En Europe centrale et orientale, la pandémie a restreint davantage encore les droits reproductifs

, par Equal Times , BIENVENU Hélène, LEDUC Marine

Au mois de mars dernier, Klaudia Kuzdub a reçu dans sa boîte aux lettres un colis discret et anonyme contenant cinq pilules emballées dans du papier ordinaire. Cette informaticienne de 26 ans, originaire de Cracovie, en Pologne, a avalé le premier comprimé, un médicament appelé Mifepristone et, 24 heures plus tard, conformément aux instructions envoyées par courriel, les quatre comprimés de Misoprostol. Aux côtés de sa meilleure amie venue la soutenir, Klaudia vient de procéder à un avortement médicamenteux, une méthode approuvée par l’Organisation mondiale de la santé jusqu’à la douzième semaine de grossesse.

Les comprimés lui ont été envoyés par Women Help Women, une organisation internationale sans but lucratif qui aide les femmes à accéder à l’avortement. Klaudia témoigne : « Le plus dur a été de devoir attendre le colis. L’organisation avait spécifié qu’elle ne pouvait rien garantir dans le contexte de la pandémie. J’ai eu de la chance. Le colis est arrivé après une semaine à peine. »

Manifestation contre les restrictions à l’avortement. Cracovie, octobre 2020.
Crédits : Jakub Hałun (CC BY-SA 4.0)

Depuis le 27 janvier 2021, les avortements ne sont légaux en Pologne qu’en cas de viol, d’inceste ou de risque pour la santé ou la vie de la mère. En Pologne, certaines lois en matière d’avortement figuraient déjà parmi les plus restrictives d’Europe, mais une décision rendue en octobre 2020 a déclaré inconstitutionnelle une loi datant de 1993 autorisant uniquement l’avortement en cas de malformation grave du fœtus. Dans la mesure où, en 2019, 98 % des 1.200 avortements légaux ont été pratiqués sur cette base juridique, la décision interdisait en réalité la plupart des interruptions volontaires de grossesse.

La préservation des « valeurs traditionnelles de la famille » constitue l’épine dorsale du programme ultra-conservateur du parti de droite Droit et Justice (PiS) depuis son accession au pouvoir en 2015. En 2016, un mouvement de grève nationale des femmes, connu sous le nom de « Lundi noir », a empêché le PiS, aiguillonné par des forces ultra-conservatrices soutenues par l’Église catholique, d’introduire une interdiction quasi-totale de l’avortement à cette époque. Mais dans le cadre de cette longue guerre pour obtenir la justice reproductive pour les femmes polonaises, la loi de janvier 2021 signifie que le gouvernement a remporté la dernière bataille.

Cette interdiction quasi-totale de l’avortement en Pologne intervient en plein cœur de la deuxième vague de la pandémie de Covid-19. Toutefois, le mouvement pro-choix polonais avait réussi à lancer la coalition Abortion Without Borders, tout juste trois mois avant le début de la crise sanitaire. Cette initiative-cadre, qui réunit l’organisation Women Help Women et cinq autres ONG, s’est fait connaître du grand public lors des manifestations massives organisées en automne dernier en réaction à cette décision.

Conséquence de cette nouvelle interdiction de l’avortement, son service d’assistance téléphonique pour l’avortement, largement relayé par les médias, a reçu 6.500 appels entre octobre 2020 et avril 2021.

Déjà avant janvier, on estimait que la plupart des 100.000 avortements clandestins pratiqués par des femmes polonaises étaient des avortements médicamenteux à domicile. Par ailleurs, les restrictions imposées à la mobilité par la pandémie n’ont fait qu’augmenter la demande. Au cours des six derniers mois, Women Help Women a reçu 47.000 demandes et distribué 10.000 pilules abortives. « La législation polonaise ne criminalise pas une personne qui pratique elle-même son avortement, c’est donc tout à fait sûr », explique Kinga Jelinska, fondatrice de Women Help Women en 2014.

Il arrive cependant que des médecins harcèlent leurs patientes. Lorsque Klaudia s’est rendue à l’hôpital local après avoir constaté des saignements à la suite de son avortement, le médecin gynécologue a menacé de la dénoncer aux autorités. Y compris après avoir pratiqué une échographie, le médecin a refusé de confirmer son interruption de grossesse. « J’ai eu peur », se rappelle Klaudia. Quelques semaines plus tard, elle a reçu un appel de la police pour l’informer de l’ouverture d’une enquête à son sujet, mais elle n’a plus eu de nouvelles depuis.

