Arrivent à Marseille aujourd’hui environ seize câbles sous-marins intercontinentaux qui atterrissent, transitent et relient l’Europe et la Méditerranée à l’Asie, au Moyen Orient, à l’Afrique, aux États-Unis. Ce sont ces câbles intercontinentaux qui permettent à l’information numérique de circuler, en particulier sur le réseau Internet, et aux services numériques déployés dans ce qu’on appelle « le cloud », d’apparaître sur nos écrans : mails, réseaux sociaux, vidéos et films en streaming. Au point de croisement de ces « autoroutes de l’information » : les data centers. Ces méga-ordinateurs bétonnés en surchauffe renferment des milliers de serveurs qui rendent possible le technocapitalisme et ses données numériques invisibles : la collecte massive de données personnelles, servant à l’analyse de nos comportements constamment traqués et traités à des fins marketing, la publicité numérique qui pollue nos cerveaux, la vidéo-surveillance policière et plus largement la gouvernance et la surveillance algorithmiques dopées à l’intelligence artificielle qui discriminent et sapent nos libertés fondamentales. Derrière ces infrastructures, ce sont également l’accaparement des terres et des ressources en eau, mais aussi la pollution de l’air, la bétonisation de nos villes réchauffées, et les réalités tachées du sang de l’extractivisme numérique colonial que les puces des serveurs qui peuplent ces data centers renferment. Et ce sont encore une fois des industries peu scrupuleuses qui, aidées par des politiques honteuses, s’accaparent nos territoires et nos vies.
Data centers et câbles sous-marins transcontinentaux
La présence de ces 16 câbles sous-marins intercontinentaux attire à Marseille les gestionnaires de data centers, ces entrepôts géants où s’empilent des serveurs par milliers, appartenant en grande majorité à Google, Amazon, Microsoft, Meta, Netflix, Disney+, Capgemini, Thalès, etc. Des serveurs qui stockent et font transiter des données, des serveurs qui rendent possibles les services numériques et les échanges de données décrits plus haut. Depuis une dizaine d’années, et de façon accélérée depuis 2020, une douzaine de data centers ont été construits un peu partout dans Marseille intra muros, et plusieurs nouveaux sont en chantier ou annoncés dans la ville et aux alentours. On y trouve ainsi cinq data centers de Digital Realty, un géant américain d’investissement immobilier coté en bourse, spécialisé en gestion de data centers dits neutres ou de colocation. Cette entreprise construit, aménage et gère le fonctionnement du bâtiment, et loue ensuite les emplacements de serveurs à d’autres sociétés, telles Microsoft, Amazon, Google, Netflix ou d’autres. Ces data centers de colocation sont bien implantés en France, mais dans d’autres pays et territoires, Amazon, Microsoft, Google et autres géants du numérique construisent leurs propres bâtiments de data centers et toute l’infrastructure nécessaire à leur fonctionnement : postes électriques de transformation du courant, réseaux fibrés terrestres, câbles sous-marins transcontinentaux, etc.
À Marseille, le géant Digital Realty, un des trois leaders mondiaux de data centers de colocation, possède quatre data centers MRS1, MRS2, MRS3, MRS4 et est en train d’en construire un cinquième, MRS5, tous sauf MRS1 situés dans l’enceinte du Grand Port Maritime de Marseille (GPMM). Les autres data centers marseillais sont souvent situés dans le nord de la ville. Dans le quartier de Saint-Henri notamment, où un data center de colocation de Free Pro est actuellement en cours d’agrandissement pour doubler de taille, se partageant l’espace avec un data center de Telehouse. Dans le quartier de Saint-André, un projet de data center surdimensionné de Segro viens d’être annoncé. Tandis qu’à la Belle-de-Mai un data center de Phocea DC est en construction. Il y a même un projet de data center flottantdans le Grand Port, par l’entreprise Nautilus ! Hors des limites municipales, à Bouc-Bel-Air, Digital Realty a également un projet de construction d’un sixième data center, bien plus grand que les précédents, baptisé MRS6.
Marseille n’est pas la seule ville concernée. La France, avec ses plus de 300 data centers, se situe aujourd’hui au 6ème rang mondial des pays en accueillant le plus, après les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Chine et le Canada. En Île-de-France, premier territoire d’implantation française avec 95 data centers, juste devant Lyon (18), puis Marseille (12), Digital Realty y possède 2 hubs d’un total de 17 data centers (et plusieurs autres en construction), concentrés pour la plupart en Seine-Saint-Denis. Equinix, autre géant du top 3 mondial des data centers de colocation en possède 10, tandis que Data4, Scaleway ou Free Pro, OVH, Telehouse, Verizon, Zayo et autres acteurs se partagent les 72 restants.
