Finance et communs. Pour une réappropriation collective de la finance

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En quoi la comptabilité est-elle façonnée par des considérations politiques et sociales et comment en retour conduit-elle à façonner le monde ?

, par CAPRON Michel

Aux yeux des profanes, la comptabilité apparaît comme une technique complexe et ésotérique. En réalité, il s’agit d’un ensemble de constructions sociales, historiquement datées et génératrices d’effets économiques. Il n’y a donc pas de neutralité des instruments comptables, universels et atemporels ; ceux-ci épousent – plus ou moins bien – les préoccupations de leur temps et fournissent une représentation des systèmes socio-productifs.

La comptabilité, reflet et vecteur de la société

L’histoire de la comptabilité, qu’on peut faire remonter à l’Antiquité, nous montre que celle-ci est intimement liée aux évolutions économiques et sociales : tout système comptable est amené à changer en fonction des attentes et des besoins des acteurs économiques et sociaux, de leurs rapports de force, de leurs conflits ou de leurs ententes. Même si les grands principes d’enregistrement des données comptables n’ont pas fondamentalement changé depuis la Renaissance, les comptes des entités économiques d’aujourd’hui ne se présentent plus, notamment dans les grandes firmes multinationales, de la même manière que ceux des manufactures du XVIIIe siècle ou même des compagnies industrielles du XXe.

La concentration des capitaux et leur internationalisation, la complexification des modes de financement ont fait apparaître des problèmes nouveaux auxquels les concepteurs comptables ont dû faire face : par exemple la montée d’éléments immatériels qu’on peut désormais considérer de la même manière que des biens d’équipement ou le crédit-bail qui ne permet pas d’enregistrer un bien dans les immobilisations de la société tant que le crédit n’a pas été entièrement remboursé. Les technologies informatiques sur lesquelles s’appuient désormais les producteurs de comptes ont bouleversé les conditions de fabrication et transformé les conditions de travail dans toute la chaîne de production. En quelques dizaines d’années, on est ainsi passé de l’enregistrement des données à la plume et à l’encre sur de grands registres à un enregistrement sur ordinateurs à l’aide de logiciels adaptés, allégeant les travaux matériels et accélérant la transmission des informations.

La comptabilité ayant ainsi une histoire liée aux contextes et aux conditions économiques et sociales, elle ne peut pas être figée dans un temps sans limites, ne peut pas avoir un caractère universel et ne peut donc prétendre fournir des produits scientifiques indiscutables. La diversité des situations et des systèmes économiques à travers le monde génère des systèmes comptables différents même si, de nos jours, la mondialisation des transactions marchandes et financières tend à en unifier les contours.

Plusieurs catégories d’acteurs

Un système comptable constitue la base de toute la production de l’information économique dont disposent les agents économiques pour guider leurs choix ; en premier lieu, les entreprises et au-delà, tous ceux qui entretiennent des relations contractuelles avec elles et qui sont concernés par leurs résultats et leurs situations : les entreprises partenaires ou concurrentes, les apporteurs de capitaux, les salarié·es, les pouvoirs publics, etc... , ainsi que de manière plus générale tous ceux et celles qui veulent s’informer (presse, opinion publique...).

La façon dont sont conçus l’enregistrement des données et leur présentation est donc essentielle et constitue des enjeux généralement inconnus du grand public mais qui mettent en œuvre plusieurs catégories d’acteurs. En premier lieu, les producteurs de l’information comptable qui sont principalement des mandataires (dirigeants d’entreprise) tenus par les obligations légales ou contractuelles de « rendre des comptes » à leurs mandants et aux tiers. Leur intérêt est de légitimer leur activité en apportant des preuves garantissant la régularité de leur gestion afin que la confiance leur soit renouvelée. En second lieu, les principaux utilisateurs concernés sont évidemment les mandataires (apporteurs de capitaux actuels ou à venir), mais aussi les créanciers (dont les salarié·es) qui doivent pouvoir se faire une opinion sur la rentabilité et la solvabilité de la société. Une troisième catégorie est constituée des auditeurs légaux (commissaires aux comptes) qui, grâce à leurs compétences professionnelles en matière comptable et leur probité présumée, viennent certifier et crédibiliser les comptes présentés. Enfin, une quatrième catégorie, quasiment invisible, est celle des normalisateurs qui en amont de tout le processus comptable, en édictent les principes, les conventions et les règles.