Un voyage de six jours pour rejoindre une clinique

Pour les Polonaises qui se rendent dans des pays voisins tels que la République tchèque, la Slovaquie ou l’Allemagne pour tenter d’obtenir un avortement chirurgical, les restrictions de voyage ont rendu leurs déplacements bien plus compliqués. « En réalité, la Covid-19 n’est qu’un obstacle supplémentaire, qui démontre ce que sont prêtes à faire les femmes qui refusent d’être enceintes », explique Mara Clarke, fondatrice de l’organisation caritative Abortion Support Network. Basée au Royaume-Uni, cette organisation – également partie prenante de la coalition Abortion Without Borders – permet aux femmes polonaises d’avorter dans les cliniques britanniques et fournit une assistance financière pour les avortements médicamenteux dans les pays européens où les avortements sont fortement limités.

« À l’annonce de la fermeture des aéroports l’an dernier, le service d’assistance téléphonique polonais a reçu 115 appels en deux jours », précise Mara Clarke. L’assouplissement progressif du confinement signifie davantage de possibilités de voyager pour avorter, mais avec plus de restrictions. Ce qui représentait auparavant un voyage d’une journée peut désormais se transformer en un périple de six jours. Cela coûte aussi plus cher aujourd’hui : le prix d’un avortement a augmenté dans certaines cliniques, tandis que les voyageuses doivent également tenir compte des dépistages de la Covid-19 et des frais liés aux éventuelles quarantaines.

Les femmes rencontrent aussi d’autres obstacles tels que la diminution du nombre de rendez-vous disponibles dans les cliniques, l’inaccessibilité au logement en raison des interdictions de voyager, les files d’attente aux postes frontières.

À cela vient s’ajouter la difficulté d’organiser la garde des enfants. « 80 % des patientes polonaises que nous accueillons dans notre clinique ont déjà une famille », explique Anna Jaskolska, assistante polonaise à la clinique Gymned de Vienne, en Autriche, spécialisée dans les interruptions volontaires de grossesse et la planification familiale. « Il faut également expliquer à votre famille pourquoi vous voyagez en période de pandémie », souligne Mara Clarke, rappelant que l’avortement reste souvent un sujet tabou.

Pour celles qui ont la possibilité de bénéficier d’un avortement chirurgical, les dispositions en matière d’aide sociale ont été fortement réduites. « Ce serait une bonne chose de pouvoir disposer d’un lieu sûr et calme pour accueillir les femmes qui arrivent en République tchèque pour avorter, surtout si elles sont victimes de maltraitances, mais actuellement les ressortissants polonais ne peuvent séjourner que 12 heures dans notre pays sans devoir se placer en quarantaine », explique Jolanta Nowaczyk, une bénévole de Ciosia Czecia, un collectif militant créé spécifiquement pour aider les citoyennes polonaises à accéder à l’avortement en République tchèque. En raison d’une autre restriction due à la Covid-19, seules les patientes sont autorisées à pénétrer dans les salles d’opération tchèques : « En dehors des cliniques privées, il est fort peu probable que le personnel parle polonais », indique Jolanta Nowaczyk.

Conseil obligatoire en Hongrie et avortements non urgents en Roumanie

En Hongrie, pays où les avortements chirurgicaux (mais pas médicamenteux) sont autorisés par la loi jusqu’à la douzième semaine de grossesse, ceux-ci n’ont pas été limités par la pandémie. Cependant, les patientes qui souhaitent avorter ont l’obligation légale de participer à deux séances de conseil avec une infirmière du département, parfois synonymes de sermon moral ou de chantage émotionnel. « Les patientes hongroises nous font part de l’expérience horrible qu’elles vivent lors de ces entretiens », explique le Dr Christian Fiala, fondateur de Gynmed, précisant que ces dernières s’adressent souvent à cette clinique pour pratiquer les avortements médicamenteux interdits dans leur pays.

« Les femmes hongroises sont également nombreuses à venir nous voir parce qu’elles croient être enceintes depuis plus de douze semaines, alors qu’elles n’en sont parfois qu’à la huitième », poursuit le Dr Fiala (en Autriche, l’avortement reste légal jusqu’à la quatorzième semaine). En d’autres termes, cela signifie qu’on leur a menti dans leur pays, pour tenter d’empêcher purement et simplement l’avortement.

L’avortement chirurgical se fait d’autant plus rare qu’on se déplace vers l’est de l’Europe. En Roumanie, au début de la pandémie, les avortements n’étaient pas considérés comme un service de santé essentiel et n’étaient donc pas accessibles aux femmes ayant une grossesse non désirée. Bien que la législation roumaine autorise l’avortement jusqu’à la quatorzième semaine de grossesse depuis 1990, seuls 11 % des hôpitaux publics (parmi ceux qui pratiquent actuellement des avortements) ont proposé des avortements chirurgicaux entre mars et début mai 2020.