Les seize câbles sous-marins intercontinentaux qui arrivent aujourd’hui à Marseille sont répertoriés par Telegeography, une entité qui maintient Submarine Cable Map, une des cartes mondiales de référence de ce type de câbles. Ils sont construits et déployés au sein de consortiums internationaux regroupant plusieurs entreprises et multinationales du numérique. On y retrouve en premier lieu les géants du numérique — Google, Facebook/Meta, Microsoft et Amazon — qui sont désormaisles premiers financeurs et les acteurs principaux des projets de déploiement de ces câbles sous-marins intercontinentaux. On y retrouve également des entreprises de télécommunications telle que Orange, mais aussi des opérateurs internationaux, qui seront souvent en charge de l’atterrissement des câbles sur les plages, ainsi que des stations ou centres d’atterrissement de ces câbles, permettant la transition entre les infrastructures sous-marines et le réseau câblé terrestre. On y retrouve également des entreprises qui fabriquent et déploient ces câbles en mer, comme Alcatel Submarine Networks qui vient d’être racheté par l’État français, et qui est un des trois leaders mondiaux dans ce domaine avec TE SubCom (Suisse) et NEC Corporation (Japon).
Mainmise des géants du numérique
Ces câbles sous-marins et leurs centres d’atterrissements sont aujourd’hui des infrastructures stratégiques, avec des enjeux géopolitiques mondiaux importants, mais où la domination des géants numériques est, là aussi, en passe de devenir la norme. Ainsi à Marseille, la plupart des nouveaux câbles sous-marins construits ou en cours de construction ces dernières années ont pour principal acteur Facebook (2Africa), Google (Blue), et Microsoft (SeaMeWe-6). Parmi les opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès à Internet du monde entier que la présence de câbles sous-marins intercontinentaux attire également à Marseille, on retrouve la multinationale française Orange, qui possède dans la ville au moins un data center pour ses propres besoins et plusieurs centres d’atterrissements de câbles sous-marins. On retrouve aussi Verizon, opérateur américain de télécommunications avec un data center couplé à un centre d’atterrissement de câbles sous-marins, Omantel, la compagnie nationale de télécommunications d’Oman qui en possède également un — pour ne citer que les opérateurs identifiés par le travail d’enquête et de cartographie des infrastructures numériques à Marseille réalisé par le collectif Le Nuage était sous nos pieds. Vous pouvez retrouver ce travail de cartographie mené sur le terrain, sur la carte libre et collaborative OpenStreetMap, et de façon condensée sur cette carte élaborée lors de cette enquête.
On retrouve également à Marseille la présence de plusieurs Internet Exchange Points (IXP), ou points d’échange d’Internet, des infrastructures physiques où opérateurs télécom, fournisseurs d’accès à internet (FAI) mais aussi entreprises offrant leurs services numériques, se branchent et s’échangent du trafic sans coûts à travers des accords mutuels. Ainsi, comme l’explique Stéphane Bortzmeyer dans L’interconnexion pour les nuls, un client de Sfr qui envoie un mail via sa connexion gérée par son opérateur, donc via des infrastructures terrestres de Sfr, peut interagir avec d’autres clients que ceux de Sfr et même accéder à tout internet. Cette interconnexion, qui se fait essentiellement au sein des IXP, s’appelle aussi le « peering », et constitue, selon l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse en France), « une relation technico-économique au fondement de l’Internet ». L’avantage des IXP réside dans le fait que ce sont des infrastructures souvent gérées de façon non commerciale et neutre, souvent par des structures associatives (comme FranceIX en France parmi d’autres) et qui permettent ainsi l’interconnexion des réseaux sans surcoûts, en optimisant les coûts d’échange, mais aussi la latence et la bande passante. Ces IXP sont très souvent localisés physiquement dans les data centers.