Une construction fondée sur des principes et des conventions

Un système comptable apporte une forme de représentation des entités économiques (généralement des sociétés commerciales) et de leurs transactions. Cette représentation dépend de principes, de normes, de conventions, de règles susceptibles de multiples combinaisons qui ne sont pas immuables et qui peuvent être modifiés au gré des exigences des acteurs économiques et des volontés politiques, des nécessités des évolutions économiques ou de l’inventivité des comptables.

La comptabilité actuelle des sociétés qui reflète les transactions marchandes, exprimées en unités monétaires, entre agents économiques, n’est elle-même qu’une forme de système comptable qui privilégie une connaissance de l’enrichissement financier d’une entreprise, à travers la formation d’un excédent (le profit) et son accumulation. Elle considère le facteur travail comme une charge et non comme une source de valeur et elle ne prend pas en compte le coût de ressources naturelles ne faisant pas l’objet de transactions financières, comme par exemple l’utilisation de l’eau des rivières et des océans ou l’air ambiant qui peut être pollué par l’activité.

Les principes et les conventions en vigueur varient donc selon les pays et les époques, en fonction du stade de développement économique, des cultures, des histoires économiques et sociales en apportant des solutions spécifiques à un moment donné. Ainsi, de nos jours, on oppose souvent les pays anglo-saxons aux pays européens continentaux. Les pays anglo-saxons privilégient le principe de la prééminence de la substance sur la forme, c’est-à-dire le fait que les opérations soient enregistrées et présentées de telle sorte qu’elles expriment la réalité économique plutôt que leur forme juridique dans le but d’éclairer les choix des investisseurs. Les pays européens continentaux sont traditionnellement plus portés vers une comptabilité patrimoniale à forte empreinte juridique permettant d’apprécier la solvabilité d’une société, son niveau d’endettement, les risques de défaillance, de cessation de paiement ou de faillite, afin de protéger les créanciers.

Il n’existe donc pas d’objectivité qui donnerait lieu à une scientificité, une « vérité comptable » quel que soit le pays : des choix doivent être faits et la même société présentera, en toute légalité, pour la même année, des comptes différents à New York et à Paris.

On peut concevoir aussi d’autres systèmes répondant à d’autres objectifs que la connaissance de l’enrichissement monétaire (ou de l’appauvrissement). La recherche comptable s’efforce par exemple aujourd’hui, de répondre à une demande croissante de connaissance quantifiée des effets des activités économiques sur l’environnement naturel. L’entité en cause n’est pas nécessairement une entreprise, mais peut-être un écosystème, comme pour la gestion de l’eau ou de la forêt.

La normalisation, matrice du dispositif comptable

Ces principes et ces conventions sont conçues et édictées par des instances de normalisation. Il s’agit en l’occurrence de définir des méthodes et des règles qui vont s’imposer à toutes les entités, de telle sorte que l’équité entre elles soit respectée, que les résultats puissent être comparés et surtout qu’un maximum de rigueur et de sérieux préside à cette production pour donner confiance aux lecteurs des comptes.

Pendant des décennies, les instances de normalisation ont existé dans un cadre uniquement national avant que s’impose, pour les grands groupes multinationaux, une normalisation internationale. Chaque pays confie ce rôle à des acteurs qui peuvent être différents : État, profession comptable, organisme indépendant ou des combinaisons diverses entre eux. Le processus est l’objet d’enjeux sociaux et le fruit de rapports de force entre les principaux acteurs aboutissant finalement à des arbitrages et des compromis.

Ceux qui participent aux travaux de normalisation ont en effet leurs propres présupposés, leurs valeurs implicites, leurs propres intérêts et objectifs stratégiques. C’est la raison pour laquelle la normalisation ne présente pas toujours la plus grande rationalité, mais satisfait généralement les intérêts dominants. Ainsi la normalisation internationale qui est aujourd’hui entre les mains des grands cabinets d’audit d’origine anglo-américaine sert les intérêts de la financiarisation de l’économie mondiale.

