Le 17 mars, Vladimir Poutine a officiellement obtenu un score de 87 % des votes lors de l’élection présidentielle russe, entérinant sa reconduction à la tête de la Russie pour sa 31ème année au pouvoir. Ce fut un « simulacre d’élections », selon l’organisation de défense du droit de vote Golos. Ce « record » de voix permet au président russe de se prétendre totalement légitime, plus de deux ans après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine.
Ce chiffre de 87 % , de nombreux médias, russes comme occidentaux, l’ont relayé sans difficulté. Peu d’entre eux avaient les moyens et la volonté de raconter les coulisses de la manipulation électorale, de l’ampleur de la fraude – plusieurs bourrages d’urnes ont été filmés par des citoyens russes – et d’un niveau de répression toujours plus élevé contre ce qui reste de l’opposition.
Une semaine avant le vote, le média d’opposition Novaya Gazeta, dans son édition européenne, anticipait une large victoire de Poutine amplifiée par la manipulation du vote électronique, écrivant que « le Kremlin compte sur le vote en ligne pour combler le fossé entre la réalité et l’illusion ». Les employés du secteur public étaient poussés, voire obligés, à s’inscrire pour participer aux élections en ligne. Ces travailleurs « craignent que leurs votes en ligne ne soient surveillés », racontait Novaya Europe quelques jours avant le scrutin. L’alerte sur une possible manipulation des votes avait déjà été lancée en novembre 2023 par le média en ligne Meduza, lui aussi russe, lorsque les services gouvernementaux avaient procédé aux premiers tests du système de vote à distance.
Intense campagne de cyberattaques
Preuve que ces médias inquiètent le pouvoir russe, ils font face à de nombreuses menaces. Un mois avant l’élection, au moment de la mort en détention de l’opposant politique Alexeï Navalny, Meduza raconte avoir vécu « la campagne de cyberattaques la plus intense de son histoire ». Le site et ses serveurs miroirs (copies du site pour ne pas risquer de le perdre) ont été attaqués par la Russie, tout comme les canaux Telegram de Meduza, ses plateformes de financement participatif et les comptes personnels de ses journalistes. « Meduza, pour le meilleur ou pour le pire, a une énorme expérience du travail dans des conditions difficiles, écrivent ses journalistes. Bien que nous n’ayons pas de preuves directes, nous pensons que cette campagne est une tentative de destruction totale de Meduza (une parmi d’autres, mais extrêmement agressive). »
Le média dissident avance l’hypothèse que ces attaques s’inscrivent dans une tendance du pouvoir politique à bloquer les moyens de communication, à couper localement Internet ou à interférer avec les applications de messagerie. Des tentatives qui « ressemblent à des préparatifs des autorités pour imposer des blocages Internet généralisés », craint Meduza. Dans un autre article, le média explique comment il se prépare à une telle coupure, pour continuer d’informer les « millions de lecteurs de Meduza [qui] vivent en Russie et comptent sur [ses] reportages pour obtenir des informations exactes sur le monde ».
Les rédactions de Novaya Gazeta comme de Meduza ont dû se résoudre à l’exil pour continuer d’informer. Les journalistes de ce dernier travaillent aujourd’hui depuis Riga, la capitale lettone. Novaya Gazeta Europe a été lancée de son côté par les anciens du site d’investigation russe du (quasi) même nom, Novaïa Gazeta, forcés à l’exil peu après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022. Quelques mois plus tard, le pouvoir russe les étiquette comme « organisation indésirable ». Le média, basé également en Lettonie, possède des antennes en Allemagne et en France.
Cette expérience commune de ces médias russes montre une chose : Internet est aussi dangereux qu’essentiel pour les journalistes. Dangereux, car ils sont exposés aux cyberattaques, aux menaces et au harcèlement. Essentiel, parce que, lorsque les kiosques et les postes de radio et télévisions ne proposent que du contenu contrôlé, il ne reste guère que l’ordinateur ou le smartphone pour recueillir les témoignages et documents envoyés de l’intérieur de la Russie et informer librement.
Des coupures d’Internet dans 35 pays
Les élections – manipulées ou libres – sont le moment où la cybermenace sur l’information libre s’intensifie et devient plus visible. Au Brésil, la campagne de 2022 suivant le mandat de Jair Bolsonaro (qui se représentait) a vu « un journaliste harcelé en ligne toutes les trois secondes » par des comptes en faveur du président sortant, rapporte Reporters sans frontières. La majorité des professionnels harcelés étaient des femmes.
Au Pakistan, durant les élections du 8 février dernier, l’accès à Internet et aux données mobile a été interrompu, rapporte la Pakistan Press Foundation. L’organisation de surveillance des droits numériques Access Now a compté le nombre de coupures d’accès à Internet dans le monde ces dernières années. Ce moyen de « réduire les gens au silence » est de plus en plus utilisé : en 2016, des fermetures d’accès ont eu lieu dans 25 pays, contre dix de plus en 2022. En coupant les accès aux réseaux d’information numériques, les régimes autoritaires cherchent à maintenir « les gens dans l’ignorance comme un moyen désespéré de contrôle », écrit l’ONG.
Si autant de pouvoirs autoritaires s’intéressent à Internet, c’est bien que le cyberespace est devenu un endroit incontournable de l’expression publique. Il permet à celles et ceux qui n’ont plus de voix dans leur pays d’en retrouver une, aux mouvements de résistance de s’organiser, aux informations de circuler et aux journalistes en exil de continuer de raconter ce qu’il se passe. Il nous faut les lire, les soutenir et nous battre pour la liberté de la presse chez nous – elle n’est pas utile qu’à nous.
Dans les premières éditions de cette newsletter, nous avons vu combien il est difficile de parler d’international sans parler de ce qui nous relie (presque) tous : Internet. C’est pour cela que nous avons ajouté une nouvelle rubrique – que vous avez peut-être remarquée dans la dernière édition du 9 mars –, pour parler des enjeux du numérique. Bonne lecture, et n’oubliez pas de soutenir celles et ceux qui vous informent sans frontières.