En Nouvelle-Calédonie : les référendums passent, les inégalités coloniales restent

, par Basta ! , GODIN Benoît

Le troisième référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie a abouti à une nouvelle victoire du non, dans un scrutin boycotté par les indépendantistes. Dans la vie de tous les jours, les discriminations à l’encontre des Kanak persistent.

Où que vous conduisiez en Nouvelle-Calédonie, sur une piste du nord ou sur la large route qui mène à la capitale Nouméa, si vous voyez quelqu’un marcher sur les bas-côtés, il s’agira presque à coup sûr d’un Kanak. « Nous sommes dans un pays où les Kanak continuent d’être sur le bord de la route », résume le sociologue Jone Passa, auteur de plusieurs études sur la société kanak. Près de 170 ans après la prise de possession du territoire par la France et plus de 40 ans après l’émergence de la revendication indépendantiste, les Kanak [1]restent largement aux marges de la société néo-calédonienne.

Le centre culturel Tjibaou
Financé par la France (1998), situé au nord-est de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, dans le Pacifique Sud, il présente la culture autochtone kanak comme un folklore régional plutôt que comme une tradition nationale. Photo David Stanley (CC BY 2.0)

Les accords de Matignon-Oudinot, signés en 1988 pour mettre un terme aux « Événements » (terme qui désigne une décennie de quasi-guerre civile entre pro et anti-indépendance), puis l’Accord de Nouméa, signé dix ans plus tard, devaient redonner au peuple premier de l’archipel une place centrale, autant économique que culturelle. Ces accords ont abouti au troisième référendum sur l’indépendance organisé ce 12 décembre. Les partisans du non à l’indépendance, les « pro-France » l’ont emporté avec 96,5 % des voix. Mais ceci peut ressembler à une mascarade : le scrutin s’est tenu sans les indépendantistes, et plus d’un électeur sur deux s’est abstenu [2].

Début septembre 2021, le Covid-19 a fait irruption en Nouvelle-Calédonie. Jusque-là, le territoire avait été préservé. La pandémie a touché de plein fouet les communautés océaniennes, kanak en premier lieu. Mi-octobre, l’ensemble des organisations indépendantistes, FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) en tête, annoncent, au vu des conditions sociales et sanitaires, qu’elles ne participeront pas à la consultation et demandent son report. Elles ont reçu une fin de non-recevoir du gouvernement français qui a annoncé un mois avant la date prévue le maintien du scrutin. Les Kanak avaient voté massivement pour le « oui » à l’indépendance lors des deux derniers référendums, en 2018 et 2020. Cette fois, ils se sont retrouvés de facto exclus du vote.

Cela fait plus de trente ans qu’ils vivent ici et ils ne comprennent toujours pas la culture kanak

« En nous refusant le report de la consultation et le temps de deuil que nous réclamions, l’État montre une fois encore son mépris pour l’identité kanak, s’indigne Laurie Humuni, secrétaire générale du Rassemblement démocratique océanien, une des quatre composantes du FLNKS. Le Sénat coutumier [l’instance qui gère le droit autochtone dans l’archipel, ndlr] a décrété un an de deuil kanak, ce n’est pas anodin. Le deuil est l’un des moments les plus importants de notre culture. La France nous a aidé à créer, dans le cadre des accords, une agence culturelle kanak, une académie des langues kanak… mais on voit bien que cela reste de pure forme pour la France, comme des bonbons qu’on nous distribue pour calmer revendications et tensions. »

Laurie Humuni dénonce également le comportement des loyalistes, qui ont salué avec enthousiasme le maintien de la date de la consultation : « Pour certains, cela fait plus de trente ans qu’ils vivent ici et ils ne comprennent toujours pas la culture kanak. Cela ne s’apprend pas à Nouméa : il faut aller dans les tribus, partager avec les gens, vivre leur quotidien. » Un constat que fait également Jone Passa : « Bien des gens qui arrivent ici ne cherchent pas à comprendre qu’ils sont à 17 000 km de la France. Tout tourne autour de leurs représentations. Quand les Kanak évoquent leurs deuils, ils ne perçoivent que ce qu’ils connaissent de ces notions, ils n’entendent pas. Le référendum ne doit leur servir qu’à s’assurer une garantie qu’ils pourront rester ici en bénéficiant des mêmes avantages. »