Les effets d’un système comptable

Le système comptable est aussi destiné à avoir des effets sur la vie économique : ses utilisateurs sont amenés à faire des choix ou à modifier des choix antérieurs en fonction des informations qu’ils reçoivent.

La comptabilité assume plusieurs fonctions qui se sont superposées au cours du temps et qui ont fait qu’elle présente aujourd’hui plusieurs facettes. Dès l’origine, dans l’Antiquité, elle fut une mémoire des transactions et un moyen de preuve, puis s’y ajouta une fonction de surveillance des intendants et des caissiers, avant de devenir un auxiliaire de l’État, pour le calcul et la collecte des impôts et, enfin, un instrument de reddition, de communication, de médiation avec le développement des grandes sociétés capitalistes. À ce stade, elle est aussi un moyen de justification des actes des dirigeants d’entreprise vis-à-vis, notamment, des apporteurs de capitaux, des créanciers et des salariés.

Le système comptable doit faire face à deux exigences contradictoires : c’est un agent de transparence financière qui doit, en même temps, assurer le secret des affaires ; la comptabilité financière organise cette transparence avec la publication de la situation et des résultats, tandis que la comptabilité de gestion (ou comptabilité analytique), orientée vers le calcul des coûts de revient, reste interne à l’entreprise et ne doit surtout pas être divulguée à l’extérieur.

Cette fonction paradoxale constitue le dilemme et le grain à moudre des concepteurs et des normalisateurs de la comptabilité : faire apparaître que les comptes disent le « vrai » tout en aménageant une certaine opacité en dissimulant ce qui ne doit être connu que des seuls dirigeants. C’est pourquoi la connaissance du profit et le contrôle de son évaluation ont toujours été un enjeu social majeur. La dernière ligne du compte de résultat (bénéfice ou perte) ne peut qu’abuser ceux qui ignorent les nombreux jeux d’écriture effectués en toute légalité (notamment concernant les amortissements et les provisions), pouvant affecter le résultat.

Apporter la confiance

Toute transaction marchande doit s’effectuer dans la confiance entre les acteurs économiques. Le dispositif comptable est une pièce maîtresse de la production de cette confiance. Par exemple, pourquoi un commerçant livrerait-il une marchandise s’il n’est pas sûr que la situation de son client lui permette d’être payé ? Les comptes devant être tenus selon les normes en vigueur, l’apparence de sérieux de la normalisation est un premier gage, mais elle n’est pas suffisante : les comptes d’une société doivent être contrôlés (audités) par un professionnel spécialisé, accrédité, appelé commissaire aux comptes. Celui-ci est censé apporter cette confiance en certifiant que les comptes sont réguliers, sincères et donnent une « image fidèle » du résultat de l’entreprise.

Mais les scandales financiers qui ont redoublé pendant les dernières décennies ont amené les législateurs à renforcer les contrôles, notamment par une surveillance accrue des auditeurs, et à faire appel à l’éthique des dirigeants de sociétés et des auditeurs. Sur le long terme, il subsistera toujours des doutes sur la sincérité des comptes, doutes qui sont inhérents au fonctionnement de l’économie capitaliste : montrer tout en cachant, autrement dit, quel niveau de profit peut et doit être montré publiquement.

Les besoins de la financiarisation mondialisée

L’évolution récente de l’économie vers la financiarisation a entraîné des besoins tournés vers les investisseurs financiers qui imposent de nouvelles normes qu’on n’appelle d’ailleurs plus « normes comptables » mais « normes de reporting financier » ; un changement qui n’est pas seulement symbolique. Ces nouvelles normes, inspirées des conceptions libérales anglo-saxonnes, sont destinées à servir l’extrême rapidité d’une circulation des capitaux tournée exclusivement sur sa propre mobilité. Elles ne visent donc plus à satisfaire une large gamme d’utilisateurs comme c’est le cas de la tradition comptable française. Elles conduisent à remettre en cause certains des principes fondamentaux sur lesquels repose notre comptabilité des sociétés. Par exemple le principe de prudence qui doit assurer aux créanciers une relative sécurité est battu en brèche pour laisser place à l’enregistrement de valeurs anticipées et estimées de façon assez arbitraire, ce qui peut avoir pour conséquence de distribuer des revenus, notamment aux actionnaires, qui ne sont pas encore effectifs.

