises sous le régime de la propriété collective.
La récupération d’entreprise s’inscrit à l’encontre de la logique capitaliste dans sa version néolibérale, puisqu’elle remet en question la propriété privée et les effets dévastateurs de la financiarisation. Elle est par ailleurs associée à une manière de repenser l’organisation et le sens du travail (autogestion) et génère des pistes de réflexion sur les innovations sociales et la conception de la richesse [3].

Définition développée

La récupération d’entreprise est avant tout « le produit de la nécessité : celle d’ouvriers acculés par la précarité se devant de réagir face à la perte de leurs revenus [4] ». Les entreprises récupérées sont le plus souvent issues de « firmes victimes de la tenaille entre les conditions macroéconomiques néolibérales et les manœuvres de leurs propres entrepreneurs pour sortir du négoce industriel à un coût réduit et avec de grandes marges spéculatives [5] ».
La récupération d’entreprise au sens strict telle qu’elle s’exprime en Argentine (voire dans le reste d’Amérique latine), est un processus social et économique qui, bien qu’il s’en rapproche, est à distinguer des pratiques de transmission et reprise d’entreprise sous la forme coopérative, que l’on observe par exemple en Europe. En effet, « la transmission désigne les cas de transformation d’une entreprise saine, transmise à ses employés, à une autre entité privée ou une coopérative suite au départ de son propriétaire. On parle ensuite de reprise autour des cas d’entreprise défaillante, fermée ou en voie de fermer, que les travailleurs et le milieu environnant tentent de relancer sous la forme coopérative [6] ».
La récupération se distingue de ces pratiques dans le sens où elle implique une entrée en mobilisation des anciens salariés, qui se traduit par l’occupation des locaux ou de l’extérieur d’une entreprise, afin d’éviter que l’outil de travail (machines) ne soit revendu ou déplacé par l’ancienne direction et afin d’alerter la « communauté » (les habitants du quartier et le reste de la société) autour de la légitimité sociale de cette lutte. Cette dimension radicale de la conflictualité autour du travail s’explique, pour partie, par les différences d’expression de l’État Providence [7] et de l’action des organisations syndicales.
Il n’est pas étonnant dés lors, que les ouvriers à l’origine de récupération d’entreprises en Argentine aient repris à leur compte le slogan des « sans terre » du Brésil : « occuper, résister, produire  ». Comme le souligne Andrès Ruggeri, la récupération d’entreprises est « un phénomène socioéconomique émergé de l’économie formelle avec une capacité d’incidence politique bien plus grande que son importance numérique ne pourrait laisser supposer » [8] car il s’agit d’ « une question fortement liée au politique, c’est-à-dire au conflit sur les valeurs ultimes, au sens de la sociologie wébérienne [9].

Exemples

Parmi les cas les plus emblématiques d’entreprises récupérées en Argentine, notamment du fait de leurs actions en matière d’innovation sociale, on peut citer :
 l’usine métallurgique Impa : récupérée au cours de l’année 1996, une des premières à initier la « vague » de récupération qui a accompagné la crise de décembre 2001.
 le Bauen : un hôtel de luxe dans le centre de Buenos Aires, récupéré par ses anciens salariés en mars 2003 [10]
 l’Imprimerie Chilavert, récupérée en 2002,
 ou encore Fasinpat (Fabrica sin patrones, l’usine sans patron), ancienne Zanón (du nom de l’ancien propriétaire), une usine de céramiques depuis laquelle on milite pour la nationalisation des entreprises récupérées sous contrôle ouvrier.

Historique de la définition et de sa diffusion

« L’occupation des usines et leur remise en marche sous gestion ouvrière n’est pas un fait nouveau. On en trouve certaines manifestations dès le XIXème siècle, notamment en France et en Angleterre, et l’histoire de l’horlogerie Lip en 1973 en est probablement l’illustration la plus emblématique.
En Argentine, pays possédant la plus ancienne tradition coopérative et syndicale d’Amérique latine, il s’agit également d’une modalité historique de la classe ouvrière dans la mesure où des occupations d’usines (textiles notamment) surgissent dès les années 50, et que des cas de contrôle ouvrier ou de gestion de la production par les travailleurs font leur apparition dés la moitié des années 1980 […].
Pourtant, c’est davantage à la fin des années 90 et surtout à partir de l’Argentinazo – la crise de décembre 2001, que ce phénomène a connu un regain massif. S’inscrivant comme un processus ayant tendance à se reproduire, les récupérations d’entreprises se sont poursuivies au-delà de la période de normalisation sous les gouvernements des époux Kirchner. Ainsi, de nouvelles entreprises récupérées ont continué de voir le jour à partir de 2008 [11] ».
Après 10 ans de lutte, les ouvriers des entreprises récupérées ont obtenu une première avancée législative, lorsque a été votée la réforme de la loi sur les faillites en 2011, qui met sur un même pied d’égalité anciens salariés et créanciers bancaires et hypothécaires, et qui consacre la possibilité de reprise par les salariés comme prioritaire et non comme caractère exceptionnel [12]. Toutefois, la plupart des ouvriers des entreprises récupérées réclament davantage de garanties, dont la possibilité d’une loi nationale d’expropriation (des anciens propriétaires) de toutes les entreprises récupérées.