Les Kanak représentent aujourd’hui quelque 40 % des habitants de cet archipel multiculturel, qui abrite également des communautés originaires du Pacifique ou d’Asie. Les Européens forment un quart de la population, et dominent la société néo-calédonienne. Sont souvent pointés du doigt les « Caldoches », terme populaire désignant les descendants des premiers colons européens, durablement installés sur le territoire. Et en particulier les quelques grandes familles – Lafleur, Ballande, Pentecost… – qui règnent encore sur l’économie locale.

Un tiers des Kanak sous le seuil de pauvreté

Mais ce sont sans doute davantage les « métros », ces français arrivés de métropole, qui assurent aujourd’hui la continuité du colonialisme français. Pas loin de 40 000 personnes, la plupart arrivant de France, sont venues s’installer entre 2009 et 2019 dans une Nouvelle-Calédonie qui compte aujourd’hui environ 270 000 habitants. « Ils arrivent de France où beaucoup subissent le chômage, le climat, et ils goûtent ici à des privilèges qui ne sont pas ceux de leur classe d’origine, analyse Joné Passa. Ils sont surclassés quand les Kanak, les Océaniens et même bien des Caldoches sont déclassés. »

Les multiples casquettes de Jone Passa en font un observateur de premier plan des injustices qui sévissent dans le territoire. Comme président de l’Association des entrepreneurs kanak, il souligne les difficultés infinies pour les Kanaks d’obtenir des prêts bancaires, « même lorsqu’ils sont à la tête d’une boîte qui marche bien ». Pour lui, c’est la marque d’un « colonialisme bureaucratique qui invente sans cesse des règles pour chercher des moyens de discriminer dans la légalité ».

Comme directeur de l’Association pour la protection de l’enfance et de la jeunesse en difficulté, il constate aussi que « la quasi-totalité des enfants suivis par les services sociaux sont kanak ». Les indicateurs sociaux confirment cette relégation des Kanak dans leur propre pays. En 2019, un tiers des quelque 112 000 Kanak de Nouvelle-Calédonie vivaient sous le seuil de pauvreté. Ce chiffre tombe à 9 % pour les autres communautés de l’archipel.

« Il faut montrer que le monde autochtone est porteur de sens »

Autre exemple, l’enseignement. Les progrès réalisé en termes d’accès aux diplômes pour les Kanak au lendemain de l’Accord de Matignon se sont sérieusement ralentis à partir de 2009, pointaient il y a quelques années deux chercheurs en économie [3]. En 2019, seulement 8 % des Kanak étaient diplômés du supérieur contre 58 % des Calédoniens d’origine européenne. 80 % des quelque 600 « décrocheurs » annuels, ces jeunes qui quittent le système scolaire sans aucune qualification, sont kanak.

«  Le système scolaire est absolument incompréhensible pour le monde kanak, juge Jean-France Toutikian, secrétaire de l’Union de groupement des parents d’élèves (UGPE). Un tiers des enfants éprouvent à la sortie du primaire des difficulté de compréhension de la lecture. Mais si le français est la langue véhiculaire et la langue d’enseignement, elle n’est pas la langue maternelle de bien des enfants de ce pays. Nous disons régulièrement aux enseignants qu’eux aussi se retrouveraient en situation d’illettrisme si on les plongeait dans le quotidien d’une famille kanak. Cette inversion du regard n’est pas faite. » Jean-France Toutikian reconnaît des avancées, mais trop timides : « La culture kanak est maintenant au programme pour tous les élèves du primaire et du secondaire, à raison d’une demi-heure par semaine et quatre langues kanak (sur les vingt-huit existantes, ndlr) ont intégré les programmes scolaires. Nous demandons l’intégration d’au moins deux autres langues kanak, qu’elles deviennent davantage des langues d’enseignement. »