Étroitement subordonnée aux intérêts d’une finance spéculative, cette nouvelle logique s’oppose à la logique entrepreneuriale qui avait porté le développement du capitalisme industriel au cours des deux siècles précédents. La prégnance du court terme qui mobilise cet esprit spéculatif est dépourvu d’intérêt pour les raisons d’être de l’activité économique ; elle se révèle difficilement compatible avec un développement économique s’appuyant sur la recherche, l’innovation et des investissements sur la longue durée qui nécessitent d’avoir des objectifs avec un horizon lointain. En se soumettant ainsi, la comptabilité sert le capitalisme financier et, par conséquent, contribue à façonner l’économie contemporaine.

Vers de nouvelles formes de reddition orientées sur le développement soutenable

Néanmoins, les pressions de la société civile pour que les entreprises ne répondent pas seulement de la façon dont elles se portent financièrement mais répondent également de la façon dont elles se comportent du point de vue social et environnemental ont conduit des directions d’entreprises et les législateurs dans plusieurs pays à produire et faire produire des informations extra-financières selon des grilles d’indicateurs qui couvrent des champs plus ou moins larges.

Même si la divulgation de ces informations ne se présente pas actuellement sous l’apparence classique de comptes, il s’agit d’une tendance marquée pour une reddition orientée vers une responsabilité sur les défis globaux de la planète (changements climatiques, atteintes à la biodiversité, aux droits de l’homme et aux droits sociaux, etc.). La législation française est, depuis le début des années 2000, pionnière dans ce domaine et inspire des directives [1] au niveau de l’Union européenne qui évoluent pour étendre les obligations à un plus grand nombre de sociétés, tout en précisant les informations requises. Mais le manque ou l’insuffisance d’informations ne font pas l’objet de sanctions, ce qui limite la portée de ces dispositions. De plus, les comparaisons, notamment, internationales, sont rendues difficiles par l’absence d’indicateurs communs et contraignants.

Il est possible que l’évolution pousse à une quantification monétaire des impacts des activités des entreprises et que les sociétés commerciales soient conduites à enregistrer des externalités négatives comme des charges et au contraire des externalités positives comme des produits. C’est déjà dans cette direction que travaillent des chercheurs en comptabilité, encouragés par certaines entreprises et des institutions internationales. Cependant il y a encore beaucoup de résistances de la part d’un grand nombre d’États et de firmes multinationales. Les investisseurs financiers soutenus par leurs analystes et les auditeurs légaux y sont le plus favorable afin d’évaluer les risques pour les entreprises. Bien sûr, les organisations de la société civile et les syndicats militent également dans ce sens, mais avec la préoccupation des risques pour la planète et l’humanité.

Ce sont les convergences entre ces différentes catégories d’acteurs qui pourront peut-être faire évoluer le système d’informations vers une plus grande prise en compte des objectifs de développement soutenable. Il reste néanmoins la question de savoir si l’on peut et si l’on doit donner une traduction financière à des éléments qui ne font pas l’objet de transactions marchandes, autrement dit, si des ressources naturelles et humaines peuvent être exprimées en valeurs monétaires.

Même si la comptabilité épouse les préoccupations de son temps, elle n’est pas nécessairement destinée à être complice, victime ou otage d’un système socio-économique.

POUR ALLER PLUS LOIN

  • M. Capron, La comptabilité en perspective, La Découverte, 1993
  • M. Capron (dir.), Les normes comptables internationales, instruments du
    capitalisme financier, La Découverte, 2005

Notes

[1Les directives sont adoptées par le Conseil de l’Union européenne, puis doivent être transposées (c’est-à-dire adaptées) dans les législations de chacun des pays membres de l’Union.

Commentaires

Michel Capron est professeur honoraire des Universités en sciences de gestion. Il
participe à plusieurs associations de solidarité internationale et a contribué à la fondation de ritimo.