Utilisations et citations

Si nous avons mentionné la différence que l’on peut faire entre récupération et transmission/reprise d’entreprises, il est intéressant de noter que les expériences et le succès de certaines ERT argentines aient pu inspirer d’autres initiatives menées ailleurs, et ce de manière concomitante à une certaine montée en radicalité des luttes liées à la question du travail, sous l’effet du recul du « modèle de l’Europe sociale ».
Par ailleurs, si certaines tentatives et expériences de reprise et transmission d’entreprises sous la forme coopérative recueillent un peu plus l’attention des médias dominants (le débat autour de Sea France en étant l’illustration la plus récente), c’est parce qu’elles sont susceptibles d’apporter des réponses à certains enjeux de la mutation de la question sociale : démographique notamment, avec l’arrivée à la retraite de nombreux cédants, mais aussi car elles ouvrent la voie à de nouvelles réflexions sur la manière de penser et d’organiser le travail en contexte de « crise » [13], , en dehors d’une « économie de plein emploi ». En cela, les entreprises récupérées sont parties prenantes des réflexions liées à l’Économie sociale, à l’Économie solidaire ou à l’Économie sociale & solidaire.

Notes

[1Andrès Ruggeri, las empresas recuperadas en Argentina : informe del segundo relevamiento del programa, Buenos Aires, facultad de Filosofía y Letras, Universidad de Buenos Aires, 2005, cité in Nils Solari, Argentine : opportunité et limites de la dimension coopérative pour les entreprises récupérées, in Jérôme Blanc & Denis Colongo (Dir.), Les contributions des coopératives à une économie plurielle, Cahiers de l’économie sociale, l’Harmattan, Janvier 2012, pp. 121-136

[2Frédéric Vabre, Entreprises Autogérées : Entre Mobilisation Et Normalisation. Analyse sociopolitique des pratiques récentes de « récupération » d’unités productives en Argentine. in L’Argentine après la débâcle, Itinéraire d’une recomposition, Diana Quattorchi Woisson (dir.), Editions Houdiard, Octobre 2007, cité in Nils Solari, Op. cit.

[3Voir à ce sujet : Produire de la richesse autrement : usines récupérées, coopératives, micro-finance,… les révolutions silencieuses, PubliCetim n°31, octobre 2008, éditions du CETIM & Marcelo Vieta, The Social Innovations of Autogestión in Argentina’s Worker-Recuperated Enterprises Cooperatively Reorganizing Productive Life in Hard Times, Labor Studies Journal, Septembre 2010, vol. 35 n°3, pp. 295-321

[4Nils Solari, Ibid.

[5María Inés Fernandez Álvarez, 2007, De la recuperación como acción a la recuperación como proceso:prácticas de movilización social y acciones estatales en torno a las recuperaciones de fábricas, cuadernos de Antropología social, N° 25, cité in Nils Solari, Ibid.

[6Nils Solari, La coopérative : une solution innovante pour la reprise & transmission d’entreprise, Apeas, 13/09/2011 : http://www.apeas.fr/La-cooperative-une-solution.html ; pour une illustration récente des enjeux que sous-tend un cas de reprise, voir le film « Entre nos mains » de Mariana Otero

[7Sous l’effet du « consensus de Washington », l’Amérique latine s’est vue imposer des politiques d’ajustement structurel qui se sont traduites par un désengagement de l’État, à partir des années 1980. Il est vrai que l’on assiste aujourd’hui à un mouvement similaire de démantèlement des services publics en Europe, sous l’effet de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) notamment

[8Andrès Ruggeri, cité in Nils Solari, Argentine : opportunité et limites de la dimension coopérative pour les entreprises récupérées, Op.cit.

[9Frédéric Vabre cité in Nils Solari, Op.cit

[10Voir à ce sujet : Jérémy Rubenstein, Un palace autogéré par ses grooms, CQFD n°25, 15/07/2005 : http://www.cequilfautdetruire.org/spip.php?article702 ; Sophie Chapelle, L’hôtel de luxe qui accueillait ouvriers, paysans et militants, 5/11/2010 : http://www.bastamag.net/article1236.html & le film de Didier Zyserman, Nosotros del Bauen

[11L’ensemble de cette citation est tirée de : Nils Solari, Argentine : opportunité et limites de la dimension coopérative pour les entreprises récupérées, in Jérôme Blanc & Denis Colongo (Dir.), Les contributions des coopératives à une économie plurielle, Cahiers de l’économie sociale, l’Harmattan, Janvier 2012

[12voir à ce sujet : Nils Solari, Argentine : les entreprises récupérées et la réforme de la loi sur les faillites, in France Amérique latine (collectif), Dossier « Entreprises récupérées et expérimentations démocratiques dans le cône sud », FALMAG N°103, décembre 2010

[13Sur les enjeux de la transmission et reprises d’entreprise, voir : Nils Solari, La coopérative : une solution innovante pour la reprise & transmission d’entreprise, Apeas, 13/09/2011 : http://www.apeas.fr/La-cooperative-une-solution.html