Pour Eddy Wayuone Wadrawane, chercheur kanak en sciences de l’éducation, la principale cause du mal vient d’un système éducatif déconnecté des réalités du Pacifique, «  le regard tourné vers l’extérieur, vers le modèle occidental  » : « Il faut montrer que le monde autochtone est porteur de sens et de savoirs extraordinaires. Cela offrirait aux enfants kanak des pratiques dans lesquels ils peuvent se retrouver, et leur permettrait de se réconcilier avec leur milieu, souvent dénigré, présenté comme "primitif". »

« Je suis ingénieur diplômé en France, quand je reviens ci, je suis moins que rien »

Les Kanak qui réussissent malgré tout des études ont aussi du mal à obtenir un travail conforme à leurs compétences. « Je suis ingénieur diplômé en France, j’ai travaillé vingt ans à Paris et quand j’arrive ici, je suis moins que rien », témoigne Rock Haocas, de l’Union syndicale des travailleurs Kanak et des exploités (USTKE). Il insiste sur le fait que « l’immense majorité des entreprises de Nouvelle-Calédonie sont gérées par des européens ». Pour lui, «  les difficultés d’intégration des Kanak dans le tissu économique, notamment à des postes à responsabilité, est un des grands révélateurs du colonialisme actuel ».

À quelques pas de l’université de Nouvelle-Calédonie, sur la presqu’île de Nouville, se dresse le Camp Est, la vétuste et surpeuplée prison de Nouméa. Là, plus de 95 % des détenus sont des autochtones, selon le ministère de la Justice, lorsque ceux-ci ne représentent que 41 % de la population totale. « C’est le schéma classique pour tout peuple colonisés, que l’on retrouve chez les Aborigènes, les Maoris, les Amérindiens…, relève Jone Passa. Minoritaires dans leur pays, majoritaires dans leur prisons. Les injustices, la discrimination à tous les niveaux, ne peuvent aboutir qu’à ça. »

En 1998, l’Accord de Nouméa reconnaissait, dans une formule plutôt édulcorée, les «  ombres de la période coloniale  ». En 2021, seule la levée de la tutelle française permettrait d’entamer un vrai travail de libération, défend Jone Passa : « L’indépendance politique ne signifie pas que les mentalités vont changer d’un coup, le travail de décolonisation des esprits se poursuivra nécessairement après.  » «  La fin de la colonisation, c’est l’indépendance, défend aussi Rock Haocas. Mais pas une indépendance à l’australienne ou à la néo-zélandaise qui maintient le peuple autochtone relégué. La clé pour décoloniser, c’est notre propre culture, la civilisation kanak.  »

Il fait un geste autour de lui : « Regardez Nouméa, on est dans le Pacifique, mais c’est comme si on était sur une petite Côte d’Azur ! Il n’y quasiment pas d’espaces kanak, ne serait-ce qu’un restaurant. » Jone Passa ne dit pas autre chose : «  Ce pays doit se réancrer dans le monde kanak et océanien, mais cela demande que nous puissions produire et affirmer nos propres modèles. Pour construire un avenir qui nous ressemble. »

Lire l’article sur basta !

Notes

[1Kanak, invariable en nombre comme en genre, est un usage en place depuis l’Accord de Nouméa, même si certains continuent à ne pas le respecter. C’est aussi un choix politique, celui de respecter la graphie décidée par les Kanak eux-mêmes et utilisée par les indépendantistes.

[2La participation s’élève à 43 % alors que lors du précédent référendum, en 2020, elle atteignait 85 %.

[3« Vingt-cinq ans de politiques de réduction des inégalités : quels impacts sur l’accès aux diplômes ? », Samuel Gorohouna et Catherine Ris, Mouvements n° 91, 03/2017.

Commentaires

Sauf mention contraire, les chiffres utilisés dans cet article proviennent de l’ISEE (Institut de la statistique et des études économiques de Nouvelle-Calédonie).
Article publié le 14 décembre 2021 sur le site basta.media