Dans la capitale roumaine Bucarest, ville de deux millions d’habitants, pas un seul hôpital n’était disposé à pratiquer un avortement durant cette période, à une exception près, une clinique privée facturant l’intervention 830 dollars américains, soit l’équivalent d’un salaire mensuel moyen. Les hôpitaux publics ne demandent généralement pas plus de 120 dollars pour une interruption de grossesse.

L’ONG roumaine de défense des droits des femmes Centrul Filia a créé une carte indiquant les hôpitaux qui pratiquaient des avortements pendant le confinement. Dans la majorité des régions les plus pauvres du pays, aucune aide n’était disponible.

« Les femmes ont essayé plusieurs solutions pour avorter dans leur pays, mais cela peut se terminer par une septicémie mortelle », explique Radu Vladareanu, président de la Société roumaine d’obstétrique et de gynécologie.

Ana-Maria (pseudonyme), 19 ans, envisageait de pratiquer elle-même son avortement avec des moyens de fortune, mais elle a finalement trouvé un médecin à Bucarest qui pratiquait ce type d’intervention dans son appartement. « Tout semblait correct, mais je n’étais pas rassurée », a-t-elle confié à l’ONG Sexul vs Barza, spécialisée dans l’éducation sexuelle, qui a partagé son témoignage avec son consentement. D’autres personnes n’ont malheureusement pas eu cette chance. Centrul Filia a obtenu des informations de sources officielles, indiquant que plusieurs personnes ont pratiqué des avortements non sécurisés à domicile l’an dernier.

Même si le gouvernement a inscrit les avortements sur sa liste des services de santé essentiels depuis mai 2020, l’accès reste aujourd’hui limité. Les conséquences peuvent être fatales : une femme a perdu la vie en septembre 2020 après un avortement chirurgical dans une clinique privée, aucun hôpital public ne pratiquant cette intervention dans sa région. De telles situations nous rappellent l’époque de Ceaușescu, lorsque le dictateur a promulgué en 1966 un décret interdisant l’avortement. Jusqu’à la révolution de 1989, au moins 10.000 femmes seraient décédées des suites d’un avortement clandestin.

Un accès inégalitaire

Les avortements médicamenteux, particulièrement recherchés dans les zones rurales où les services de soins de santé sont limités, n’en sont pas pour autant plus accessibles. Cette situation pourrait expliquer la hausse soudaine du taux de natalité en Roumanie fin 2020, alors qu’il était en chute libre depuis plusieurs années. Selon les données de l’Institut national de statistique, la Roumanie a enregistré 15.857 naissances en décembre (neuf mois après le début des restrictions), soit 433 de plus qu’en décembre 2019 et 1.038 de plus qu’en décembre 2018. En revanche, le nombre d’avortements a chuté de 35 % en 2020 par rapport à 2019.

« Je constate une corrélation évidente entre le manque d’accès à l’avortement et l’augmentation du nombre de naissances neuf mois après le confinement », explique Adina Paun, une sage-femme rurale, qui souligne également que « l’Église orthodoxe, institution très puissante dans certaines régions, est opposée non seulement à l’avortement, mais aussi à l’éducation sexuelle et à la contraception ».

Effectivement, au cours de ces dernières années, la Roumanie a vu les préceptes religieux exercer leur influence sur les droits reproductifs. Il ressort d’une enquête menée en 2019 par Centrul Filia que près d’un tiers des services gynécologiques des hôpitaux publics ont pris la décision de ne plus pratiquer des avortements chirurgicaux, la majorité d’entre eux invoquant des raisons morales. Les cliniques dites de la « grossesse non désirée » ont également commencé à fleurir, prétendant aider les femmes qui souhaitent avorter, alors qu’elles tentent en réalité de les encourager à accoucher.

À maintes reprises, la pandémie de Covid-19 a frappé plus durement les communautés marginLes personnes qui ne disposent pas de ressources financières suffisantes ont moins de possibilités d’accéder aux informations dont elles ont besoin et sont moins en mesure de couvrir l’ensemble des dépenses liées à l’avortement et les coûts supplémentaires engendrés par la pandémie. Conséquence, certaines femmes n’ont pas pu échapper à leur grossesse non désirée. La situation a été plus grave encore en Roumanie et en Pologne, où la question de l’accès à l’avortement a été largement débattue dans les médias, notamment au cours de ces derniers mois.

Le gouvernement roumain travaille actuellement à la préparation de sa prochaine stratégie nationale pour la santé reproductive (2021-2024) et a invité à sa table des organisations pro-choix comme Centrul Filia. En Pologne, alors que le gouvernement vient de restreindre l’accès à l’avortement, le tabou social entourant cette question tend progressivement à s’amenuiser, comme en témoignent les nombreuses manifestations favorables à l’avortement qui ont lieu depuis 2016. En revanche, en Hongrie, les positions conservatrices, soutenues par le gouvernement, contribuent à stigmatiser davantage encore l’avortement dans le discours politique.

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