Il y a au moins 6 points de présence IXP aujourd’hui à Marseille comme on peut le voir sur cette base de données européenne accessible librement. Les IXP marseillaissemblent tous localisés dans les data centers de Digital Realty, et on peut voir pour chacun d’eux (onglet Points of Presence) la liste des acteurs numériques qui y sont branchés : TikTok, Google Cloud, Amazon Web Services, Disney+, Netflix, Zoom, la liste des géants habituels est longue. La proximité de ces IXP avec les câbles sous-marins transcontinentaux à Marseille permet une latence et une bande passante optimales, tandis que leur présence au sein même des data centers, au plus près des services numériques qui y exploitent l’espace, est également un argument commercial supplémentaire pour ces derniers. Au niveau national, Paris, avec sa douzaine d’IXP, est avec Marseille le territoire où se trouvent la plupart des IXP, devant Lyon et d’autres grandes métropoles. On trouve les emplacements et les spécificités des IXP dans le monde sur une carte maintenue par Telegeography.
L’ensemble des câbles sous-marins intercontinentaux, les points d’échanges Internet et les data centers hébergeant les nombreux services numériques des entreprises dominantes mondiales du secteur font de Marseille le deuxième hub numérique français après Paris, et le 7ème au rang mondial, en passe dit-on de devenir le 5ème.
Data centers : une implantation territoriale opportuniste et des politiques d’État accueillantes
Partout dans le monde, l’implantation des data centers se fait de façon opportuniste, tirant avantage des spécificités de chaque territoire. Ainsi, à Marseille c’est la présence des câbles sous-marins de liaison Internet transcontinentales, ainsi que celle des grands acteurs des télécoms et des points d’échange Internet. Mais c’est également une opportunité foncière peu chère au sein du territoire du Grand Port Maritime de Marseille (GPMM), cet établissement public placé directement sous la tutelle de l’État, ayant des missions de service public administratif et de service public à caractère industriel et commercial. En réalité le GPMM est géré comme une entreprise, et ses dirigeants nommés directement par l’État, trouvent dans ces projets d’entrepôts de données numériques une opportunité de mutation lucrative pour son patrimoine immobilier, autrefois occupé par des activités portuaires en déclin. Comme aime à le souligner Christophe Castaner, président du conseil de surveillance du GPMM, le « French smartport de Marseille-Fos […] ouvre la voie au concept de hub maritime des données », et est un port entrepreneur qui « craint avant tout sa désindustrialisation ».
En Île-de-France, l’implantation des data center se fait essentiellement dans le département de Seine-Saint Denis, en particulier à La Courneuve, Aubervilliers et Saint-Denis, membres de l’établissement public territorial de Plaine Commune, en charge de leur aménagement et développement économique, social et culturel. Autrefois territoire agricole alimentant les Halles de Paris, ces zones sont devenues progressivement industrielles dans les années 60 – 70, se désindustrialisant brutalement à partir des années 90. Les anciennes friches industrielles, à bas prix malgré leur proximité immédiate avec Paris, deviennent alors une opportunité foncière peu chère pour de nouvelles industries telle les data centers et les opérateurs télécoms qui s’y installent en masse depuis les années 2010. On retrouve donc là encore des dynamiques foncières et économiques, poussées par des politiques d’État, similaires à celles de Marseille.
Mais de façon générale, comme aime le dire l’association France Datacenters, la plus grande association de lobbying en la matière, la France est « la destination idéale », une véritable « data centers nation ». En effet, détaille l’association dans cettevidéo promotionnelle, la France possède des secteurs économiques solides et diversifiés, tels ceux du numérique et des télécommunications, de la finance, de l’automobile ou de l’aéronautique, secteurs moteurs des data centers. Le gouvernement français a, poursuit-elle, lancé de nombreuses initiatives et des financements dédiés à la numérisation des industries (10 milliards dédiés au secteur numérique au cours des dernières années), permettant au secteur des data centers une croissance multipliée par deux entre 2016 et 2021, avec un milliard d’euros d’investissement annuel. Mais aussi et surtout, un foncier peu cher et facilement accessible, une énergie électrique à bas coût (la deuxième la moins chère en Europe, avec une moyenne de 84 euros le mégawattheure en 2020) et à faibles émissions carbone (car majoritairement nucléaire). L’infrastructure réseau de la France, avec son réseau fibré, sa 5G et ses câbles intercontinentaux, est également présentée comme un atout majeur à bas coût d’accès. L’infrastructure électrique française est présentée comme très développée et solide, ayant un coût de maintenance infrastructurelle gratuit pour les data centers, car maintenue par les entreprises publiques RTE et Enedis, qui ont promis un investissement de plus de 100 milliards d’euros d’ici 2035 sur cette infrastructure. Cette vidéo souligne de plus que les industries disposent en France de nombreux avantages fiscaux, et même de financements régionaux pour leur implantation.
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